Diversités de points de vue en politique monétaire

Les comités de politique monétaire doivent se réformer pour éviter la pensée unique et garantir de judicieuses prises de décisions.

L’élaboration de la politique monétaire nécessite des jugements complexes en temps réel. C’est pour cette raison que dans tous les pays avancés, à l’exception du Canada, la politique monétaire est déléguée à un comité d’experts plutôt qu’à un seul décideur. Dans la pratique, toutefois, la prise de décision se heurte aux écueils de la pensée unique, du purement symbolique et de la marginalisation des opinions divergentes. Il est vrai que la gouvernance des banques centrales n’a pas toujours suivi les pratiques optimales pour encourager la diversité d’opinions, en dissociant les rôles de président du conseil et de directeur général, et en adoptant des procédures garantissant fondamentalement à chaque membre du comité le même niveau d’influence et de responsabilité dans ses décisions.

Les écueils de la pensée unique sont apparus au grand jour durant la période précédant la crise financière mondiale de 2008. La récession a débuté aux États-Unis en décembre 2007 et en Europe en avril 2008. À la Banque d’Angleterre, l’un des auteurs du présent article a représenté la seule opinion divergente, avertissant de l’imminence de la crise (Blanchflower, 2008) ; en revanche, le comité de politique monétaire (CPM) du Royaume-Uni, dans son rapport sur l’inflation publié en août 2008, n’a fait aucune mention du risque de récession. En septembre 2008, peu de temps après la faillite de Lehman, le comité fédéral de l’open-market (FOMC) des États-Unis a conclu que les risques d’amélioration pour l’inflation et de détérioration pour la croissance restaient globalement équilibrés et a voté à l’unanimité pour le maintien de l’orientation de la politique monétaire. Dès début octobre, toutefois, les grandes banques centrales ont décidé de procéder à une baisse coordonnée des taux d’intérêt sans précédent.

Plus récemment, l’économie mondiale s’est retrouvée en terre inconnue dès l’apparition de la pandémie de COVID-19, et il a fallu prendre des positions difficiles sur les perspectives économiques et la trajectoire appropriée de la politique monétaire. Dans ce contexte, les symptômes de la pensée unique ont été encore plus flagrants, car nombre de banques centrales ont cherché à présenter un front uni et à parler d’une seule voix, avec une infime proportion seulement de voix divergentes sur les décisions cruciales. Lors des 16 réunions du FOMC tenues entre 2021 et 2022, par exemple, il n’y a eu que deux voix dissidentes sur un total de 174 voix exprimées. En revanche, les voix contre ont été relativement courantes lors des réunions du CPM du Royaume-Uni en 2022, plusieurs séances se soldant notamment par un décompte de 6 voix contre 3.

Le discernement dans l’élaboration de la politique monétaire gardera certainement toute son importance à l’avenir. La situation économique et financière risque d’évoluer rapidement, au rythme de la propagation de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique et des nanotechnologies. Un modèle macroéconomique fondé sur des données passées peut être utile dans un certain nombre de contextes, mais le discernement et le bon sens resteront essentiels pour interpréter les nouvelles données disponibles, évaluer les contours des perspectives économiques et déterminer les nouveaux risques qui les menacent (Blanchflower, 2021).

Gouvernance de banque centrale

Toutefois, dans nombre de banques centrales, les pratiques actuelles de gouvernance ne sont pas propices à la diversité de points de vue entre les membres des comités de politique monétaire :

  • Le président du comité est généralement le directeur général de la banque centrale, que nous appelons dès lors « gouverneur ». Il joue un rôle crucial dans la diffusion de l’information au comité et dans l’établissement de l’ordre du jour de ses réunions. Dans nombre de banques centrales, il tient également un rôle clé dans la détermination des autres membres à nommer au sein du comité.
  • Les membres internes du comité, notamment les gouverneurs adjoints et autres membres des services de la banque centrale, peuvent être enclins à se rallier aux opinions du gouverneur, surtout si ce dernier est chargé d’évaluer leurs performances et de déterminer leurs perspectives d’avancement.
  • Les membres externes du comité peuvent n’exercer qu’une influence marginale sur les décisions de politique monétaire, surtout s’ils le sont à temps partiel ou ont un accès limité aux analyses internes et aux compétences des services qui sont soumises aux directives du gouverneur. Le Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale américaine compte sept membres à temps plein (dont le président et ses deux vice-présidents). Toutefois, aucun d’entre eux ne s’est opposé aux décisions du FOMC depuis 2005.

De telles dispositions sont incompatibles avec les pratiques optimales de gestion organisationnelle. Dans le secteur public, les questions réglementaires complexes font généralement l’objet de décisions par un organisme indépendant, dont le conseil est chargé de définir les politiques et les procédures, et dont les cadres supérieurs rendent compte à l’ensemble du conseil, pas seulement à son président. À titre d’exemple, le conseil exécutif de l’Australian Prudential Regulatory Authority supervise directement tous les membres de ses services et les chefs de département. De même, dans le système judiciaire, les affaires juridiques les plus complexes et les plus lourdes de conséquences sont tranchées par un haut tribunal d’éminents juristes, dont le juge principal est considéré comme le premier parmi ses pairs. Dans le secteur privé, le conseil d’administration d’une société cotée en bourse a la responsabilité fiduciaire de fixer ses objectifs stratégiques et de superviser leur mise en œuvre par la direction, et le président du conseil n’est généralement pas la même personne que le directeur général. En fait, ces pratiques de gouvernance sont maintenant respectées par presque toutes les sociétés cotées en bourse en Australie, au Canada et au Royaume-Uni.

Propositions de réformes

Le processus de sélection des membres des comités de politique monétaire doit garantir une diversité d’experts, tant sur le plan démographique (notamment genre, race et origine ethnique) qu’en matière de formation et de compétences professionnelles. En outre, la composition d’un comité de politique monétaire devrait représenter toutes les régions géographiques du pays, plutôt que se limiter uniquement aux points de vue de son principal centre financier. Le conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne comprend les présidents des banques centrales nationales, chacun d’entre eux étant nommé par des représentants du gouvernement de chaque pays. En revanche, le comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre est constitué essentiellement de résidents de longue date de l’agglomération londonienne, avec relativement peu de membres d’autres régions du Royaume-Uni.

Les membres des comités de politique monétaire devraient tous l’être à plein temps. Il est pratiquement inconcevable qu’un juge de la cour suprême ou que le principal régulateur financier puisse assumer son rôle à temps partiel, tout en continuant d’occuper d’autres fonctions professionnelles. Ce rôle à temps plein est également primordial compte tenu de l’importance et des complexités de l’élaboration de la politique monétaire, et renforcera considérablement les capacités du comité à intervenir de façon décisive et sans attendre face à une évolution rapide de la situation.

Les procédures de prise de décision sont également cruciales pour favoriser la responsabilité individuelle et atténuer le risque de la pensée unique. Auparavant, l’expression prise de décision par consensus avait une connotation essentiellement positive. Aujourd’hui, toutefois, la gestion organisationnelle moderne reconnaît que ces pratiques ont tendance à décourager la pensée novatrice et à marginaliser tous ceux qui ont un point de vue divergent (hors consensus). En conséquence, toutes les décisions d’un comité de politique monétaire devraient être soumises aux voix, et chaque membre de ces comités devrait être redevable de ses propres opinions.

L’un des principaux enseignements tirés de l’analyse des épisodes inflationnistes des années 70 est que les décisions de politique monétaire doivent être à l’abri de toute ingérence politique. Cet enseignement a en effet conduit à renforcer l’indépendance statutaire de la banque centrale dans nombre de pays, grâce notamment à des réglementations garantissant que les responsables des banques centrales ne puissent pas être licenciés, sauf pour malversation. Cette indépendance est renforcée par l’échelonnement des mandats des membres des comités de politique monétaire, chaque membre étant nommé pour un seul mandat non renouvelable, et par un processus de nomination systématique et transparent, plutôt qu’à la discrétion d’un seul représentant du gouvernement (Archer et Levin, 2019).

Communication efficace

Les membres des comités de politique monétaire ne devraient pas être contraints de parler d’une seule voix dans leurs communications publiques ; ils devraient plutôt être redevables de transmettre leurs propres opinions concernant des prises de position complexes sur lesquelles des experts autorisés peuvent être en désaccord. Pour éviter la cacophonie, les comités de politique monétaire devraient suivre la pratique courante dans le système judiciaire, où un groupe de juges rend compte de chaque décision en prononçant le jugement de la majorité, accompagné des opinions concordantes et dissidentes. Il est prouvé de longue date qu’une telle approche permet d’expliquer clairement les motifs de la décision de la majorité, ainsi que le raisonnement qui sous-tend les autres points de vue. De même, en communiquant les décisions de politique monétaire de cette façon, l’opinion publique peut avoir davantage confiance dans le fait que les décisions sont prises par une équipe diversifiée d’experts.

Un comité de politique monétaire ne devrait pas s’attacher uniquement à définir le profil des perspectives de référence. Les diagrammes à points illustrent l’éventail des opinions à l’égard du scénario de référence, mais ne donnent aucune information sur les risques. Les diagrammes en éventail donnent une idée visuelle de l’incertitude entourant les perspectives de référence, mais ne fournissent aucune information sur les risques jugés les plus saillants.

Ainsi, dans ses délibérations et ses communications sur les mesures à prendre, un comité de politique monétaire doit procéder à l’analyse de scénarios et à la planification d’urgence. Plus précisément, les décideurs doivent déterminer les principaux risques et envisager les mesures qui pourraient les atténuer ou qui seraient probablement prises si un tel scénario se concrétisait. Cette approche est parallèle aux tests de résistance actuellement menés par les régulateurs bancaires dans nombre de pays, et en effet, un comité de politique monétaire devrait soumettre sa politique à des tests de résistance (Levin, 2014 ; Bordo, Levin et Levy, 2020).

La politique monétaire a des incidences directes sur pratiquement chacun d’entre nous : sur le coût des biens et services payés par les consommateurs, sur les possibilités d’emploi et les salaires des travailleurs, et sur le taux de rendement de l’épargne des retraités. Il ne suffit donc pas que les décideurs s’adressent en termes techniques à un public limité d’acteurs des marchés financiers ; il leur faut plutôt une panoplie d’outils de communication pour expliquer les décisions de politique monétaire aux familles et aux entreprises en général.

Incidences plus larges

Ces considérations soulignent l’importance des réformes de la gouvernance pour garantir que la politique monétaire soit déterminée par une équipe diversifiée d’experts à temps plein partageant la responsabilité de prendre les décisions. De telles dispositions devraient également être intégrées à d’autres aspects de l’activité des banques centrales, notamment la réglementation macroprudentielle, la fourniture de liquidités d’urgence et la surveillance des systèmes de paiement. La mise en œuvre de ces réformes permettra d’aligner la gouvernance des banques centrales sur les meilleures pratiques internationales relatives aux organismes publics et aux établissements privés.

David G. Blanchflower, professeur de sciences économiques au Dartmouth College

Andrew T. Levin, professeur de sciences économiques au Dartmouth College

Source: FMI

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