César 2023: les femmes contre l'ancien monde

Quand le cinéma s'engage, c'est souvent grâce à elles, et cette cérémonie dominée par «La Nuit du 12» le montre encore.

«Il fallait que ça tombe sur moi.» Cette phrase ricanante prononcée par Ahmed Sylla au début de la cérémonie des César n'est sans doute pas la plus mémorable de la soirée, mais elle en est hélas assez représentative. Quelques secondes plus tôt, une activiste de Dernière Rénovation était entrée sur scène, arborant un t-shirt «We have 761 days left» («il nous reste 761 jours») pour appeler à la résistance civile. Moment choisi par Canal+ pour rendre l'antenne.

 

Cette soirée dédiée au peuple ukrainien, discours de Juliette Binoche à l'appui, a encore une fois témoigné du fossé qui sépare deux pôles du cinéma français et francophone. Quand l'un se plait dans l'autosatisfaction et les blagues faciles sans même prendre la peine de cacher son immobilisme, l'autre rappelle –lorsqu'on lui en laisse le temps– que tout peut être politique, absolument tout, et en particulier le cinéma.

Les femmes sinon rien

À de rares exceptions près, on constate avec tristesse mais sans grand étonnement que ce sont les femmes qui ont donné à cette soirée sa dimension politique. Avec d'abord quelques interventions bien senties à propos de l'omniprésence des hommes parmi les nominations.

 

«Vous n'allez quand même pas oser couper une femme noire en plein discours? Mais si, c'est possible», s'indigne Alice Diop alors qu'on est déjà en train de lui indiquer la sortie. La cinéaste prend alors le temps de saluer Claire Denis (Avec amour et acharnement), Rebecca Zlotowski (Les enfants des autres), Mia Hansen-Løve (Un beau matin), Alice Winocour (Revoir Paris), Céline Devaux (Tout le monde aime Jeanne) et Blandine Lenoir (Annie Colère).

 

Toutes ont été snobées par les nominations 2023, le César de la meilleure réalisation ayant notamment été disputé entre cinq hommes. Mais la réalisatrice de Saint Omer, récompensée par le César du premier film, met un coup de pied dans la fourmilière: «On ne sera ni de passage, ni un effet de mode. On est appelées année après année à se renouveler et à s'agrandir.» Jusqu'au jour où, peut-être, l'Académie les célèbrera en quantité, à leur juste valeur.

 

Récompensée pour son second rôle dans L'Innocent, Noémie Merlant prenait elle aussi sur son court temps de parole (une maigre minute par lauréat·e) pour déclarer: «Je pense à toutes les réalisatrices qui auraient dû être célébrées ce soir. Elles me manquent.» Les réalisateurs, acteurs ou scénaristes masculins, eux, n'ont absolument pas évoqué ce déséquilibre systématique et systémique –et on n'a pas bien compris la blague de Jérôme Commandeur sur une éventuelle opération du pénis.

Tant d'obstacles

Quant à la compositrice Irène Drésel, César de la meilleure musique pour À plein temps, elle mettait les pieds dans le plat en confiant être la première femme (depuis 1976!) distinguée dans cette catégorie. Il faut dire qu'avant elle, seules sept femmes avaient été nommées en leur nom (Émilie Simon, Delphine Mantoulet, Béatrice Thiriet, Anne Dudley, Sophie Hunger et Fatima Al Qadiri). Précision: en 2001, le collectif récompensé pour la musique de Vengo, de Tony Gatlif, comportait une femme, La Caïta. Ce qui ne change pas grand-chose aux statistiques globales.

 

De leur côté, Gigi Lepage (distinguée pour les costumes de Simone, le voyage du siècle) et Amélie Bonnin (réalisatrice du court métrage de fiction Partir un jourà voir actuellement sur Arte) évoquaient à leur parcours de femme dans un monde du cinéma souvent sexiste, qui attend des femmes qu'elles ne soient ni trop ambitieuses ni trop âgées.

 

La première rappelait à sa manière que les femmes exigeantes sont toujours rabaissées au rang d'emmerdeuses («Paraît qu'il faut supporter Gigi!»), quand la seconde évoquait son âge et sa condition («On peut être une femme, avoir 40 ans, deux enfants, des cheveux blancs, et sentir qu'on est au commencement des choses»).

 

Qu'il s'agisse d'évoquer la situation en Ukraine, la censure qui frappe les artistes de certains pays, ou encore la réforme des retraites, ce ne sont quasiment que des femmes qui ont pris la peine de rogner sur leurs remerciements pour exprimer des messages politiques –dont on sait bien qu'ils ne suffisent pas à changer le monde, mais qui contribuent à montrer que tout le milieu du septième art ne vit pas dans une tour d'ivoire.

 

Par écran interposé, l'actrice Golshifteh Farahani livrait quant à elle un discours bouleversant et militant à propos du régime iranien, invitant les spectateurs et spectatrices à prendre partie pour le peuple d'Iran.

Moll mou

Quant à la pluie de César attribuée à La Nuit du 12, film réalisé par Dominik Moll autour d'une affaire de féminicide, elle n'a longtemps débouché que sur une pluie de discours dépolitisés, comme si soudain le sujet du film n'existait plus. Il a fallu attendre la remise de la dernière statuette et la double intervention des productrices Carole Scotta et Caroline Benjo pour que soit enfin prononcé un message de fond lié au film.

 

On a alors entendu parler du nombre effarant de féminicides commis chaque année en France, du fait que #MeToo avait libéré la parole mais pas encore l'écoute (mots attribués à la philosophe Geneviève Fraisse), et du fait que l'ensemble de la société –pas juste une partie– devait se retrousser les manches pour que les choses changent.

 

Alors, sans doute enfin réveillé par les mots de ses collaboratrices, Dominik Moll s'est souvenu in extremis que Clara, la jeune femme tuée au début de La Nuit du 12, s'inspirait d'une véritable victime«J'ai une pensée pour la vraie Clara: elle s'appelait Maud.»

 

Du côté du divertissement, un Jamel Debbouze en grande forme a ouvert la cérémonie, puis le soufflé est assez vite retombé. Et l'on a pu constater que certains (et certaines) n'avaient visiblement pas eu le mémo sur l'humour oppressif.

 

Le nouveau visage de Madonna, les personnes évoquant leur santé mentale sur Instagram, les kilos en trop qui font ressembler à une vache: les moqueries se sont succédé, et personne n'en est sorti grandi. Surtout pas Alex Lutz et Raphaël Personnaz, également à l'origine d'une sortie assez méprisante sur les auteurs et autrices de courts métrages documentaires.

 

Accusé de violences intrafamiliales, Brad Pitt venait quant à lui rendre hommage au réalisateur David Fincher, décrit par l'acteur comme un tyran donnant envie de se jeter par la fenêtre –mais apparemment, quand cela permet de faire d'excellents films, c'est permis. Après l'affaire Sofiane Bennacer, mis en examen pour viols, l'Académie des César avait pourtant décidé de «mettre en retrait toute personne accusée de “faits de violence”».

Palmarès 2023

Quant au palmarès, il consacre donc La Nuit du 12 (film, réalisation, adaptation, second rôle masculin pour Bouli Lanners, et espoir pour Bastien Bouillon, 37 ans et une vingtaine de films au compteur). De son côté, Benoît Magimel entre dans l'histoire en recevant la statuette du meilleur acteur deux ans de suite (en 2022 pour De son vivant, et cette année pour le si singulier Pacifiction d'Albert Serra).

 

Chez les actrices, Virginie Efira triomphe enfin (pour Revoir Paris). Le raplapla En corps de Cédric Klapisch rentre bredouille, tout comme Novembre de Cédric Jimenez. Quant aux Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi, qui n'était pas présente pour cette soirée organisée à l'Olympia, ils échappent au zéro pointé grâce au César du meilleur espoir glané par Nadia Tereszkiewicz. On a connu remise des prix plus incohérente, mais on l'aurait aimée plus étincelante et engagée.

 

Meilleur film: La Nuit du 12, de Dominik Moll

Meilleure réalisation: Dominik Moll (La Nuit du 12)

Meilleure actrice: Virginie Efira (Revoir Paris)

Meilleur acteur: Benoît Magimel (Pacifiction : Tourment sur les Îles)

Meilleure actrice dans un second rôle: Noémie Merlant (L'Innocent)

Meilleur acteur dans un second rôle: Bouli Lanners (La Nuit du 12)

Meilleur espoir féminin: Nadia Tereszkiewicz (Les Amandiers)

Meilleur espoir masculin: Bastien Bouillon (La Nuit du 12)

Meilleur scénario original: Louis Garrel, Tanguy Viel et Naïla Guiguet (L'Innocent)

Meilleure adaptation: Gilles Marchand et Dominik Moll (La Nuit du 12)

Meilleurs costumes: Gigi Lepage (Simone, le voyage du siècle)

Meilleure photographie: Artur Tort (Pacifiction : Tourment sur les Îles)

Meilleurs décors: Christian Marti (Simone, le voyage du siècle)

Meilleur montage: Mathilde Van de Moortel (À plein temps)

Meilleur son: François Maurel, Olivier Mortier et Luc Thomas (La Nuit du 12)

Meilleurs effets visuels: Laurens Ehrmann (Notre-Dame brûle)

Meilleure musique originale: Irène Drésel (À plein temps)

Meilleur premier film: Saint Omer, d'Alice Diop

Meilleur film d'animation: Ma famille afghane, de Michaela Pavlatova

Meilleur film documentaire: Retour à Reims (Fragments), de Jean-Gabriel Périot

Meilleur film étranger: As bestas, de Rodrigo Sorogoyen

Meilleur court métrage de fiction: Partir un jour, d'Amélie Bonnin

Meilleur court métrage documentaire: Maria Schneider, 1983, d'Élisabeth Subrin

Meilleur court métrage d'animation: La Vie sexuelle de mamie, d'Urska Djukic et Émilie Pigeard

César d'honneur: David Fincher

 

Thomas Messias 

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