Haïti, crises sociopolitiques, l’enfer quotidien des professionnels de santé

Jean Tonn est dentiste diplômé de la faculté d’Odontologie de l’Université d’État d’Haïti, il vit aujourd’hui à l’étranger contre sa volonté, mais à l’abri du climat insécure de son pays. Ayant laissé Haïti en trombe avec sa famille, Dr Tonn reconnait avoir fui non pas le pays, mais les instabilités sociopolitiques avec le kidnapping comme élément incontournable.

Depuis tantôt deux ans, Haïti connait une hausse incontrôlée des cas de kidnapping. On se fait enlever partout et n’importe quand. Si c’est toute la société qui est à genoux face aux gangs aux pouvoirs démesurés, le sort des professionnels de santé retient l’attention.

Durant ces deux dernières années, pas moins d’une vingtaine de médecins, infirmières, biologistes, pharmaciens de diverses spécialités ont été kidnappés ou assassinés dans un pays auquel ils se sont pourtant voués.

 Si le premier évènement phare remonte au 28 novembre 2020 avec l’enlèvement d’un interne de l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti dans les parages de l’institution où il prodiguait des soins, toute une cohorte de professionnels de santé allait vivre la même mésaventure durant l’année 2021.

Les enlèvements, séquestrations et rapts qui définissent le fait de déplacer par ruse ou par violence une ou plusieurs personnes sans détenir une autorité légale à cet effet et aux fins de chantages, de rançons ou non, sont punis par la loi et revêtent d’un statut criminel au regard des conventions internationales.

Ayant investi la chronique dans les années 2004 en Haïti, le kidnapping est devenu quotidien à l’actualité haïtienne et les conséquences sont légions et délétères pour le pays.

Interrogé sur la question, le Dr Garnel Michel peine à douter que le secteur de la santé n’ait pas été visé par ces obscurs agissements durant ces derniers mois. Quand un professionnel de santé ne se fait pas kidnapper, il est assassiné ou paralysé par la peur d’être atteint par ce mal qui rode en tout lieu et à toute heure.

28 novembre 2020, l’interne Hans David Télémaque a été enlevé aux environs de l’hôpital général, le 22 décembre 2020 Berthony Sylva et Jean-Reynold Saint-Hilaire, deux employés de l’Hôpital Alma Mater de Gros-Morne ont été kidnappés. L’année 2020 a comme annoncé la crise, car le 10 janvier 2021 ce fut le tour du Dr Marie Laure Daniel, enlevée à Pétion-ville.

La situation allait prendre une autre tournure le 28 février 2021 avec l’assassinat du Dr Ernst Paddy qui résistait à une tentative de kidnapping. Le mois prochain c’est le Dr Jerry Bitar qui s’est fait enlever à Thomassin le 27 mars 2021.

Le mois d’avril a connu la plus grande tournée des ravisseurs contre les professionnels de santé, pas moins de 6 ravissements contre médecins, étudiants, professeurs et employés d’hôpital. L’orthopédiste Dr Valembrun le 10 avril ; le lendemain soit le 11 avril Hugues Baptiste, prêtre et étudiant en deuxième année de médecine ; Guy Blaise, employé de l’hôpital Sainte Boniface le 20 avril ; le 22 avril à Marline Néréstant étudiante en 2e année en sciences infirmières , retrouvée morte 3 jours plus tard ; la pharmacienne et professeure de 30 ans de carrière à la Faculté de Médecine et de Pharmacie Marie Josette Malvoisin revenant de dispenser son cours le 24 du même mois  et le 27 avril le psychologue finissant Valery Leonard Dérival allait lui aussi subir la loi des kidnappeurs.

Le train de malheur a fait chemin et l’empreinte plus saillante, l’infirmière Virgile Lorna Rose Fils-Aimé a été tuée d’une balle à Martissant alors qu’elle se trouvait à bord d’une ambulance. Tout le monde a cru au pire, le comble, mais les hostilités ont perduré, trois professionnels de santé ont été kidnappés le mois suivant. Le gynécologue Dr Hervé Chéry, le 17 août ; l’orthopédiste Dr Workens Alexandre, le 18 août et une technicienne de laboratoire de l’hôpital nos petits frères et sœurs Marie Benicia Benoit le 25 du mois.  

En Haïti, l’entreprise du kidnapping ne chôme pas, elle s’enracine continuellement. Rocheline Louis Benèche, la femme du Dr Benèche Martial a été enlevée le 7 septembre 2021 et quelques jours plus tard ce fut le Dr Herby Lafrance avec son frère à Turgeau le 23 septembre.

L’un des coups les plus fatals portés aux professionnels de santé fut le 4 décembre 2021. Le Dr Makindi Guerrier et sa femme ont été blessés par balles en essuyant une tentative de kidnapping. Si dans un premier temps la tétraplégie menaçait le jeune chirurgien-dentiste de 36 ans, il rendit l’âme le 12 décembre 2021 emportant avec lui rêves, histoire et l’espoir de toute une famille, un secteur de santé et de tout un pays qui multiplie les litanies au rétablissement d’un climat supportable.

Le kidnapping est loin d’être un phénomène haïtien, il n’a pas non plus été inventé ici, le débat doit surtout adresser les comportements des autorités étatiques face au problème, mais aussi les considérations que la société en fait.

Si le kidnapping a signé une terrifiante progression dans le pays, il a profité de cette crise généralisée où le gouvernement manchot d’un président, le parlement presque caduc justifient l’impuissance avérée des institutions  du pays. Selon le centre de recherche en droit humain CARDH, Haïti a connu plus 1000 cas de kidnapping en 2021.

Cependant, résilience ou instinct de survie, les professionnels de santé réagissent face au fléau du kidnapping. Certains partent ou se sauvent, d’autres restent bon gré mal gré….

Exilé de son pays

Dr Tonn considère qu’il a été obligé de laisser le pays. «  Je me sens nostalgique,  frustré et gaspillé », confie-t-il. Ayant entamé sa carrière de dentiste il y a dix ans, c’est un professionnel de plus qui laisse le pays.

« C’est un privilège de pratiquer la médecine chez soi,  étudier à l’Université d’État aux frais du pays l’est encore plus » avoue Hans David Télémaque vivant aujourd’hui à l’étranger après son kidnapping en novembre 2020. Le jeune homme qui a aussi fait la technologie médicale à la même institution lâche non pas sans amertume qu’il n’a pas étudié la médecine pour être contraint de la pratiquer ailleurs. Guenio qui comme Télémaque a étudié en Haïti regrette que la situation sécuritaire du pays l’ait poussé hors de son terroir. « Frustration. J’ai laissé une clinique communautaire que j’ai fondée dans ma province natale et c’est presqu’inexistante aujourd’hui, car je ne suis plus là », témoigne le jeune médecin originaire de Cabaret.

Quelles options pour ceux qui partent ?

« Cela varie avec la détermination du professionnel », reconnait Joseph qui a gagné les USA en juillet 2014. Jeune médecin venant tout juste de boucler son internat, les options sont nombreuses selon lui.  «  Ayant été médecin en Haïti, on peut faire une équivalence en Nursing ou passer l’examen de USMLE ou travailler comme assistant dans diverses spécialités de médecine sans pour autant être médecin », assure-t-il.

Cela est différent pour Tonn qui a déjà trop de responsabilités pour revenir aux études pour être dentiste « Je peux travailler dans le même domaine, mais je ne pourrai jamais être dentiste ici » déclare celui qui doit prendre soin de sa femme et de ses deux enfants dans un pays où il est en quête d’adaptation.

Au regard du Dr Claudy Pierre Junior qui est aussi journaliste, les médecins haïtiens une fois émigrés en terres étrangères sont souvent rétrogradés, les rares ayant intégré le système américain, on les connait tous dit-il. «  Beaucoup de reconversion professionnelle, investir dix ans pour devenir médecin et entamer une carrière pour ensuite tout recommencer ailleurs, cela provoque plus qu’un choc psychologique » postule le journaliste qui lui-même vit en Haïti. C’est un gaspillage selon lui, le pays forme des professionnels pour être dégradés ailleurs».

Pour Dodo qui est en formation pour devenir gynécologue à un hôpital universitaire en Haïti, il est ultra difficile pour un professionnel de santé de tout reprendre à zéro. Selon lui ce serait plus supportable s’il s’agissait de 4 ans d’investissement, mais il est question de quinze à vingt ans de construction, d’acquisition d’un statut qu’on perd brusquement en échange de sa survie ou d’un climat moins dangereux. Par contre le gynécologue en devenir croit à l’instar de Maurice Sixto qu’en toute circonstance, l’homme doit toujours avoir la possibilité de choisir la vie ».

Rester bon gré mal gré

On connait tous des professionnels de santé qui fuient le pays, mais ceux qui restent sont de loin plus nombreux. Pour Dodo beaucoup restent dans le pays faute de mieux, ils n’ont pas un visa ou ne veulent pas recommencer. D’autres pourtant ont le choix, mais sont conscients de ce qu’ils représentent dans un pays où il existe des communes qui n’ont même pas un médecin. Dr Garnel quant à lui croit que les professionnels de santé ne pourront pas tous laisser le pays. Au Dr Claudy d’ajouter qu’on ne planifie pas l’avenir sans des professionnels, à l’État de trouver des formules de retenir les professionnels. « Étant professionnel, on n’est jamais mieux que chez soi », soutient-il.

 C’est un débat alors complexe aux yeux du Dr Garnel, spécialiste en santé publique qui assume que parler de sécurité pour un professionnel implique plus qu’une sécurité physique.  

Revenir

« Je ne reviendrai pas ! Le médecin haïtien n’est plus ce qu’il était. Je peux aider de loin, mais je ne reviendrai » assure Genio.

« Si demain, on me garantit ne serait-ce qu’un climat de sécurité dans le pays, j’achète immédiatement des tickets et je rentre chez moi avec ma famille. On comprend mieux le patient haïtien quand on est haïtien, on partage les mêmes mœurs, la même culture» déclare Tonn.

« Personne n’aime tant se déplacer, on est beaucoup plus confortable là où on a grandi. Pourvu qu’Haïti prenne une direction nouvelle, je reviendrai dans mon pays, mais hélas…. » lance Joseph avec tristesse.

Résoudre le problème

Quand on laisse, résout-on un problème ? À quoi contribue-t-on réellement ?

Georgeton Bien-Aimé qui a étudié la Pharmacie puis la médecine à l’Université d’État d’Haïti aborde la question avec plusieurs considérations. Selon lui, on résout un problème personnel, mais pas forcément celui du pays. Dr Garnel quant à lui croit que les professionnels qui partent peuvent être utilisés à bon escient. Porteur du projet Bak Lakay, il croit qu’à distance, ils peuvent contribuer au développement de leurs communautés d’origine. Il propose par là qu’on offre un autre pays aux professionnels qui sont encore là, les étudiants en sciences de la santé et à tout haïtien désireux de vivre chez lui.

Conséquences sur le système de santé

La fuite des cerveaux n’a jamais été un phénomène isolé, des conséquences systémiques en découlent. Le Dr Garnel Michel regrette que des professionnels de santé fuient le pays alors qu’il n’y en a pas assez. Un avis partagé par Dodo et Dr Claudy. «  Nous ne sommes pas de trop dans le pays. Le départ de chaque professionnel se fera sentir considérablement » annonce Dodo qui est pourtant convaincu qu’on ne doit critiquer quelqu’un qui a laissé  le pays alors qu’on ne peut aucunement garantir sa sécurité.

Le système de santé allait très mal déjà, cet exode continu des professionnels de santé aggrave la situation. Un médecin haïtien est un praticien hospitalier, ayant des patients qui lui font confiance, il est aussi professeur d’Université, cadre expérimenté ou l’espoir de la relève.

Quelle issue?

Si la question traite de la fuite des professionnels de santé à cause de l’insécurité et le kidnapping, il faut toutefois reconnaître que c’est une question d’ordre général. Professionnels ou non, médecins ou non, on se fait tuer ou enlever en Haïti dans un mépris méconnaissable d’une société qui a pourtant choisi la démocratie et l’état de droit.

Dr Garnel Michel approche avec dextérité que le problème ne peut être résolu isolément au regard du sort des professionnels de santé. «  Si on doit faire quelque chose, c’est pour tout le pays et la santé en bénéficiera », défend le spécialiste en santé publique. Dr Claudy abonde dans le même sens quand il prêche une considération holistique de la question. Aujourd’hui, médecins, avocats, agronomes, ingénieurs , professeurs, entrepreneurs fuient le pays. Le professionnel est chassé de chez lui. « L’État doit retenir les professionnels de santé en résolvant les problèmes du pays à plusieurs niveaux », propose le journaliste.

En matière de proposition Tonn croit qu’avec les lois existantes et les conventions internationales qu’Haïti a signées, le pays devrait être  un paradis en matière de sécurité et de justice, il est convaincu que nous devons pratiquer ce que nous prêchons. Télémaque croit quant à lui qu’une conscience nationale est nécessaire.

La situation du kidnapping qui gangrène le pays dans toutes ses composantes et dans tous les aspects de la vie quotidienne dont la fuite des cerveaux qui appréhendent les professionnels de santé est un sujet urgent. On en parle partout, on bloque les rues pour exiger la libération des otages, les hôpitaux se ferment pour la même cause, les professionnels de santé rentrent en grèvent pour exiger la délivrance de leurs collègues et enfin ils partent ou ils restent en courant chaque jour le risque de se faire enlever, décapitaliser et repartir de rien, les ravisseurs exigeant entre cent mille et un million de dollars américains aux familles de chaque victime.  

Il devient en plus d’une question d’état, un problème sociétal que tout haïtien est censé débattre.

 

Bead Charlemagne CHARLORIN

 

Nb : Plusieurs témoins ont décidé de garder l’anonymat dans leurs témoignages.

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