Dans le grand marché des médias sociaux. Ils sont de plus en plus nombreux les acteurs et actrices qui portent tous les noms et affichent toutes les images dans leur profil respectif, qui étalent leurs produits et services aux plus grand nombre des personnes anonymes, avisées ou naïves actives sur la toile.
Derrière chaque J’aime, chaque Je clique, Je partage, où chaque critique, jusqu' à signaler la page de l'autre, plusieurs motivations et des intentions pas toujours connues entrent en ligne de compte. Les émotions au premier plan, et l'économie des émotions s'activent ainsi tout autour du pot. Plus que jamais, l'année 2025 vient de confirmer à travers plusieurs cas observés ou retenus parmi les activités de mobilisation sociales et les sanctions imposées à de célébrités, en passant par deux figures féminines de référence, à quel point et dans quel sens les médias sociaux placent désormais Haïti face à l’économie numérique des émotions : une richesse invisible, un marché sous estimé.
Dans l’ouvrage : “Le Web affectif. Une économie numérique des émotions”. Les deux auteurs Camille Alloing et Julien Pierre interpellent le sujet autour des points suivants: “J'aime, je clique. Le web se résume-t-il à ça ? La joie, la peur, la tristesse, la colère mais aussi l'ennui sont un ensemble d'affects qui circulent sur les réseaux sociaux. Cette circulation est facilitée par le design des interfaces.”.
Nos émotions sont provoquées, capturées, évaluées : mais quelle valeur les acteurs économiques du web accordent-ils à nos impulsions ?
Des questions pertinentes sont formulées autour et au travers d'une analyse à la fois technique, socioéconomique et critique, cet ouvrage propose des éléments de réflexion pour saisir l'émergence d'une économie numérique des émotions. Les auteurs de cette publication pensent que : “C'est même une stratégie pour les principales plateformes numériques. Nos émotions sont provoquées, capturées, évaluées : mais quelle valeur les acteurs économiques du web accordent-ils à nos impulsions ? Quel bénéfice en tirent-ils ? L'émotion est-elle une monnaie à partir du moment où son échange permet d'enrichir nos expériences ? Ou bien suppose-t-elle une nouvelle forme de travail de milliards d'internautes ? En tant qu'usagers du web, comment ce travail affectif change nos manières de nous exprimer et de nous informer ?”.
Dans un pays comme Haïti, où l’économie formelle s’effrite, où les infrastructures se fragilisent et où l’incertitude devient la norme, un autre type de richesse circule pourtant avec intensité : les émotions. Elles se partagent, se transforment, se monétisent parfois, au rythme des réseaux sociaux et des plateformes numériques. Faut-il y voir un simple exutoire collectif ou une véritable économie émergente, encore mal comprise et largement sous étudiée ? C’est une question que le monde académique, les décideurs et les acteurs économiques gagneraient à examiner de plus près.
Depuis plusieurs années, Haïti traverse une crise multidimensionnelle, mais paradoxalement, la vie numérique n’a jamais été aussi vibrante. Facebook, TikTok, WhatsApp, YouTube : ce sont désormais les places publiques où s’expriment colère, peur, humour, indignation, solidarité, foi ou nostalgie. Ces émotions ne sont pas de simples réactions spontanées ; elles deviennent des ressources, des leviers de mobilisation, des moteurs d’audience. Pourquoi ne pas les considérer comme un capital économique à part entière ?
De nombreux auteurs et chercheurs continuent d’explorer les différentes problématiques autour de cette thématique. Plus d’un reconnaissent que les plateformes numériques, elles, ne sont pas neutres. Elles récompensent ce qui émeut, choque, fait rire ou indigne. En Haïti, cela se traduit par des vidéos virales sur l’insécurité, des lives où l’on partage espoir ou colère, des campagnes citoyennes comme #PetroCaribeChallenge, ou encore des créateurs de contenus qui transforment leur vécu en audience, puis en revenus. Mais cette dynamique soulève une interrogation essentielle : qui contrôle réellement cette économie émotionnelle ? Les plateformes, les créateurs, ou les émotions elles-mêmes ?
Dans cette économie numérique, toutes les émotions ne se valent pas. Certaines deviennent virales, d’autres restent invisibles. Certaines mobilisent des dons, d’autres sombrent dans l’oubli. Cette hiérarchie émotionnelle pose des enjeux cruciaux : qui bénéficie de cette visibilité ? Quelles souffrances deviennent « monétisables » et lesquelles restent silencieuses ? Comment protéger la dignité des personnes dont les émotions deviennent des contenus ? Les chercheurs en communication, en économie comportementale et en sociologie numérique disposent ici d’un terrain d’étude immense. Pourquoi ce champ reste-t-il si peu exploré ?
L’économie numérique des émotions entre la politique, le social et l'économie ?
Dans ce nouveau territoire virtuel ou invisible, l’économie numérique des émotions n’est pas un phénomène abstrait ; elle produit des effets tangibles. Sur la vie politique d’abord : les émotions amplifiées en ligne peuvent mobiliser, mais aussi polariser. Elles peuvent créer un élan citoyen ou nourrir la désinformation. Sur la vie sociale ensuite : elles renforcent parfois la solidarité, mais génèrent aussi une fatigue émotionnelle collective, alimentée par un flux constant de contenus anxiogènes. Sur l’économie réelle enfin : créateurs de contenus, médias en ligne, campagnes de solidarité, influenceurs de la diaspora participent à une économie où l’attention devient une monnaie. Mais cette économie reste fragile, informelle, et souvent dépendante d’algorithmes étrangers. Comment transformer cette énergie émotionnelle en opportunité économique structurée, au lieu de la laisser dériver au gré des plateformes ?
Défis pertinents, enjeux parallèles: Haïti n’a pas seulement besoin d’infrastructures physiques ; elle a besoin d’une lecture nouvelle de ses ressources immatérielles. L’économie numérique des émotions en est une, puissante, vivante, mais encore mal comprise. Il est temps de poser les bonnes questions : comment mesurer la valeur économique de l’attention et des émotions haïtiennes ?
Drame collectif avec des conséquences incalculables. Comment protéger les citoyens contre la marchandisation abusive de leur souffrance ? Comment encourager une économie numérique éthique, créative et durable ? Comment intégrer cette dynamique dans les politiques publiques, les stratégies de développement et les recherches universitaires ?
Dynamique institutionnelle majeure. Haïti n’est pas seulement un pays en crise : c’est aussi un pays où les émotions circulent avec une intensité rare, où le numérique devient un espace de survie, de création et parfois d’innovation. Encore faut-il que l’économie et ceux qui étudient prennent enfin ces émotions au sérieux.
La puissance émotionnelle d’un peuple qui, malgré les crises, continue de s’exprimer, de créer, de mobiliser ?
Des économistes et/ou des politiques avisés pourraient grandement profiter de cette nouvelle mine numérique ou cette manne de l'économie émotionnelle, dans la situation actuelle en termes de vulnérabilité affichée par la majorité des utilisateurs et utilisatrices des médias sociaux.
Dans ce contexte particulier, au moment où l’économie haïtienne cherche de nouveaux leviers pour se réinventer, l’espace numérique révèle une ressource inattendue : la puissance émotionnelle d’un peuple qui, malgré les crises, continue de s’exprimer, de créer, de mobiliser.
Diaspora et communauté locale très actives sur les médias sociaux: cette énergie, qui circule à travers les réseaux sociaux, les contenus viraux, les mobilisations citoyennes et les récits de la diaspora, constitue un véritable capital immatériel. Pourtant, elle demeure largement ignorée par la majorité des analyses économiques traditionnelles, en dehors de celles et ceux qui finalisent certains agendas politiques même dans un contexte d'économie politique du chaos. Comprendre cette dynamique, c’est reconnaître que l’attention, l’indignation, la solidarité ou même la peur façonnent désormais des flux économiques, influencent des comportements collectifs et redéfinissent les rapports entre citoyens, médias et institutions.
De la responsabilité sociale et scientifique des espaces de recherche encore actifs et debouts dans le pays. Il appartient maintenant aux chercheurs, aux décideurs et aux acteurs du numérique de prendre la mesure de cette économie émotionnelle, d’en analyser les mécanismes et d’en anticiper les dérives. Car si les émotions peuvent mobiliser, elles peuvent aussi polariser ; si elles peuvent créer de la valeur, elles peuvent aussi fragiliser.
Dans tous les sens, Haïti gagnerait à transformer cette force diffuse en opportunité structurée, en s’interrogeant sur la manière de protéger la dignité des individus, de soutenir les créateurs locaux et de canaliser cette énergie vers un développement plus inclusif. L’économie numérique des émotions n’est pas un phénomène marginal : elle est déjà là, vivante, influente, et mérite enfin d’être pensée comme un enjeu stratégique pour l’avenir du pays.
Dominique Domerçant
