Toussaint Louverture, 220 ans après sa disparition

À l’occasion de la date du 7 avril 2023 qui ramenait le 220e anniversaire du décès de la grande figure de la nation haïtienne à laquelle on attribue souvent l’étiquette de « Premier des Noirs », il est intéressant de rappeler au souvenir de nos compatriotes les éléments de la vie ainsi que la valeur des exploits de celui qui fut successivement appelé « Toussaint Bréda » et « Toussaint Louverture ». L’historiographie reconnait que Toussaint était un homme extraordinaire doté d’une intelligence exceptionnelle, de nombreuses qualités humaines et auxquelles les Haïtiens et de nombreuses personnalités de plusieurs pays du monde vouent une grande admiration.

Les activités qui ont été organisées tant en Haïti qu’a l’étranger pour commémorer ce 220e anniversaire confirment à la fois le respect dont jouit Toussaint dans le monde actuel et qui grandira avec le temps. Localement, une cérémonie s’était déroulée en effet dans la matinée du 7 avril 2023 en son honneur au Musée du Panthéon national haïtien. Parallèlement, un hommage d’ampleur internationale lui a été rendu au Panthéon en France le même jour par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et la Région Île-de-France en partenariat avec le Centre des monuments nationaux avec la participation d’une délégation haïtienne.

 

Toussaint Louverture et ses débuts

On ne désigne généralement pas Toussaint Louverture par l’ensemble de son nom, François-Dominique Toussaint Louverture, alors qu’il était à l’origine Toussaint de Bréda ou Toussaint Bréda, non loin du Cap-Haïtien. On sait que cette dernière particule étant le nom de la plantation sur laquelle il était né vers le début des années 1740, plus d’un dit que c’était en 1743.

On ne connait pas les débuts de la vie de Toussaint. Il serait né esclave dans la colonie de Saint-Domingue, occupant des fonctions de domestique, plus précisément de cocher, comme nègre à talent.

Des rumeurs, qui circulaient depuis son vivant, racontent qu’il aurait été le fils de Gahou Deguénon, certains disent Gaou Guinou, un prince africain de la famille royale d’Allada de l’ancien Dahomey, aujourd’hui République du Bénin.

Tout le monde sait que Toussaint Louverture savait lire et écrire, mais il a été alphabétisé tardivement, puisqu’en 1779, quand il était dans la trentaine, il avait déclaré dans un acte ne savoir « ni signer ni écrire ».

Toussaint avait servi d’abord comme esclave sur l’habitation Bréda, où il était « le protégé du gérant Bayon de Libertat, qui lui aurait accordé une liberté de savane » qui lui avait permis de bénéficier de la liberté de mouvement sans être affranchi.

La date de son affranchissement n’est pas connue de manière certaine. Certains historiens avançant l’année 1776, tandis que pour d’autres, son affranchissement remonte à la fin des années 1760 ou au début des années 1770, sous le nom de Toussaint Bréda. Après cet évènement important de sa vie, il avait acquis une habitation caféière au Petit-Cormier où travaillaient treize esclaves dont Jean-Jacques Dessalines, son futur successeur à la tête du mouvement pour la liberté des esclaves, qui allait lui servir fidèlement dans ses premières batailles tant contre les puissances coloniales établies à Saint-Domingue que dans les affrontements avec les mulâtres de Saint-Domingue.

Toussaint Bréda avait eu la chance d’être un esclave privilégié qui avait bénéficié assez tôt d’une ascension sociale contrairement à la plupart de ses frères. Ce qui explique que sa situation à l’aube de la Révolution française était plutôt confortable pour quelqu’un de sa race.

Si au début de la Révolution, il possédait plusieurs plantations, il n’avait pas hésité à s’impliquer très tôt dans la lutte d’émancipation des Noirs de Saint-Domingue qu’il avait rejointe peu de temps après la Cérémonie du Bois-Caïman qui s’était tenue dans la nuit du 13 au 14 août 1791.

Il s’était d’abord engagé dans le mouvement, à titre de médecin et de conseiller, et de secrétaire, parce qu’il savait lire et écrire.

On sait que, quatre mois après la Cérémonie du Bois-Caïman, en décembre 1791, en plein vague de répression des autorités françaises contre la rébellion des Noirs qui avaient détruit à travers la pratique de la terre brûlée qui fut le mode opératoire des insurgés de Saint-Domingue, où de nombreuses plantations furent incendiées et plusieurs colons assassinés, il avait dû, « ainsi que de nombreux autres chefs de la révolte, traverser la frontière pour s’exiler et se mettre au service de Sa Majesté la reine d’Espagne » dans une armée où il avait arraché rapidement le rang de capitaine.

À la faveur d’une longue période d’agitation dans la colonie non seulement entre les esclaves et l’armée française, mais également entre les autorités françaises qui s’opposaient pour de nombreuses raisons politiques, Toussaint avait été appelé par le général Lavaux qui lui avait fait le 5 mai 1794 une offre pour rallier le camp républicain le 18 mai 1794. C’était neuf mois après la proclamation de la liberté générale par le Commissaire général Sonthonax le 29 août 1793 et six mois avant l’abolition de l’esclavage par la Convention à la date du 4 février 1794.

L’ancien capitaine avait entrainé avec lui dans sa défection vis-à-vis des troupes espagnoles une armée de 4 000 hommes disciplinés, bien entraînés et attachés à sa personne, qui lui avait permis de reprendre pour le compte de la France de nombreux territoires que lui-même avait fait gagner à l’Espagne.

Cette décision de se mettre au service de la France avait été motivée par la promesse qui lui a été faite par les autorités françaises de la reconnaissance de la liberté de ses frères et aussi parce que Sonthonax voulait se débarrasser du gouverneur Galbaud qui, après avoir bénéficié d’un héritage à Saint-Domingue, n’avait pas accepté qu’il fût désormais disqualifié pour occuper le poste de gouverneur, comme le voulait lui faire entendre le célèbre commissaire.

Suite à la proclamation de la liberté générale, Toussaint Bréda s’était imposé comme le nouveau chef de l’insurrection d’autant que Boukman, le grand protagoniste du mouvement du 14 août 1791 avait été éliminé par les troupes coloniales. Il avait choisi très tôt d’offrir ses services à Biassou qu’il avait jugé plus malléable que Jean-François, le chef suprême après la mort de Boukman. Les historiens rapportent aussi que pendant les années 1793-1794, Toussaint s’était également émancipé de la tutelle des chefs historiques pour prendre la tête du mouvement des Noirs. Et c’est là que commençaient à se manifester ses ambitions politiques qui devaient avec le temps dépasser toutes les limites jusqu’à sa disparition de la scène de la colonie. 

 

Que dire sur la personnalité de Toussaint Louverture ?

Pour comprendre l’ascension de Toussaint Louverture, qui était passé en moins d’une trentaine d’années du statut d’esclave à celui de gouverneur général à vie de la colonie lors de l’adoption de la Constitution de 1801, il faut rappeler quelques traits de sa personnalité en se fondant sur les analyses des historiens et divers autres spécialistes.

L’ambassadeur d’Haïti à Paris, Jacky Dahomey, dans ses propos de circonstance à la cérémonie de commémoration du 7 avril 2023, avait rappelé les grandes valeurs qu’il avait incarnées dans ses combats en faveur de ses frères et qui font partie selon le diplomate de l’héritage louverturien : « l’égalité des droits et l’égalité des conditions ; la fraternité universelle ».

 Il faut se poser aussi quelques questions sur sa personnalité. Notamment se demander s’il avait souffert du syndrome d’Hubris, un type d’altération de la personnalité dont parlent depuis les dix dernières années les spécialistes de psychologie.

Selon Wikipédia, « le mot hubris ou hybris en grec désigne un comportement ou un sentiment violent inspiré par des passions, particulièrement un orgueil excessif, l’excès de pouvoir et de ce vertige qu’engendre un succès trop continu. Les Grecs lui opposaient la tempérance et la modération, qui est d’abord la connaissance de soi et de ses limites ».

L’hubris ou hybris n’est pas réservée aux personnages de la mythologie du domaine de l’imaginaire ni des héros de la tragédie grecque, c’était aussi la caractéristique de personnages réels comme Alcibiade dans les livres de Platon. La caractéristique majeure de l’hubris ou de l’hybris est la démesure qui affecte le comportement de certaines personnes dans la vie et l’orgueil démesuré d’un dirigeant politique ou autre ou de diverses autres personnes qui affichent un ego surdimensionné. En effet, ce sont en plus des personnes autoritaires qui ne supportent pas qu’on oppose des arguments contradictoires à leurs ordres ou à leurs décisions.

C’est sans doute aussi ce trait du caractère de Toussaint Louverture qui lui avait valu les inimitiés de certains de ses plus proches collaborateurs comme Maurepas, Christophe et Dessalines qui l’avaient lâché quand les autorités de l’expédition Leclerc menaient des manœuvres pour l’arrêter en vue de sa déportation vers la métropole.

On a pu en effet constater qu’entre les années 1794 et la chute de Toussaint en 1802, il était devenu un personnage d’une ambition incontrôlable qui avait gravi finalement par ses propres initiatives tous les échelons du pouvoir dans la colonie en s’opposant ouvertement aux autorités de la métropole sans la moindre crainte de représailles. En effet, c’est cet ensemble d’actes d’insubordination qui avait exaspéré Bonaparte et motivé le débarquement des 31 131 hommes de l’expédition Leclerc qui était chargée entre autres de l’éliminer complètement de la scène de Saint-Domingue où il était devenu le maitre absolu.

 

L’ascension fulgurante de Toussaint sur la scène militaire et politique de Saint-Domingue

Toutes les sources signalent que Toussaint était un modèle de chef de guerre qui avait imposé aussi aux insurgés une grande discipline qui tranchait avec la totale désorganisation des groupes de combattants tels qu’ils étaient au départ. Pour lui, la discipline était une question de survie pour protéger sa personne et ses biens ainsi que pour les insurgés s’ils étaient laissés à eux-mêmes.

Toussaint, qui avait fait preuve de beaucoup de zèle en faveur de la France et gagné de nombreuses batailles, avait été nommé général de brigade en 1795, puis lieutenant-gouverneur de Saint-Domingue en 1796 et commandant en chef de l’armée en 1797.

Après avoir poursuivi les forces anglaises qui avaient occupé divers points à Saint-Domingue, il avait commencé à afficher ses ambitions politiques en s’en prenant une à une aux autorités françaises dans la colonie, puis à ses rivaux de couleur différente. C’est ainsi qu’il avait renvoyé en France successivement entre autres le général Lavaux en septembre 1796, la première autorité française à laquelle il s’était rallié le 25 juin 1794, puis le commissaire Sonthonax en août 1797 qui lui avait accordé de nombreuses promotions au sein de l’armée de la métropole. Puis, ce sera le tour du général Hédouville en 1798 et de plusieurs autres, noirs ou métis. Il avait combattu la rébellion de Pétion et de Rigaud, le chef des mulâtres dans la colonie, dans ce qu’on appelle la Guerre du Sud ou Guerre des Couteaux en 1799-1800 où 10 000 sang-mêlés avaient été tués et qui s’était soldée par le départ en exil de ses deux grands adversaires. Il avait également, pour raison de méfiance par rapport à son autorité absolue, fait exécuter le 25 novembre 1801 son propre neveu, le général Moise, commandant de l’arrondissement de Fort-Liberté. La raison était que Toussaint soupçonnait Moise de vouloir s’emparer du pouvoir parce que celui-ci critiquait ouvertement sa complaisance envers les planteurs blancs dont il avait accepté le retour pour relancer l’économie saint-dominguoise, moyennant le recours au travail forcé, conformément aux règlements de culture adoptés par la Constitution de 1801.

En 1800, l’ancien esclave de Bréda avait pris le nom de Louverture à cause de ses fulgurantes victoires sur les Espagnols, continuant à gravir tous les échelons administratifs et militaires, pour devenir général en chef et gouverneur général de Saint-Domingue.

Comme il disposait de fait de tous les pouvoirs après tous les départs des plus hautes autorités locales, il avait obligé les anciens esclaves à reprendre le travail et facilité le retour des colons qui avaient à un certain moment fui les fureurs en lien avec les agitations qui secouaient Saint-Domingue. En plus, en dépit de l’opposition des autorités françaises, Toussaint Louverture avait aussi pris possession de la partie de l’Est cédée à la France par le Traité de Bâle.et avait fait voter le 3 juillet 1801, une Constitution où la colonie se trouvait dotée de lois particulières et où fut instituée ce que Aimé Césaire avait appelé une sorte de « Commonwealth français ».

On comprend que ce que Napoléon avait considéré comme une série d’affronts à son autorité avait soulevé légitimement la colère du Premier Consul qui avait pris la décision d’envoyer à Saint-Domingue un corps expéditionnaire dirigé par le général Leclerc afin de se débarrasser de celui qui se permettait d’écrire d’égal à égal aux plus hautes autorités françaises en tant que « Premier des Noirs au Premier des Français ».

 

La chute et la mort de Toussaint Louverture

Après le débarquement de Leclerc le 1er février 1802, les troupes de Toussaint furent battues non sans difficulté par l’armée expéditionnaire, après une résistance qui avait duré plusieurs mois au terme de laquelle le général noir avait fini par déposer les armes à la date du 5 mai 1802 après les trahisons de Maurepas, de Christophe et même selon certaines sources de Dessalines. Un mois plus tard, tout s’était soldé par l’arrestation de Toussaint le 7 juin 1802 et sa déportation sur le Héros suivie de son emprisonnement en France au Fort de Joux dans le Jura.

L’histoire rapporte une citation célèbre qu’on lui doit lors de son embarquement, qui est très prisée par les Haïtiens: « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs; il poussera par les racines, car celles-ci sont profondes et nombreuses ! » (11-12 juin 1802)

Les causes de sa mort sont controversées. Les conditions déplorables de son emprisonnement ainsi que la rudesse du climat hivernal et continental au Fort de Joux où il était incarcéré avaient sans nul doute aggravé l’état de santé d’un homme qui avait toujours vécu dans un environnement tropical et qu’on a laissé souffrir cruellement du froid. Si certains ont prétendu qu’il aurait été assassiné, pour la plupart des historiens, il aurait succombé le 7 avril 1803 d’une pneumonie, voire de ce qu’on appelait autrefois apoplexie et de nos jours, accident vasculaire cérébral, on ne sait pas exactement ce que sont devenus les restes du « Premier des Noirs ». Certains pensent que la restitution de ses restes à Haïti sous François Mitterrand en 1983 n’avait qu’une valeur symbolique. Ses soi-disant restes avaient été récupérés de la fosse où il fut inhumé au Fort-de-Joux, 180 ans après sa mort, pour satisfaire la demande de la partie haïtienne, sous Jean-Claude Duvalier.

En la circonstance, le chef du Protocole de la République française avait remis l’urne contenant les « restes de Toussaint Louverture » au cours d’une cérémonie qui, depuis, est gardée au Musée du Panthéon national haïtien, le MUPANAH.

Un autre geste mémorable qui a été fait à Toussaint peu de temps après par la France a été l’inauguration au Panthéon à Paris en 1998 d’une plaque commémorative en son honneur.

 

L’image de Toussaint reste controversée

De par son statut d’ancien esclave et de principal instigateur de la Révolution haïtienne, Toussaint Louverture a pendant longtemps bénéficié d’une image positive de la part de nombreux historiens ainsi que des Haïtiens et des Africains. L’historiographie contemporaine se montre beaucoup plus nuancée quant à son rapport avec l’esclavage, rappelant que Toussaint Louverture était propriétaire d’esclaves.

On rapporte aussi que sa Constitution, la Constitution de 1801, comporte de nombreuses mesures calquées sur le modèle colonial qui était loin d’être favorables aux droits des travailleurs, comme la possibilité de recourir aux travaux forcés, l’assignation à des terres confiées par les producteurs.

Toussaint Louverture, le Libérateur, reste néanmoins une figure historique majeure dans l’histoire de la lutte contre la traite des Noirs et contre la colonisation auquel le monde entier rend hommage.

Toussaint, qui fut l’un des plus grands stratèges militaires de son temps et que tous les Haïtiens adorent, est encore aujourd’hui considéré tant en Haïti que dans les restes du monde comme un symbole de la Révolution haïtienne et de la première abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Pour autant, il n’avait pas vécu assez longtemps pour voir son île natale obtenir son indépendance en 1804 grâce à l’un de ses lieutenants, Jean-Jacques Dessalines qui fut au départ esclave sur l’une de ses plantations.

 

Jean SAINT-VIL

jeanssaint_vil@yahoo.fr

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES