L’art en Haïti n’a jamais été un simple divertissement. Il a toujours été un cri, une révolte, une réponse à l’histoire tumultueuse d’une nation née dans le sang et la résistance. Aujourd’hui, alors que Port-au-Prince se consume dans une guerre civile non déclarée, la culture elle-même est en voie d’extinction. Ce n’est pas seulement la violence qui tue, mais l’indifférence, l’hypocrisie internationale et l’abandon progressif des élites locales.
Les artistes, qui autrefois façonnaient l’âme de la capitale, sont désormais en fuite, en exil ou enterrés sous l’oubli. Les quartiers autrefois lumineux de Canapé-Vert, de Pacot et de Bois-Verna sont devenus des no man’s lands où seuls résonnent les cris des otages et les rafales d’armes automatiques. Dans cette descente aux enfers, l’art haïtien, qui a toujours survécu aux tyrannies et aux catastrophes naturelles, risque cette fois d’être anéanti de manière irréversible.
Port-au-Prince ne meurt pas uniquement sous les balles. Elle s’efface lentement sous le poids de l’oubli, de la désinformation et de la lâcheté politique. Si l’on s’alarme du contrôle de la ville par des factions armées, peu évoquent la destruction d’un patrimoine immatériel pourtant essentiel à l’identité haïtienne. Dans le passé, même sous la dictature des Duvalier, l’art haïtien trouvait des brèches pour s’exprimer. Sous le régime de Papa Doc, des poètes publiaient clandestinement, des musiciens codifiaient leur révolte dans des chansons cryptées, et les peintres dénonçaient la tyrannie à travers des fresques symboliques. Aujourd’hui, cette résistance culturelle semble brisée. Les galeries ferment leurs portes : la Galerie Nader, jadis un sanctuaire de l’art haïtien, peine à exister dans un climat où collectionner des œuvres devient un risque sécuritaire.
Les musées sont abandonnés : le Musée du Panthéon National Haïtien (MUPANAH), censé préserver la mémoire nationale, est devenu une coquille vide, sa mission étouffée par le chaos ambiant.
Les fresques murales disparaissent : autrefois, chaque coin de rue était un témoignage pictural du passé et des luttes du peuple. Aujourd’hui, ces œuvres sont vandalisées, remplacées par des graffitis de guerre marquant les territoires des factions armées.
L’art ne meurt pas uniquement à cause de la violence. Il est aussi victime de la fuite des élites, de la complicité silencieuse d’une bourgeoisie qui, plutôt que de défendre le patrimoine, s’est réfugiée derrière les murs sécurisés de Pétion-Ville ou a fui vers l’étranger, laissant derrière elle une capitale livrée à elle-même.
Canapé-Vert et Pacot : du raffinement intellectuel à la terreur urbaine
Parler de Canapé-Vert ou de Pacot aujourd’hui, c’est évoquer un passé presque mythologique. Ces quartiers étaient autrefois le cœur battant de l’intellectualisme haïtien, des enclaves où se côtoyaient écrivains, cinéastes, diplomates et artistes de renommée internationale.
Il y a quelques années, Canapé-Vert abritait encore des espaces de création, des lieux où l’on débattait d’art et de politique, où les écrivains comme Frankétienne organisaient des lectures en plein air. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un champ de bataille. Les maisons bourgeoises ont été pillées ou abandonnées. Les quelques galeries encore en activité doivent traiter avec des factions armées, négociant des rançons pour préserver ce qui peut l’être. L’espace public est devenu un territoire interdit. Les parcs, où se réunissaient jadis les poètes et les philosophes, sont maintenant des repaires où se vendent armes et drogues. Pacot, ce quartier autrefois synonyme de raffinement, est aujourd’hui une zone de non-droit. Les artistes qui y résidaient ont été contraints de fuir, remplacés par des hommes en armes dictant leur propre loi
Les rares résidents encore présents vivent dans la terreur, enfermés derrière des grilles, priant pour ne pas être les prochaines victimes d’un enlèvement.
Les écoles d’art et les studios d’enregistrement sont fermés ou transformés en caches pour des groupes criminels.
Le plus tragique est que cette déchéance ne semble inquiéter personne. L’État haïtien, fantôme de lui-même, est incapable de reprendre le contrôle. La communauté internationale, qui se dit préoccupée par la situation, ne fait rien pour protéger l’un des patrimoines culturels les plus riches des Caraïbes.
Il ne s’agit pas simplement d’un conflit territorial. Ce qui se joue en Haïti, c’est une guerre contre l’intelligence, contre l’esprit critique, contre toute forme d’expression artistique capable de documenter et de résister à l’horreur en cours.
Détruire l’art, c’est effacer la mémoire d’un peuple. C’est priver les générations futures de leurs racines culturelles. C’est condamner Haïti à une amnésie collective où il ne restera que la violence comme mode d’expression.
Dans ce contexte, l’artiste devient une cible. Ceux qui osent encore créer en Haïti prennent des risques immenses. Publier un poème dénonçant la situation actuelle, peindre une fresque évoquant la détresse du peuple, réaliser un documentaire sur la guerre des gangs, c’est s’exposer à des représailles immédiates
Si rien ne change, Port-au-Prince pourrait devenir la première capitale des Amériques à connaître une extinction culturelle totale. Une ville sans art, sans musique, sans littérature. Une ville où la seule mémoire serait celle des balles et du sang.
L’histoire jugera ceux qui auront laissé faire. L’élite haïtienne, qui a tourné le dos à son propre peuple, porte une responsabilité immense. Les institutions internationales, qui préfèrent analyser la situation à distance plutôt qu’intervenir concrètement, auront aussi des comptes à rendre.
L’histoire haïtienne est faite de renaissances. Peut-être qu’un jour, lorsque la poussière retombera, lorsque les armes se tairont, des artistes émergeront des ruines pour raconter cette période de ténèbres. Peut-être qu’un jour, Canapé-Vert et Pacot redeviendront des lieux de création.
Mais pour que cet espoir devienne réalité, encore faudrait-il qu’il reste des artistes en vie pour témoigner.
Haïti est à un tournant de son histoire. Si le monde ne réagit pas, si les Haïtiens eux-mêmes n’exigent pas la protection de leur patrimoine, alors ce n’est pas seulement un pays qui s’effondrera, mais une civilisation tout entière.
Godson MOULITE