Jean-Marie Théodat dans les lagunes des fatras séchées

« Fatras de Port-au-Prince », c’est le dernier ouvrage de Jean-Marie Théodat. Le géographe vient avec un sujet qui, depuis des décennies, donne du fil à retordre aux autorités municipales et exaspère la population qui y est quotidiennement confrontée.

Son essai au titre iconoclaste évoque, avec un souffle poétique certains, évoque les maux de cette ville, sans tomber dans les trivialités habituelles. Ce pays méconnu qui nous est dévoilé est loin des images habituelles négatives, stéréotypées et dégradantes projetées par les médias internationaux. Par endroits, l’ouvrage vulgarise la nécessité d’une politique de l’aménagement du territoire. Ce qui est, somme toute, logique pour un géographe qui s’intéresse à des problèmes de ce genre.

En 335 pages, Jean Marie Théodat présente de manière très didactique ce qu’est devenue la capitale de la République d’Haïti, Port-au-Prince, nous entraînant dans les méandres de la vie dans cette ville. Avec ce livre, le professeur a atteint le sommet de son art. Malgré le côté scientifique du sujet, on y découvre de belles métaphores poétiques dans sa manière de reporter les choses vues et de décrire les souffrances d’une capitale courbée sous le poids du fatras. « Je peins le monde tel qu'il m'apparaît, écrit Jean-Marie Théodat. Or de tous les côtés, je ne vois que fatras. Fatras joudlan, fatras la ville, fatras l'amour, parole Legba, fatras salons, fatras jardins, fatras ceci, fatras cela. Alors je peins les fatras qui s'offrent à mon quotidien comme un lot de consolation. Fatras de nuit de préférence, mais fatras de toutes les couleurs ».

Un ouvrage facile à lire. Chaque segment est un reportage à part, qui apporte des révélations sur un pays dont les habitants ignorent les richesses humaines et terrestres. Quarante-trois rubriques touchant la géographie et les données sociales. Les rubriques 24 et 43 sont particulièrement délicieuses, car elles résument bien l’objet de ce livre : la mise en exergue du phénomène du fatras évoqué dans le titre certes, mais surtout de beaux endroits.

Ce qui remarquable chez Théodat, c’est qu’il est toujours dans la nuance. Même lorsqu’il traite d’un thème assez spécial – ici le fatras port-au-princien -, il reste objectif, convaincu que la vérité est toujours dans les nuances.

En décrivant tout ce qui entrave Port-au-Prince, le géographe sait comment et quelle pédagogie utiliser pour capter ses lecteurs. La rubrique 3 par exemple prend l’allure d’une rhétorique bien connue consistant à maintenir le lecteur dans une sorte de suspense pour qu’il continue sa lecture. Pour cela, les informations doivent être de qualité et c’est le cas. C’est de cette manière qu’il raconte ce que fut autrefois le grand Port-au-Prince après le grand découpage des années 1980 ayant accouché des villes comme Carrefour, Pétion-Ville, Martissant, Delmas, etc.

 

Malgré le fatras

« Fatras la nuit »  est de l’une des quarante-trois rubriques composant le livre. Elles rassemblent des éléments épars pour nous révéler aussi la beauté naturelle du pays. L’auteur tord le cou au discours ambiant selon lequel tout serait en train de foutre le camp. S’il y a un peu de vrai dans cette perception, il l’est, nuance oblige, en partie seulement. Ces maux d’Haïti exprimés avec nuance constituent le fil conducteur de ce livre qui, d’une rubrique à l’autre, pointe du doigt ce qui nous tracasse et qui aujourd’hui saute aux yeux de chacun :  Port-au-Prince est obèse de sa démographie galopante incontrôlable et incontrôlée. 

Comment ne pas aimer la rubrique 26 dont le titre intitulé « Fatras la nuit » nous met déjà en appétit ? Là encore, le titre accrocheur sert d’appât pour attirer le lecteur et l’accrocher comme dans un roman à suspense qu’on a envie de lire jusqu’au bout afin de découvrir le cens caché.

La manière dont l’auteur décrit Port-au-Prince est éloquente de précision topographique, géographique et historique. C’est comme si on y était tellement les descriptions de cette ville martyre sont précises. Obsédé par la description photographique, tel un pédagogue, Théodat nous fait entrer dans l’ambiance de la cité en déconfiture. L’objectif est de donner un maximum de renseignements utiles et d’éviter à tout prix des curiosités malsaines et sirupeuses. C’est avec une bienveillance humaine qui se dessine à chaque page et des yeux non condescendants que le géographe nous entraîne dans le quotidien de ses compatriotes : « Un parfum de lessive, de détergent très frais, embaume le matin. Je traverse la ville le nez au vent et toute voile dehors, avec une vitesse inhabituelle qui m’autorise de partir juste à temps pour être à l’heure à les rendez-vous. Être à l’heure ! Cette exigence de l’honnête homme qui est d’arriver à l’heure à mes rencontres à Port-au-Prince est devenue un luxe de nanti, une extravagance de dandy, tant le transit est devenu dense. La moindre course en voiture est une odyssée. Autant d’aller à pied. »

Une rubrique « Fatras Napoléon » porte le nom de l’histoire. Pas étonnant sous notre ciel chargé de réminiscences historiques de qualité. Le géographe transformé en photographe capte les faits et les transcrit dans un langage soigné et approprié. De temps à autre, l’agrégé affûte ses arguments et pique notre curiosité avec des messages philosophiques. Ce sens de l’esthétique n’est pas sans rappeler le grand écrivain français, André Malraux, qui avait déjà interrogé nos rapports avec les animaux et les chiens errants qui aboyaient l’empêchant de dormir lors de sa dernière visite à Port-au-Prince. Comme l’ancien résistant et flamboyant ministre de la Culture du général de Gaulle parlait dans les anti-mémoires de nos rapports aux animaux, Jean Marié Théodat en fait autant, mais de manière allusive. Son évocation montre que le poète adore les animaux et que le sort qui leur est réservé dans son pays lui déplaît, mais sachant les raisons, il s’en accommode.

 

Un passionné discret

Jean Marie Théodat est du genre modeste. Discret. Il ne fait pas de bruit. Il ne sort de son appartement parisien que pour ses activités professorales à la Sorbonne. De temps à autre, on le croise dans une exposition ou à une vente signature d’un livre. Et chaque fin d’année, il convie le public à une rencontre à la Sorbonne.

L’œil aux aguets, l’agrégé de géographie a quelque chose de Leslie Manigat dans la manière dont il expose ses cours. Il le fait avec passion. Ses livres en sont imprégnés. Celui qui lit « Des décombres et des hommes: chroniques de la vie quotidienne en Haïti après le 12 janvier 2010 » paru en 2017, verra que la topographie des lieux joue un rôle particulier chez l'auteur.

Il y a plus de vingt ans, il présentait sa thèse sur les relations entre Haïti et la République dominicaine, publiée en 2003. Il fait partie de ces compatriotes, après le diplomate Guy Alexandre, qui sont convaincus que la fraternité entre les deux peuples finira par l’emporter sur les zizanies et que l’avenir des deux pays sera radieux.

En l’espace de dix ans, Théodat a écrit plusieurs textes de bonne facture dont une initiative d’écrire 101 poèmes consacrés au vaudou, projet encore dans les limbes.  Par ailleurs ce beau récit sur l’épouvantable catastrophe du 12 janvier 2010. Ses descriptions topographiques charrient toujours des images grandioses. À l’aide de métaphores sublimes dont il fait une utilisation pédagogique pour expliquer ou argumenter, il sait tenir ses lecteurs en haleine, en délivrant le récit avec parcimonie. Certains passages des livres de Théodat sont des trames romanesques qui n’ont rien à envier aux romans professionnels. Il finira – qui sait ! - par écrire des romans pour de bon. Peut-être sur les relations haitiano-dominicaines, un thème qu’il connaît sur le bout des doigts.

 

Maguet Delva

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