Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti

« Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » est le titre de l’ouvrage publié au cours du mois de novembre 2015 par la Délégation à la langue française de Suisse. Cette publication de 198 pages regroupe les actes du séminaire « Le concept de ‘’langue partenaire’’ et ses conséquences pour une politique intégrée du français » organisé à Champéry (Suisse) les 6 et 7 novembre 2014 par le réseau OPALE. Depuis plusieurs années, le réseau OPALE regroupe les organismes francophones de politique et d’aménagement linguistiques suivants : (1) le Service de la langue française et le Conseil de la langue française et de politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles ; (2) la Délégation générale à la langue française et aux langues de France ; (3) le Conseil supérieur de la langue française, l’Office québécois de la langue française et le Secrétariat à la politique linguistique du Québec ; et (4) la Délégation à la langue française de Suisse romande. Les auteurs des contributions réunies dans ce volume proviennent de diverses régions de la Francophonie (Belgique, Côte d’Ivoire, France, Gabon, Québec, Suisse). Ils sont enseignants-chercheurs et spécialistes de différents domaines de la linguistique ou de domaines liés : philologie, sociolinguistique, linguistique cognitive, contact des langues, didactique des langues, sémiotique, dialectologie, anthropologie linguistique, sciences de l’éducation, lexicographie francophone et politique linguistique éducative. Au cours des ans, plusieurs de ces spécialistes ont collaboré avec le CIRAL (le Centre international de recherche en aménagement linguistique) et le RINT (le Réseau international de néologie et de terminologie) qui a accueilli Haïti parmi ses membres en 1989.

La problématique de la cohabitation des langues a été diversement étudiée par les linguistes et les sociolinguistes. Le lecteur curieux d’explorer cette problématique pourra consulter, entre autres, les références suivantes : « Les langues en contact », par Louis-Jean Calvet (La sociolinguistique, 2013) ; « Plurilinguisme, contact ou conflit de langues », par Henri Boyer (L’Harmattan, 2000) ; « Sociolinguistique des contacts de langues / Un domaine en plein essor », par Jacky Simonin et Sylvie Wharton, dans « Sociolinguistique du contact : Dictionnaire des termes et concepts » (Lyon : ENS Éditions, 2013) ; « Contacts de langues, politiques linguistiques et formes d'intervention », par Véronique Castellotti, Daniel Coste, Diana-Lee Simon, dans « Contacts de langues » (L’Harmattan, 2003) ; Robert Chaudenson et Louis-Jean Calvet : « Les langues dans l’espace francophone : de la coexistence au partenariat », L’Harmattan, 2001.

Le livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » consigne et fournit, au creux des sciences du langage, un éclairage varié sur la problématique de la cohabitation des langues et la politique linguistique en lien avec la notion centrale de langue partenaire. Sur ce registre, les précieux enseignements qu’expose ce livre méritent d’être partagés avec les linguistes et les enseignants haïtiens, avec les didacticiens et les rédacteurs de manuels scolaires, avec les cadres du ministère de l’Éducation nationale et plus généralement avec tous ceux qui s’intéressent à la question linguistique en Haïti.   

La vision centrale qui sert de fil conducteur au livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » s’arrime fortement aux sciences du langage et il est essentiel de prendre toute la mesure qu’elle n’est pas un discours idéologique sur la langue. Le choix des termes « cohabitation » et « langue partenaire » du titre n’est pas fortuit, il consigne et éclaire le dispositif d’une réflexion de nature linguistique qui a cours parmi les linguistes étudiant le phénomène de la cohabitation des langues dans la Francophonie institutionnelle, et cette réflexion privilégie le partenariat entre les langues plutôt que la manichéenne conception qui enferme les rapports entre les langues dans l’étroit périmètre de la prétendue « guerre des langues ». La linguistique en tant que science n’a jamais théorisé la « supériorité » d’une langue au regard de l’« infériorité » d’une autre langue : la science linguistique décrit les langues sur le registre de leur égalité structurelle de fait et sur celui de leur diversité non hiérarchisée. L’idée de « guerre des langues » ne relève pas des sciences du langage mais plutôt d’une lecture idéologique des complexes rapports entre les langues où l’on confond en plein brouillard conceptuel les rapports de force dans le corps social et le rôle politique, économique et culturel que l’on fait jouer aux langues dans les luttes pour le pouvoir ou pour l’expansion extraterritoriale d’un État. Dans le champ de la réflexion sur la cohabitation des langues, il faut bien comprendre que « Pour les scientifiques qui participent à ce débat, il s’agit, à partir d’analyses rigoureuses, de poser de bonnes questions et d’apporter des réponses appropriées et réalistes de nature à éclairer l’action politique en matière de langues. Comment faire pour sortir de la diglossie actuelle et développer entre le français et les langues nationales des relations apaisées et conviviales ? Comment, dans une perspective de développement, organiser les lignes de partage, les circuits d’échange et les possibilités de dialogue entre toutes les langues au bénéfice des gens qui les parlent et des États qui les abritent ? Dans le champ fondamental de l’école, quels nouveaux modèles, quelles innovations méthodologiques préconiser pour une plus grande efficacité de l’enseignement ? Puisqu’il ne peut s’agir de remplacer, de façon brutale et irrationnelle, une exclusivité (celle d’une langue européenne héritée de la colonisation) par une autre (celle des langues autochtones encore insuffisamment outillées), comment réaliser la convivialité entre les langues tout en favorisant entre elles une saine et stimulante compétitivité ? » (Musanji Ngalasso-Mwatha : « Avant-propos », paru dans « « Le français et les langues partenaires : convivialité et compétitivité », Presses Universitaires de Bordeaux, 2014). 

En ce qui a trait à Haïti, nous postulons que la « cohabitation des langues partenaires » est une vision enracinée dans les sciences du langage et dans la Constitution de 1987 et elle est également un défi de société. Sur le plan constitutionnel en effet, cette vision est conforme à l’article 5 de notre charte fondamentale qui co-officialise le créole et le français, et elle s’apparie au « Préambule » du texte constitutionnel qui se lit comme suit :

« Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » (…) « Pour fortifier l'unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l'acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l'information, à l'éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens » (sur les fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti, voir notre article « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse », Le National, 24 novembre 2020).

Enracinée dans les sciences du langage, la vision qui se dégage du livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » fournit un ample appareillage conceptuel permettant d’endiguer et de se libérer de l’étroit carcan de l’enfermement idéologique « langue dominante/langue dominée » et de celui de la prétendue « guerre des langues ». La vision de « langue partenaire » s’oppose à celle du « monolinguisme de la surdité historique » défendue par les créolistes fondamentalistes, elle prend le contre-pied des errements idéologiques des Ayatollahs du créole qui décrédibilisent le juste combat citoyen pour l’aménagement du créole en faisant de ce combat celui d’une petite secte conflictuelle, clivante et dont la « fatwa », incantatoire et compulsive, est lancée à l’assaut de la « gwojemoni frankofil » dont il faudrait briser les « chaînes mentales ». La « fatwa » des Ayatollahs du créole --qui est un appel à « déchouquer » le français partout en Haïti--, a une place de choix dans leur catéchisme doctrinal car la langue française serait essentiellement [yon] « zam pou gwojemoni kont Pèp Souvren an » couplé à l’aliénant « sentòm gwojemoni neyokolonyal » résultant de l’emploi de la langue française en Haïti. Plusieurs observateurs ont également noté que, dans la vision des Ayatollahs du créole, notamment dans la vision de ceux qui sont professionnellement liés à des institutions états-uniennes, « zam pou gwojemoni kont Pèp Souvren an » n’est jamais la langue anglaise. L’anglais, selon eux, ne saurait être pourvoyeuse de l’aliénant « sentòm gwojemoni neyokolonyal », et les Ayatollahs du créole ne se privent pas de passer sous silence le rôle historique des États-Unis dans la (re)configuration d’un système néocolonial monopoliste en Haïti, depuis l’Occupation américaine de 1915 jusqu’au chaos créé par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste ces onze dernières années au pays. La vision d’un partenariat novateur entre le français et d’autres langues, telle que soutenue dans le livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire », permet également de tenir à distance le rachitisme de la « pensée linguistique » incantatoire des Ayatollahs du créole guerroyant contre un présumé tsunami de « pratiques anti-créole » : « se pratik anti kreyòl sa yo k ap kraze pouvwa Pèp Souvren an »… Pour mémoire, il est utile de rappeler que ce que nous désignons sous le vocable de rachitisme de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole se caractérise principalement par l’apologie du monolinguisme créole sectaire et dogmatique qui promeut la survenue en Haïti de « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle ») et l’expulsion du français sur l’ensemble du territoire national et en particulier dans le système éducatif. L’apologie du monolinguisme créole est une posture inconstitutionnelle opposée à l’article 5 de la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, et elle est au centre du rachitisme de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole. Il y a lieu de noter que le rachitisme de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole est attesté sur plusieurs registres de la manière suivante :

  1. La négation du caractère bilingue créole-français du patrimoine linguistique historique d’Haïti et la promotion du monolinguisme créole qui passe, entre autres, par l’institution d’une apostolique « fatwa » lancée aux trousses des hérétiques [k] « ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba ».
  2. Le rejet de toute vision de partenariat entre le créole et le français, celui-ci étant stigmatisé au titre de « langue du colon », de « gwojemoni frankofil » et de « francofolie ».
  3. L’absence d’une réflexion analytique sur la lexicographie créole et la production d’outils lexicographiques (dictionnaires et lexiques) conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle.
  4. L’absence d’une réflexion analytique sur la terminologie créole et la production d’outils terminologiques (dictionnaires et vocabulaires thématiques) conformes à la méthodologie de la terminologie.
  5. L’absence d’une réflexion analytique sur la didactique et la didactisation du créole et la production d’outils didactiques de qualité en créole.
  6. L’absence d’une réflexion analytique sur la constitutionnalité de l’aménagement simultané du créole et du français à l’échelle nationale et singulièrement dans le système éducatif haïtien.
  7. L’absence d’une réflexion analytique et de propositions en vue de l’élaboration de la première Loi de politique linguistique éducative devant garantir et encadrer l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien.
  8. L’absence d’une réflexion analytique et de propositions en vue de la formation et la certification en didactique des langues des enseignants de créole.

L’examen attentif des positions catéchétiques des Ayatollahs du créole confirme que leur bréviaire populiste est un obstacle à l’aménagement du créole : partant du juste principe de la nécessité d’instituer l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole, les créolistes fondamentalistes se révèlent en effet incapables de proposer une vision rassembleuse de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien. Par exemple, ils se sont précipités pour applaudir hasardeusement une récente et bancale décision du ministère de l’Éducation nationale –abusivement qualifiée de « journée historique »--, de ne subventionner que les manuels scolaires rédigés en créole, mais ils se révèlent incapables de poser les bases d’une compétente réflexion sur la didactique spécifique du créole dans le processus d’apprentissage scolaire en langue maternelle créole. Autre exemple : depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, les Ayatollahs du créole n’ont proposé aucun cadre analytique et pragmatique sur l’important volet de la didactisation du créole alors même qu’il est avéré qu’en dehors de cette indispensable didactisation l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole demeure lourdement handicapé (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Troisième exemple : lorsqu’un certain prédicateur du « monolinguisme de la surdité historique » s’aventure, en dehors de la moindre compétence avérée en lexicographie créole, à produire un lexique anglais-créole, l’on aboutit à une tapageuse arnaque lexicographique et à la promotion d’un erratique « modèle » lexicographique de type Wikipedia inconnu en lexicographie professionnelle (voir notre article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022). Il est ainsi attesté que le « bruitage compulsif » et la « cacophonie apostolique » répétitive des Ayatollahs du créole appauvrissent en boucle le débat d’idées sur le créole et le fait régresser au niveau d’un « strabisme populiste » et d’un vain et vaniteux « combat de coqs ». Sur ce registre, les précieux enseignements de l’ouvrage « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » peuvent servir de pare-feu à l’enfermement de la réflexion citoyenne sur l’aménagement du créole en Haïti.

Les précieux enseignements de l’ouvrage « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire »

En plus de l’« Introduction », ce volume comprend 9 contributions élaborées par des enseignants-chercheurs et spécialistes de différents domaines de la linguistique ou de domaines liés. Voici les titres de leurs contributions :

(1) « Que peut être un partenariat entre langues ? L’exemple des langues romanes », par Jean-Marie Klinkenberg.

(2) « La langue partenaire : régimes politico-linguistiques », par Raphael Berthele.

(3) « La métaphore des « langues partenaires », ou les langues vues par l’État », par Valelia Muni Toke.

(4) « Du concept de partenariat aux politiques linguistiques et éducatives en Afrique francophone », par Auguste Moussirou-Mouyama.

(5) « L’anglais, d’une langue menaçante à une langue partenaire », par Conrad Ouellon.

  1. « Le francoprovençal et le français : partenaires ? », par Raphaël Maître.
  2. « Le partenariat vécu entre le français et les langues locales en milieu scolaire ivoirien », par Koia Jean-Martial Kouamé.
  3. « Un partenariat inscrit sur le territoire. Les langues autochtones dans la toponymie du Québec », par Robert Vézina.
  4. « La communauté germanophone de Belgique, un cadre propice au développement du français comme langue partenaire », par Isabelle Delnooz.

La lecture de chacune des neuf contributions de ce volume est enrichissante et l’une d’elles a particulièrement retenu notre attention : « Du concept de partenariat aux politiques linguistiques et éducatives en Afrique francophone » (pages 77 à 88), par Auguste Moussirou-Mouyama (Université Omar Bongo, Gabon). Mais avant d’explorer les principaux enseignements de cette étude, il est utile de situer la notion de « langues partenaires » qui sert de fil conducteur à l’ensemble des articles du livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire ».

Apparue pour la première fois au Sommet de la Francophonie de Québec en 1987, la notion de « langues partenaires » a été critiquée par certains analystes qui y ont trouvé des relents de « chauvinisme linguistique » et d’« ethnicisation de la francité » au motif que le partenariat entre les langues aurait été initialement conçu pour calibrer les rapports entre les langues véhiculaires ou nationales avec la langue française vue et instituée comme langue de la centralité dans son étalement politico-historique hégémonique au détriment des langues de la « périphérie ». C’est ce que rappellent deux des contributeurs du livre, Auguste Moussirou-Mouyama, ainsi que Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège, Belgique). Celui-ci note avec pertinence qu’« Un examen critique de la notion de « langue partenaire » ne pourra faire l’impasse sur une description des conditions historiques qui ont abouti à la définir. (…) ;  la notion –on ne s’avancera pas à dire « le concept »– est née dans le cadre de la réflexion politique menée par la Francophonie institutionnelle, et elle reste étroitement associée à ce cadre francophone. (…) On peut aussi constater que, dans ce cadre francophone, la notion semble de facto ne se voir reconnaitre de pertinence que lorsqu’il s’agit d’évoquer les relations du français avec les langues des pays du Sud, que ces langues soient nationales, véhiculaires ou transfrontalières » (Jean-Marie Klinkenberg : « Que peut être un partenariat entre langues ? L’exemple des langues romanes », op. cit, page 21 et suivantes). Citant Calvet et Chaudenson [« Créoles français et variétés de français », L’information grammaticale / 89, 2001] « lorsqu’ils placent le partenariat sur un vecteur qui, partant de la pluralité langagière, passe par la coexistence », Jean-Marie Klinkenberg conceptualise la notion de « langues partenaires » sur le mode de la « polycentration des langues » : « le partenariat est un instrument d’intervention », « un objectif, un programme ». L’emploi de l’expression « polycentration des langues » comme trait définitoire majeur des « langues partenaires » permet d’opérer un renversement radical de la perspective véhiculée depuis le Sommet de la Francophonie de Québec en 1987, qui était celle d’une « matrice linguistique centrale », le français, et de ses « expansions », les langues nationales et véhiculaires des pays du Sud. (Sur le plan étymologique le terme « polycentration » comprend le préfixe uninotionnel « poly » provenant du grec πολὺς « polus », signifiant nombreux et indiquant la multiplicité » sans indication d’une quelconque hiérarchisation (Le Larousse.) À l’aune de la « polycentration des langues », il n’y a donc plus UN centre et DES périphéries linguistiques : le sens rassembleur de la notion de « langues partenaires » recouvre désormais, sur le plan scientifique, la reconnaissance de l’égalité entre les langues et leurs locuteurs, et, sur le plan juridique et politique, la nécessité d’inscrire cette égalité dans la jurisprudence des États et l’obligation d’instituer la réciprocité dans les échanges linguistiques entre partenaires. C’est d’ailleurs l’orientation prise par les instances décisionnelles de la Francophonie institutionnelle qui, à l’instar de l’UNESCO, plaident depuis plusieurs années pour la diversité linguistique et culturelle et l’usage planifié et encadré de la langue maternelle dans l’apprentissage scolaire. Désormais, avec la perspective de l’institutionnalisation des « langues partenaires », nous sommes loin d’une vision essentialiste et ethnocentrée de la Francophonie aujourd’hui dépouillée des tares originelles que lui prêtaient ses détracteurs, à savoir les appétits hégémoniques franco-français et les relents d’un néo-colonialisme à peine déguisé chez certains nostalgiques d’une prétendue « mission civilisatrice » du français… L’une des inscriptions et des expressions de la diversité linguistique et culturelle dont il est question ici est la récente mise en ligne sur Internet du monumental « Dictionnaire des francophones » qui rassemble les termes en usage dans toutes les aires géographiques où est employé le français, y compris Haïti (voir notre article « Le DDF, « Dictionnaire des francophones », un monumental répertoire lexicographique de 400 000 termes et expressions accessible gratuitement sur Internet », Le National, 24 mars 2021).

Dans le contexte haïtien, la réflexion analytique sur le partenariat entre le créole et le français doit s’ouvrir à l’interrogation critique de plusieurs variantes du catéchisme incantatoire des Ayatollahs du créole. Ce catéchisme incantatoire colporte entre autres l’idée que l’« hégémonie linguistique » --le ci-devant « gwojemoni frankofil » et l’aliénant « sentòm gwojemoni neyokolonyal »--, sont une spécialité exclusive de l’« impérialisme français » et des institutions de la Francophonie institutionnelle. Cette idée, rachitique sur le plan historique, évacue la problématique de la complexité des langues en contact ainsi que la nécessité d’analyser correctement les rapports de domination économique, culturelle et politique qui ne sont pas le fait des langues en soi mais qui relèvent plutôt du rôle impérial que l’on attribue à telle ou telle langue en situation de conquête. Ainsi, il sera sans doute utile, à l’avenir, d’explorer l’hypothèse de l’existence de formes diversifiées de partenariat linguistique à l’œuvre dans les aires géographiques non francophones. Dans une étude fort originale, « Modèles de gouvernance des politiques linguistiques » (Conseil supérieur de la langue française, Québec, mars 2018), Julie Bérubé répertorie les « Organismes regroupant plus d’un État autour d’une langue ou de la notion de langue » pour le néerlandais, le basque, l’espagnol, le Conseil de l’Europe, les organismes linguistiques de l’Union africaine et les organismes linguistiques des pays baltes. Les États néerlandophones, y compris ceux de la Caraïbe, sont regroupés au sein de l’Union de la langue néerlandaise (Nederlandse Taalunie, en néerlandais), créée en 1980 par les Pays-Bas et la Communauté flamande de Belgique. La gouvernance linguistique basque relève de deux organismes, soit l’Académie de la langue basque (Euskaltzaindia, en basque) située en Espagne, et l’Office public de la langue basque, situé en France. Fondée à Mexico en 1951, l’Association des académies de langue espagnole (Asociación de Academias de la lengua española (ASALE, en espagnol) regroupe 23 académies des Amériques, d’Espagne, des Philippines et de Guinée équatoriale. L’ASALE est à l’origine de la fondation de l’École de lexicographie hispanique (Escuela de lexicografia  hispánica, en  espagnol), créée  en  2001  dans  le  but  de former des experts en lexicographie espagnole venant des différents pays hispanophones. En ce qui a trait à l’Afrique, il y a lieu de signaler l’existence de deux instances panafricaines de gouvernance linguistique au sein de l’Union africaine (qui regroupe 54 États membres), soit l’Académie africaine des langues (l’ACALAN, créée en 2006) et le Centre d’études linguistiques et historiques par tradition orale (le CELHTO), qui se consacre depuis 1963 à la collecte des traditions orales et à la promotion des langues africaines.

 

« Du concept de partenariat aux politiques linguistiques et éducatives en Afrique francophone » d’Auguste Moussirou-Mouyama

La contribution d’Auguste Moussirou-Mouyama dans l’ouvrage « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » consigne une analyse de premier plan, elle interroge l’historicité du concept de partenariat linguistique au regard des pratiques éducatives dans les aires francophones de l’Afrique. Auguste Moussirou-Mouyama est l’auteur par ailleurs de l’étude « Les enjeux de la nouvelle politique linguistique du Gabon : de l’exception francophone au réceptacle des langues » parue dans le livre « Le français et les langues partenaires : convivialité et compétitivité » (Presses universitaires de Bordeaux, 2014). Dans l’article « Du concept de partenariat aux politiques linguistiques et éducatives en Afrique francophone », l’auteur expose que le partenariat linguistique permet « de sortir de la francophonie entendue comme « ethnicisation » de la francité (…) et d’aller au cœur des problèmes de la modernisation de l’Afrique francophone : éducation, démocratie et État de droit qui fondent, au quotidien, l’action citoyenne d’agents sociaux libres et autonomes » (op. cit, page 77). Il situe, dans le prolongement des États généraux de l’enseignement du français en Afrique subsaharienne francophone tenus à Libreville en 2003, la mise en route en 2008 du projet LASCOLAF (« Langues de scolarisation en Afrique francophone subsaharienne » qui donnera naissance à l’initiative ELAN-Afrique (« École et langues en Afrique francophone »). L’auteur précise que ELAN-Afrique « vise à améliorer les politiques publiques d’éducation et de formation en plaçant la question linguistique au cœur de sa problématique, notamment à travers l’analyse et l’évaluation de l’articulation entre langues du terroir et langues internationales. » L’une des originalités de la contribution d’Auguste Moussirou-Mouyama est précisément l’articulation qu’il institue entre « l’école, le partenariat entre les langues et la francophonie comme communauté de pratique » en Afrique au liant d’une vision citoyenne du partenariat linguistique. Ainsi, il précise que « La question linguistique est inséparable, dans le contexte africain, à la fois de la question didactique et de ce que l’on nomme « questions de développement » (principalement l’accès aux soins de santé, à l’éducation, à un emploi). Elle contribue ainsi à « définir ou thématiser la notion de partenariat au-delà de la reconnaissance du fait que la langue française n’est pas seule » au sein de l’espace francophone » (op cit, page 81). La vision des « langues partenaires » de l’auteur cible à dessein ce qu’il appelle « la communauté de pratique », soit un maillage institutionnel mettant en œuvre « un développement mutuel », « une entreprise commune » et « un répertoire partagé ».

 

L’aménagement linguistique en Haïti au creux de la vision des « langues partenaires »

Sur le registre de l’aménagement linguistique en Haïti en lien avec la vision des « langues partenaires », les enseignements de l’ouvrage « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » sont de première importance.

  1. Ces enseignements exposent avec clarté la nécessité de dépasser la vulgate improductive « langue dominante/langue dominée » et celle d’une pseudo « guerre des langues », tout en tenant compte que sur le plan historique l’État haïtien a consacré de facto un usage dominant de la langue française couplé à la minorisation institutionnelle du créole. Ce constat se donne à lire dans les différents textes constitutionnels, de la Constitution de 1805 à celle de 1983, et il a fallu attendre la promulgation de la Constitution de 1987 pour que le créole, à l’article 5 de notre charte fondamentale, accède au statut de langue co-officielle aux côtés du français.
  2. Dans le cas d’Haïti, le futur statut de langues partenaires entre le créole et le français est fondé au plan constitutionnel (articles 5 et 40 de la Constitution de 1987) et ce partenariat linguistique prend également appui sur le « Préambule » du texte constitutionnel qui stipule que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution (…) Pour fortifier l'unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l'acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l'information, à l'éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ».
  3. Le futur statut de langues partenaires entre le créole et le français s’énonce en amont au titre d’un choix politique de société qui interpelle la volonté politique de l’État. Pareil choix politique de société devra s’articuler à la protection juridique du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » et inscrire les droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens sur le registre des droits citoyens fondamentaux (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).
  4. La vision du partenariat entre les langues implique en amont un fort maillage de la volonté politique de l’État avec la nécessité d’un encadrement juridique et institutionnel de l’égalité entre les langues en présence sur un territoire donné. Cette dimension d’encadrement juridique et institutionnel du partenariat entre les langues doit être bien comprise et correctement instituée en Haïti : alors même que l’article 5 de la Constitution de 1987 consigne la co-officialisation des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, l’État haïtien n’a toujours pas légiféré afin d’assurer, par les attributions d’un texte de loi contraignant et des règlements d’application, l’égalité réelle et mesurable entre nos deux langues officielles –l’article 40 du texte constitutionnel indique la voie à suivre, mais de 1987 à nos jours il est systématiquement violé par l’État.
  5. En mettant en œuvre la vision des « langues partenaires » créole/français, l’État haïtien devra fournir un cadre législatif contraignant à l’aménagement du créole dans le système éducatif national couplé à une complète et innovante redéfinition de l’apprentissage du français langue seconde. Ce cadre législatif contraignant devra être formulé dans la première « Loi de politique linguistique éducative » de l’État haïtien et il fournira les balises d’une compétente didactique du créole langue maternelle et du français langue seconde. La future et première « Loi de politique linguistique éducative » de l’État haïtien permettra aussi de dépasser le récitatif incantatoire et chétif de la « poursuite » alléguée sinon fantasmée de la réforme Bernard de 1987 –réforme qui n’a toujours pas fait l’objet d’un bilan analytique par une institution nationale haïtienne.
  6. La mise en œuvre de la vision des « langues partenaires » créole/français qui promeut l’égalité entre les langues contribuera également à combattre le phénomène de l’insécurité linguistique et de la dévalorisation du créole au plan institutionnel et dans l’imaginaire des locuteurs créolophones.

Pour résumer : du point de vue de l’aménagement linguistique, le partenariat entre les langues est défini comme étant le dispositif par lequel l’État intervient dans un contexte de langues en contact pour en préciser les champs de cohabitation, de complémentarité, de coopération fonctionnelle et d’enrichissement mutuel. Le partenariat entre les langues est donc un dispositif institutionnel, un processus par lequel l’État définit le statut et le rôle des langues en présence dans un territoire donné et fixe les paramètres de sa politique linguistique dans les relations avec ses administrés, dans l’Administration publique et dans le champ éducatif. La plupart des chercheurs en aménagement linguistique posent, de façon cohérente, que le partenariat linguistique est un instrument d’intervention ordonnée de l’État dans la vie des langues, et cette intervention est destinée à insuffler une nouvelle dynamique entre les langues en contact visant l’atteinte des objectifs de la politique linguistique d’État. Il s’agira pour l’État haïtien, dans le cadre de l’énoncé de la politique linguistique nationale qu’il est appelé à élaborer et à mettre en œuvre, de fixer le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles. Ce dispositif consignera le statut et le rôle de chacune des deux langues selon l’exigence de la parité statutaire constitutionnelle entre le créole et le français. Il accordera une place prioritaire à l’aménagement du créole dans le système éducatif national et dans l’Administration publique. En ce qui a trait au système éducatif national, il s’agira d’élaborer et de mettre en œuvre une véritable politique linguistique éducative fondée sur les droits linguistiques. Le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles devra aussi fixer les paramètres d’une didactique compétente du créole, d’une didactique renouvelée du français ainsi que de la didactique convergente créole-français. 

En guise de conclusion, il est utile de rappeler la définition de la notion de « politique linguistique » exposée dans notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).

« Une politique linguistique [comprend] un ensemble de décisions qui peuvent se prendre à plusieurs niveaux de l’organisation sociale : État, entreprise, organisation, groupe, etc. Elle se réfère à l’« ensemble des orientations, implicites ou explicites, prises par une autorité politique, ou par d’autres acteurs sociaux, ayant pour but ou pour effet de régir l’usage des langues au sein d’espace social donné » (Christiane Loubier : « Fondements de l’aménagement linguistique », Office québécois de la langue française, 2002).

« Une politique linguistique peut comprendre des éléments relatifs au statut des langues visées, c’est-à-dire à leur reconnaissance comme langues officielles, langues nationales, etc., et à leur usage respectif dans différents champs (Administration publique, commerce, affaires, travail, enseignement), ou, de manière plus large, aux droits linguistiques fondamentaux des citoyens ou des communautés de locuteurs (droits collectifs d’une minorité de locuteurs, par exemple). Une politique linguistique peut également comprendre des éléments touchant le code de la langue, c’est-à-dire son développement interne (norme, modernisation du vocabulaire, ou réforme de l’orthographe par exemple). Dans de nombreux cas, il peut y avoir interdépendance entre le statut et le code d’une langue. Pour atteindre un statut déterminé, une langue doit être outillée afin d’être apte à remplir les fonctions que l’on souhaite lui assigner. C’est la raison pour laquelle il existe de nombreux cas de politiques linguistiques incluant les deux volets » (Louis-Jean Rousseau : « Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques », Cahiers du RIFAL, Communauté française de Belgique, no 26, 2007.)

 

Par Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 13 mars 2022

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