Histoire

Haïti et les Noirs américains

Après un premier ouvrage sur la politique haïtienne vis-à-vis des Noirs américains au XIXe siècle, voilà que six ans plus tard, la spécialiste d’histoire africaine américaine, Claire Bourhis-Mariotti, sort un second livre sur l’histoire d’un esclave devenu écrivain. Dans ces deux publications, Haïti est présent.

Maîtresse de conférences à l’université de Paris 8, Claire Bourhis-Mariotti a, dans L’Union fait la force, les Noirs américains et Haïti, 1804-1893, paru en 2016, a énuméré les différentes étapes de la politique haïtienne à l’égard des Noirs américains, fruit de recherches soutenues pendant de très longues années. En effet, elle a montré que pendant plus de cinquante ans, les dirigeants haïtiens ont tout fait pour sauver des Afro-Américains des griffes des  autorités américaines racistes. Beaucoup de pages sont consacrées à cette politique dont le but était de permettre aux Noirs américains en esclavage à s’installer à Haïti, pour échapper aux pesanteurs de l’exploitation raciste chez eux.  Cette politique s’effectuait au nom de la révolution haïtienne qui fit de chaque Noir un homme comme un autre et l’égal d’un Blanc. Une telle pensée ne passait pas aux États-Unis d’Amérique.

Dans ce livre au titre fort évocateur, Bourhis-Mariotti décortique cette politique qui a commencé avec le Président Jean-Pierre Boyer et qui s’est poursuivie jusqu’à Florvil Hippolyte. Les autorités haïtiennes d’après la révolution de 1803 ont fait preuve de constance sur ce point. Cette continuité traduisait une obsession de faire bénéficier aux Noirs américains les libertés acquises en 1803, après l’écrasante victoire de l’Armée de libération nationale sur les forces napoléoniennes.

Quant aux différentes initiatives d’arracher les Noirs américains des griffes de la ségrégation raciale d’État aux États-Unis, les présidents haïtiens de Jean-Pierre Boyer, en passant par Rivière Hérard,  Fabre Nicolas Geffrard, jusqu’au Président Florvil Hippolyte, elles ont été une politique diplomatique constante de la République d’Haïti. Dans ce domaine, non seulement celle-ci n’avait pas changé, mais au contraire elle s’amplifiait d’année en année. On dit qu’en diplomatie, ce n’est pas toujours le résultat qui compte, mais l’intention d’un gouvernement de faire valoir des préceptes moraux face à un autre. À l’aune de ce principe diplomatique, nos dirigeants ont posé des actes courageux, en accueillant les proscrits noirs américains au pays de Jean-Jacques Dessalines. Le président Jean- Pierre Boyer, d’un élan somme toute humain et humaniste, récusa la ségrégation raciale aux États-Unis qu’il assimile à une entreprise déshumanisante : « Je me suis souvent demandé, pourquoi Hayti, dont le climat est si doux, et dont le gouvernement est comparable à celui des États-Unis, n’était pas leur lieu de refuge préféré[1]. »

 

Un esclave devenu consul général

Partant de cette politique, l’auteure analyse ensuite les répercussions positives de la révolution haïtienne sur les Noirs américains. Coïncidence heureuse de l’histoire, l’un d’entre eux, bénéficiaires des bienfaits de la révolution haïtienne, Frederick Douglas (1818-1895), est passé d’ancien esclave à écrivain puis diplomate.

Grand admirateur de la patrie de Dessalines, cet affranchi fut envoyé comme Consul général des États-Unis en Haïti, après la reconnaissance de l’Indépendance d’Haïti par les États-Unis en 1862. « Frédéric Douglass, le célèbre militant noir américain du XIX siècle et l’un des principaux héros de cet ouvrage, éprouvait pour la patrie de Toussaint Louverture une fascination sans pareille. Tout au long du XIX siècle, Haïti, nation noire, qui avait acquis son indépendance à la suite d’une révolution sanglante, suscita aux États-Unis toute une palette de sentiments, de l’obsession phobique à l’admiration enthousiaste, demeura longtemps du reste l’un des sujets de débats et controverses de prédilection des Américains, quelle que soit leur ’’race’’. » Bourhis-Mariotti consacre beaucoup de pages à Frederick Douglas pour faire valoir les effets positifs de la révolution haïtienne sur celui-ci et sur les Noirs américains en général»

Une histoire méconnue et pour cause : la révolution haïtienne était considérée comme antinomique à la société américaine et européenne et de ce fait peu diffusée. Plusieurs présidents américains, sous la pression des ultra-racistes, avaient cherché à se débarrasser de leurs concitoyens noirs et pour ce faire, ils convoitaient un morceau du territoire haïtien pour les déporter. Le Président Abraham Lincoln lorgnait l’Île-à-Vache, l’île de la Tortue ainsi que le Môle Saint-Nicolas comme éventuels lieux d’expulsion. 

Frederick Douglas était en poste à Port-au-Prince lorsque les États-Unis avaient envoyé l’amiral Kheardi dans nos rades pour réclamer une partie de notre territoire. Heureusement qu’Haïti avait pour ministre des Relations extérieures, le prestigieux Anténor Firmin, bien instruit de ce dossier par son ambassadeur à Washington, le nationaliste Hannibal Price, défenseur des valeurs de la révolution haïtienne de 1803[2]. Ministre plénipotentiaire à Washington, Price fut très au fait de l’actualité de son temps, notamment du dossier d’annexion dont les journaux américains en parlaient abondamment. Il fournissait régulièrement à son supérieur hiérarchique des informations de première main, lui permettant de faire échec aux projets funestes de l’amiral Kheardi de s’approprier des pans du territoire haïtien. Tout au long du 19e siècle, les États-Unis et Haïti ne cessaient de s’affronter sur le dossier de l’esclavage et de la ségrégation raciale aux États-Unis, une question sur lesquels les deux pays ne pouvaient constater que leurs désaccords.

 

Une politique migratoire humaniste

Dans son second ouvrage, Isaac Mason – Une vie d’esclave (2021), Bourhis-Mariotti ressuscite le récit d’Issac Mason, un esclave devenu écrivain. C’était comme si l’historienne complétait ses recherches en passant de la théorie à la pratique. De la politique migratoire humaniste d’Haïti, elle en vient à commenter longuement – une présentation de 115 pages - un livre écrit par cet ancien esclave. Les chercheurs aiment privilégier les témoignages directs, émanant de ceux qui ont été dans l’esclavage dans leurs travaux. Comme ce fut le cas de Frederick Douglas, l’ancien consul général - l’équivalent actuel d’ambassadeur -, de la république étoilée en Haïti, fut aussi envoyé spécial du président Hippolyte lors de l’exposition universelle aux États-Unis. Cet ancien esclave a raconté sa vie de captif dans plusieurs ouvrages qui font autorité.

Né en 1822, Isaac Mason intéresse d’autant plus l’auteure qu’il s’agit de l’un des tout premiers récits écrit par quelqu’un ayant connu l’esclavage. Son histoire est typique. Son livre publié à la fin du 19e siècle était passé complètement inaperçu, l’historiographie ne s’intéressait pas encore aux récits directs des esclaves. Il fallait attendre la moitié du vingtième siècle pour que les historiens commencent à les considérer comme objet de recherches. L’éclairage conjoncturel étayé avec beaucoup de minutie sur l’histoire est un dispositif didactique intéressant pour comprendre l’auteur lui-même, mais aussi les soubresauts de sa vie d’esclave. Isaac Mason était en outre resté flou sur beaucoup de périodes de sa vie que l’autrice a essayé d’éclaircir avec des nouveaux matériaux tirés des archives.

Parmi les zones d’ombre, l’auteure s’interroge sur la valeur de ce récit d’un point de vue de la connaissance de l'histoire de l’esclavage aux États-Unis. Qui dit esclave dit contraintes de toutes sortes et pourtant un livre a vu le jour. Quel éditeur avait pris le risque de publier un « hors-la-loi », « un homme qui n’en était pas vraiment un » ? Se référant aux réglementations de l’esclavage, Bourhis-Mariotti estime que Mason a « vraisemblablement » financé la publication de son livre à partir de ses propres derniers. C’est en tout cas ce que sous-entend la courte lettre insérée au début de l’ouvrage, signée George Frisbee Hoar, dans laquelle ce dernier déclare qu’il espère que le livre de « Mason se vendra bien » (p. 119) « Il nous a été impossible d’identifier la maison d’édition qui a publié l’ouvrage de Mason, souligne l’auteure : «  La page de couverture ne mentionne que le lieu de publication, Worcester une ville majeure de Massachusetts qui abritait alors un nombre important d’imprimeries et de maisons d’édition familiales. »

Mais l’apothéose survient dans le récit lorsque l’ancien esclave a entendu parler d’une terre promise où il sera un homme comme un autre, libre, où il pourra vivre tranquillement sans être dans l’esclavage. Une visite éclair d’Issac Mason en Haïti éclaire d’un jour nouveau ce que représentait Haïti à l’époque pour les Noirs américains encore en esclavage aux États-Unis et la ségrégation raciale dans le Sud.

Beaucoup de compatriotes, parfois même ceux qui sont chargés de faire connaître notre histoire, méconnaissent ces belles pages d’histoire, celle de la politique d’émigration des Noirs américains en Haïti orchestrée par l’empereur Soulouque et son successeur le président Fabre Geffrard, avant eux, le Président Jean Pierre Boyer dont l’obsession était de soustraire les Noirs américains du racisme dont ils étaient été victimes en les offrant Haïti comme éventuelle terre et sa révolution comme modèle.

 

Maguet Delva

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