Lettre à la nation

De temps en temps, je me regarde dans  le miroir social et historique de mon pays.  J’essaie de comprendre l’évolution des faits, des évènements  qui se sont produits. Je questionne. D’où vient le mal haïtien ? Pourquoi sommes-nous aussi pauvres ?  Chaque jour, notre situation se détériore. Notre pays devient le plus grand laboratoire de production de pauvreté dans le monde. Est-ce un choix ou une fatalité ? Des pays, récemment indépendants, ont déjà pris la route du développement. Certains pays auxquels nous avions fait des dons dans le passé, deviennent riches aujourd’hui. Cependant, nous ne faisons que quémander maintenant  pour survivre. Nous vivons à partir de ce que nous importons. Nous planifions à partir de l’aide, de ce que nous attendons de l’extérieur.  Le désespoir porte beaucoup d’entre nous à partir pour d’autres cieux.  La migration de nos jours représente une stratégie de survie pour  la masse, ainsi que pour une bonne partie de la classe moyenne. Quelle est la racine de nos problèmes ? Les causes sont multiples et profondes. Après  219 ans de blocage, d’instabilité, on ne saurait aborder à travers une simple lettre, l’ensemble de facteurs pouvant expliquer  les raisons de notre souffrance. Toutefois, nous plaçons l’haïtien au centre des problèmes.

Ce sont les conditions matérielles d’existence de l’individu qui déterminent sa manière de penser, sa conscience, a dit Karl Marx.  Celui qui patauge dans la misère abjecte, refuse de croire que ses conditions de vie peuvent être améliorées. Sa situation est pour lui une fatalité.  Ses comportements ne sont que le produit de sa structure de pensée, de son imaginaire, de son vécu. Il devient un être fragile, pessimiste, facilement manipulable. Il croit qu’il est né pour être ainsi. Les explications théologiques, métaphysiques sont souvent utilisées pour comprendre et expliquer les problèmes auxquels il fait face. Il est donc construit socialement pour avoir un tel type de comportement, pour percevoir sa réalité de cette manière.

Par rapport à la gravité de la situation, je fais choix de m’adresser à chaque âme, qu’elle soit riche ou qu’elle soit pauvre, qui vit sur le territoire. Nous partageons un destin commun. Le problème de notre milieu est le nôtre. La dégradation de la qualité de vie des plus pauvres, de notre environnement arrive à ses limites, à son paroxysme. On ne peut pas descendre plus bas. On est déjà dans le gouffre. Chaque partie du territoire haïtien présente son lot de problèmes. Le problème de l’espace doit être posé globalement. Notre pauvreté est structurelle, globale et endémique. Nous devons penser à ceux qui souffrent maintenant et aux plus petits. Quel avenir comptons-nous forger et laisser pour des générations futures ? Une question qui nous invite humblement à la réflexion, mais qui nous demande aussi de prendre recul par rapport à l’égocentrisme, l’égoïsme, l’individualisme pour nous regarder dans notre milieu en interaction avec les autres.

La redéfinition de notre rapport avec nous-mêmes et avec notre milieu est une urgence. Nous devons nous voir dans une logique de création collective de richesses pour le bien de notre communauté. La haine de l’autre, l’esprit clanique doit être substitué par le désir de vivre ensemble dans la complicité parfaite de citoyennes, de citoyens ayant la même aspiration au bonheur. Chaque haïtien doit aujourd’hui comprendre que notre situation est la résultante d’une mauvaise organisation et gestion de la vie collective. Notre passivité à l’égard des dirigeants au niveau des trois pouvoirs de l’Etat entraine l’effondrement de nos institutions au point que l’Etat devient l’affaire de ceux qui dirigent au lieu d’être au service de tous les citoyens. Nous n’intériorisons pas chez nous la culture de demander aux dirigeants de nous rendre des comptes de leur gestion de la chose publique. Nos institutions deviennent des tremplins pour devenir riches.

Les parents d’aujourd’hui et ceux à venir, pensez-vous au bonheur de vos enfants ? Dans quel milieu ? Vous choisissez de fuir la réalité au lieu de l’affronter. Je comprends que l’heure est grave. Votre existence est menacée. Nous nous entretuons pour des trivialités au lieu de nous mettre ensemble pour transformer, moderniser notre espace de vie. Nul n’est méchant volontairement, on le devient, a dit Socrate. De même, personne n’est né pauvre, on le devient. La pauvreté est un construit de l’homme. Aucun pays n’a été pauvre à l’origine. On peut toujours trouver un pays ayant plus de ressources que d’autres. Mais, au départ, chaque pays a les potentialités nécessaires pour se développer. Alors, que doit-on faire de notre territoire ? Allons-nous laisser un désert, un enfer pour les générations futures ? Où voulons-nous enclencher maintenant le processus du développement de notre territoire comme les dominicains sont en train de le faire chez eux ?  Les dominicains nous donnent un défi. Nous devons avoir des hommes et des femmes de courage comme Christophe, Dessalines pour le relever. Ils nous demandent de les rattraper dans cette course au progrès. Pour le relever, nous devons nous divorcer d’avec les mauvaises pratiques: corruption, instabilité politique, clientélisme pour placer au premier plan l’intérêt général.

C’est aussi une urgence pour l’État de gagner la confiance des citoyens. L’État, on en a besoin. On doit partir à la recherche d’un État planificateur, intelligent, serviteur, souverain qui se met au service de la patrie, qui répond aux problèmes de la population, qui a la maitrise et le contrôle du territoire, qui opte pour l’ordre et non partisan du désordre. On doit instituer un État avec des hommes et des femmes capables, intègres, honnêtes qui peuvent orienter le fonctionnement de tous les secteurs d’activité vers un idéal commun.

Chaque citoyenne, chaque citoyen doit être conscient de l’état critique de notre pays. La misère ne fait pas la fierté d’une nation. Les médias internationaux parlent de nous de manière très péjorative. Un peuple dépendant. Qui attend qu’on lui donne pour répondre à ses besoins primaires. Que représentent pour nous aujourd’hui les concepts d’indépendance ? De liberté ? Sommes-nous vraiment libres et indépendants si la population meurt de faim ?  Quand sortons-nous de cette situation d’aide qui ne nous aide pas ? Si dans l’humiliation, on n’a aucun orgueil pour faire mieux, pour agir autrement, permettez-moi de vous dire que nous ne sommes plus des humains. Dès qu’on parle de nous à l’échelle internationale aujourd’hui, on fait référence à un ensemble d’expression: le plus pauvre du continent américain, pays ravagé par l’instabilité politique ou jamais stable politiquement, pays le plus corrompu du continent américain, pays où cinq millions de personnes vivent au-dessous du seuil de la pauvreté, pays où l’inégalité sociale est la plus criante…je veux que l’on envoie une autre image au monde entier. Ce peuple désuni, divisé, égoïste, insensible à la souffrance des autres pour lequel on nous prend depuis des décennies peut maintenant prouver le contraire. C’est possible. Il suffit de reconnaitre que le développement est d’abord humain. Il revient à nous de décider quoi faire avec notre territoire. Il faut maintenant penser et travailler sur une politique d’intégration où les exclus, les marginaux peuvent se sentir concernés aussi par les problèmes de leur pays.

Je sais que le changement d’un ordre établi ne se fera pas du jour au lendemain. Celui qui passe toute sa vie dans les ténèbres ne va pas rapidement accepter la lumière comme l’alternative. Il peut toujours résister. Cela est dans la nature humaine. C’est ce qui se passe maintenant avec le coronavirus. Beaucoup de personnes ne veulent pas se soumettre aux principes de protection recommandés par les professionnels de la santé. Ils résistent. On trouve cette attitude récalcitrante même dans les pays dits développés. En effet, je crois que la construction d’une Haïti nouvelle, prospère est possible. Il est possible parce qu’il est prouvé à travers le monde que le développement émane de la volonté d’une population qui décide de mettre un ensemble de mécanismes en place lui permettant de construire son bonheur.

La fragilité du territoire est aussi celle des hommes qui l’habitent. De même que le sous-développement d’un pays l’est aussi pour les hommes et les femmes qui l’habitent. Nous sommes sur un territoire à haut risque sismique. 80% de la population haïtienne est exposée aux deux grandes failles qui traversent 8 départements sur 10 du territoire. Cette manière d’occuper notre espace, de repartir la population nous rend de plus en plus vulnérables par rapport aux aléas naturels, notamment le tremblement de terre. C’est maintenant ou jamais de forger un autre destin pour Haïti parce que nous sommes tous concernés et exposés, d’une façon ou d’une autre, aux problèmes du territoire. Le pire est à venir. C’est maintenant qu’il faut agir. Il faut comprendre qu’on ne peut pas éliminer les phénomènes naturels. On peut les maitriser et s’y adapter. Mais n’attendez pas le drame pour comprendre qu’il faut refonder, décentraliser, reconstruire comme cela a été après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Et quelque temps après, on oublie tout. On fait pire qu’avant. Nous ne pouvons pas passer toute notre vie, de père en fils, de génération en génération à faire de l’État une vache à lait. On pille, on vole, on détourne, on surfacture à quelle fin ? Avoir des voitures de luxe, de belles et grandes maisons, des titres dans un pays dont l’identité est misère, malpropreté, odeur puante servent à quoi ? Après 216 ans, on n’a aucune ville moderne, de référence mondiale. Toutes nos « villes » sont des villes bidon, ceinturées de bidonvilles. Comment pouvons-nous nous sentir fiers dans une telle situation ? Nous devons avoir aujourd’hui une conscience révoltée. Une conscience qui doit nous mettre face à notre responsabilité. En ne réfléchissant en sauve-qui-peut, en moi c’est tout.  Pour penser toujours à la communauté. En adoptant la formule que voici : je pense à ma communauté, à mon pays, donc j’existe. Ou je participe au développement de ma communauté, donc je suis citoyen.

Je lance un appel aux jeunes de mon pays, aux élites intellectuel, politique et économique de mon pays, au secteur religieux, à la paysannerie, à tous ceux et toutes celles qui respirent ici. Je veux leur dire en dépit des divergences d’intérêt qui les séparent, il y a un dépassement à faire aujourd’hui. Le consensus autour du bien commun n’est pas un choix, mais un impératif. Autant que ce refus de reconnaissance de cet impératif perdure, c’est autant que notre vie collective sera fragilisée. Partir pour l’au-delà en laissant pour les générations futures un lourd fardeau à supporter, elles auront raison de nous juger, de nous condamner, de nous rendre responsables de leur malheur. Ce que nous sommes en train de faire à la nation est un crime. La terre qui nous accueille à la naissance, qui nous transforme, nous ne pouvons pas nous montrer indiffèrent à son état de délabrement. Que chacun tienne son arme citoyenne, avec la ferme conviction et d’une redevance hautement exprimée envers la mère patrie pour redorer son blason, et ce sera un geste patriotique, un acte d’amour pour que la lumière du développement luise partout.

Que Dieu bénisse Haïti ! vive la nation haïtienne unie ! vive la citoyenneté restaurée ! Fraternellement et patriotiquement, Saintony FANFAN.

Saintony FANFAN, Doctorant

Professeur d’université

Recteur de l’Université Innovatrice d’Haïti

saintonyfanfan@yahoo.fr

Citoyen

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES