Est-il vraiment possible de construire Haïti ?

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La construction d’une nation, à l’instar de toute autre forme de construction, nécessite un plan. L’histoire d’Haïti, à cet égard, témoigne de deux certitudes. La première, c’est que des apparences actuelles, il n’existe point de plan de construction nationale. La seconde est qu’on peut supposer que si un plan n’a jamais existé, il a été perdu ou enfoui dans les tiroirs verrouillés de l’état haïtien. Les affirmations précédentes sont basées sur l’amateurisme qui  caractérise, jusqu’ici en permanence, l’attitude des dirigeants politiques de la nation haïtienne. La construction d’une nation, en effet, présuppose la protection des vies humaines et la sauvegarde des biens matériels appartenant à ses ressortissants.

            Tout étudiant de l’histoire conviendrait que la population des esclaves épanouis après la guerre de l’Indépendance est devenue une nation par l’acquisition d’un territoire géographique, par la promulgation de la constitution impériale de Jacques Ier, mais se trouve rabougrie et atterrée dans des balbutiements éternels sans pouvoir vraiment se lever au rang d’un État digne du nom avec les structures et les institutions qui entrent obligatoirement dans sa création et dans son fonctionnement convenable. L’illustration qui traduit de la manière la plus appropriée l’image historique de notre nation serait celle d’une spirale avec des cercles allant en s’élargissant sans pourtant s’élever d’un seul cran. Ici et là, on se perd dans des spéculations d’ordres théoriques, lesquelles spéculations effleurent les causes essentielles de l’embrouillamini qui se perpétue par une succession de crises les unes plus aigües que les autres sans vraiment regarder au point de référence par excellence de l’explication de ce chaos (tohu bohu) politique : une ceinture de sécurité nationale.

 

I. Quel est le fondement essentiel de toute construction nationale ?

            L’antiquité gréco latine nous a déjà instruits concernant la position privilégiée de la sécurité dans toute construction nationale. Les deux adages latins suivants convergent dans le même sens : « homo homini lupus est », « si vis pacem para bellum ». Pourquoi devons-nous croire que nos semblables sont des loups affamés pouvant nous dévorer à tout moment ? Comment justifier la hantise et l’anxiété provenant d’une préparation à la guerre alors que nous planifions et souhaitons la paix nationale ? Cet autre cliché très connu, « le mobile de l’action de l’homme est l’intérêt », peut nous servir de guide dans l’application stricte de la signification la plus pertinente et du bien-fondé des deux adages latins précédemment évoqués. Un bref coup d’œil circonspect sur l’histoire coloniale éclairera cet aspect de la question.

 

II. La traite négrière comme nœud gordien de l’histoire d’Haïti

            Tout le monde est scandalisé par ce qui est arrivé à une famille de soixante-dix âmes – celle du Patriarche Yaakov, le fondateur de la nation d’Israël – descendue en Égypte pour échapper à une famine qui ravageait Canaan, le territoire de résidence d’alors de cette famille. L’histoire est bien connue puisque les ressortissants de ladite famille étaient réduits en esclavage peu de temps après et qu’il a fallu de l’intervention de Dieu lui-même pour les tirer de la fange boueuse de cette ignoble condition. Nous nous demandons pourquoi dans le cas des Africains arrachés de leur terre natale, manu militari, transformés en bêtes de somme, dépouillés de toute forme d’humanité à l’exception de leur forme corporelle, seul le silence du monde civilisé d’alors et d’aujourd’hui nous parle avec éloquence. Comprenons donc que si une mosaïque de personnes vivant paisiblement sur un territoire qui est le leur, avec tous les droits et privilèges que cela implique, peuvent être transformée en une machine infernale enrichissant de  force des inconnus, que disons-nous ? En un coin d’enfer sur la terre, l’intérêt n’est pas seulement le mobile de l’action de l’homme, mais exclusivement le bien-fondé des civilisations humaines. De ce contexte historique va naitre ce que nous appelons, à tort, mais pas amour, la République souveraine d’Haïti.

 

III. Le peuple haïtien typifiant Sisyphe.

            Le point précédant a mis en exergue l’absence de protection, de sécurité plongeant tout un continent dans la misère et dans la honte par ceux que l’on appelle, sans vergogne, les conquérants. Ces derniers regardent certains hommes comme des moustiques et des punaises. La phrase fabuleuse et désormais dénuée de signification réelle pour l’Africain d’hier et d’aujourd’hui – « tous les hommes naissent libres et demeurent égaux en droits » – n’est qu’un verbiage ne servant que d’essuie-face à ceux dont les attitudes prédatrices n’ont point d’égard pour la vie des autres, pour leur territoire géographique, pour leurs cultures dans ce que celles-ci recèlent de plus sacré, et, surtout, pour leurs ressources naturelles.

            De toute évidence, la nation haïtienne sombre dans l’éclipse économique et financière causée par tous ceux qui se proposent de la punir pour cette impertinente d’indépendance. C’est comme si, contrairement à ce qu’Albert Camus nous a présenté dans sa philosophie du révolté, nous ne sommes pas autorisés à dire non à un certain point de la souffrance et des atrocités qu’on nous inflige. Or, ce qui nous distingue essentiellement des autres êtres, c’est notre humanité, et c’est précisément celle-ci nous oblige à dire non et à ne pas participer à notre suicide collectif. Tout homme digne du nom aurait été fier de savoir que ses semblables, vivant sur un territoire différent du sien, se sont arrangés pour se défendre et faire respecter leurs droits. Nous osons croire que tout homme digne du nom aurait aussi apporté son suffrage de solidarité à une telle entreprise au lieu de s’acharner, dans un courroux injustifié, contre ce peuple débonnaire. Comme Sisyphe roulant la pierre géante et impossible à soulever, l’homme haïtien s’agrippe inlassablement à la fragilité de la vie quotidienne et au désespoir qui constitue le ciel de sa vie.

 

IV. Le bois vert et le bois sec : un avertissement politique conjoncturel.

            La galerie de notre histoire est peuplée d’hommes qui se sont imposés par leur envergure. De Jean Jacques Dessalines aux petits-grands hommes politiques actuels, en passant par Antênor Firmin, Démesvar Délorme, Louis Joseph Janvier, Léon Dumarsais Estimé et ceux de leur trempe, notre histoire pleure doublement une perte colossale par la disparition dans la mort de ces géants et dans l’effacement de notre mémoire sociale des idées classées parmi les meilleures. Autrement dit, nous avons perdu au cours de notre histoire nos plus grands théoriciens de la société. Notons ici qu’ils étaient et continus d’être les victimes de l’insécurité prépondérante dans notre vie quotidienne. Et pour combler la mesure de notre peine ou pour faire déborder la coupe de cette ciguë mortelle, ils sont tous tombés au profit des racketteurs politiques de l’histoire. Monsieur Eric Jean Baptiste n’appartient certes point a ce rang, mais sa mort crapuleuse évoque un contexte historique similaire : celui du règne des palefreniers de l’histoire.

 

V. Un hiatus historique dérobant deux mentions valables.

            L’éventualité d’un évènement historique confirme toujours la déraison prédominante d’une conjoncture politique. Toute proportion gardée, le jeune homme qui a su bâtir un empire sur les jeux de hasard, Monsieur Eric Jean Baptiste, n’a point été qu’un géant de la borlette. Certains se sont étonnés quand il accéda à la tête du Rassemblement des Démocrates Nationaux Progressistes ayant pour sigle RDNP. On a crié au scandale ! À notre avis, les mocassins d’un géant tel que son Excellence Monsieur Leslie François Manigat qui a su capter l’attention des intellectuels d’Haïti le regardant, à tort ou à raison, comme le ‘Giovanni Pico Della Mirandola’ d’Haïti, ne peuvent être chaussés que par un autre géant.

            Apparemment, Monsieur Eric Jean Baptiste a pris l’édifice et la réputation intellectuelle légués par ce dernier, enchevêtrés après sa mort dans un romantisme historico politique, pour mieux les achalander en usant de sa bourse pleine de louis d’or. De l’empire intellectuel à la citadelle érigée sur l’argent amassé dans les jeux de hasard, le RDNP a joui à sa tête de la présence de deux géants. L’assassinat du jeune homme de 52 ans, fougueux, plein d’initiatives, connaissant absolument tous les couloirs de la politique haïtienne, nous laisse peu perplexe. Car dans les moments d’incertitudes, de grande instabilité et d’incompétence éprouvée, on s’apeure de tout et de tous, surtout de l’homme à la bourse pleine d’argent. Affirmons-le catégoriquement, Monsieur Eric Jean Baptiste ne serait point le favori du peuple haïtien aux prochaines joutes électorales. Alors, pourquoi l’assassiner aussi crapuleusement qu’on la fait ?

            La réponse à la question précédente découlera d’une investigation très sérieuse. Nous nous doutons qu’il y en aura une. Est-il mort parce qu’il pouvait nuire au processus électoral pour dessiller les yeux de la population sur les jeux des avatars politiques de tous bords ? Se peut-il que certains le considéraient comme une gêne dans le déséquilibre de la nouvelle pesanteur politique nationale ? Il a été fauché comme le blé mûr sans mûrir politiquement. Au nom du pluralisme politique et du multipartisme démocratique, nous pleurons amèrement sa mort. Nous avouons ici que son aptitude à édifier un empire sur les jeux de hasard commençait à faire poindre une nouvelle aurore pour le parti dont il fut le leader et, nous ne pouvons plus l’espérer maintenant, on aurait pu assister, éventuellement, à une sublimation majeure de cette qualité dans l’œuvre collective de la construction nationale. Ici encore, pour cette raison beaucoup plus valable, nous pleurons sa perte. Car tout citoyen, victime de la recrudescence de la violence en Haïti, dépeuple les rangs des revendications judicieuses, des possibilités de changement réel, et de la contribution citoyenne qui émane du sens du devoir civique de chacun de nous. En ce sens, la perte de Monsieur Eric Jean Baptiste doit être ressentie à l’échelle nationale.

 

VI. Le triomphe des roublards sur l’imprudence des naïfs.

            Un roublard par excellence de l’histoire, le docteur François Duvalier, se voit attribuer la déclaration suivante : « Ils étaient tous caducs, moi aussi j’étais caduc. » Voulait-il dire par là que les démêles de toute la classe politique de son époque étaient voués à l’échec ? Devons-nous comprendre par-là que la classe politique haïtienne, à quelle qu’époque que l’on envisage, ne détient ni ne commande les rennes de la politique nationale ? Supposait-il qu’un agent extérieur à la classe politique haïtienne proprement dite faisait tourner, à sa guise, la roue des activités politiques en Haïti ? L’intérêt ici est nébuleux. Les cartes sont brouillées. Les perspectives futures aussi sombrent dans l’incertitude si le citoyen n’adopte pas le recul convenable pour lire son histoire au présent. Quand on se rend au marché, il n’y a pas que son argent et ses désirs  pour faire ses emplettes. Il faut aussi savoir bien choisir. Combien d’entre nous, que nous soyons des vieux de la vielle, des jeunes lions à l’assaut du pouvoir, des bolides superbes roulant en flambant neuf dans cette aventure politique, sont disparus lâchement en cédant la place aux veules et aux faiblards qui ne se soucient que d’eux-mêmes. A l’occasion, il convient d’écouter l’histoire pour bien saisir le sens des événements dont nous partageons la contemporanéité, l’actualité ne suffit pas toujours.

 

VII. La pierre angulaire de la construction nationale.

            La sécurité nationale est primordiale. Elle assure les meilleurs investissements, garantissant l’emploi, crée l’autonomie citoyenne et confirme le sens de responsabilité qui confère à tout citoyen sa dignité d’homme. L’équation de la construction nationale n’a rien de nucléaire, d’atomique ou de thermo nucléique. Alors pourquoi la société haïtienne est-elle toujours en bute à des obstacles majeurs qui l’empêchent même d’initier un tant soit peu d’essor socio-économique ? Une ironie tape sur le vif de ce constat. Celle de la prospérité incroyable, extraordinaire, vertigineuse même de la classe des entrepreneurs. Celle-ci a le devoir historique de s’asseoir et de se demander : À qui profite ce crime ? Car si la paupérisation de la nation est une réalité contemporaine, l’armée des consommateurs sera graduellement dépeuplée dans la diminution rapide du pouvoir d’achat des citoyens. Ici, il ne s’agit pas de franchises ou d’exclusivité. Il ne s’agit pas non plus de prérogatives garanties par l’amitié. Et même si le contrôle politique de la nation tomberait directement et entièrement entre les mains de la classe des entrepreneurs, cela ne garantirait point une hausse du pouvoir d’achat des consommateurs.

            La sécurité d’un homme riche se paye beaucoup plus chèrement dans des conjonctures historiques telles que les nôtres et nous sommes en droit de nous demander qu’entre les dépenses exorbitantes encourues par un commerçant et la famine qui ravage la nation, laquelle des deux survivra plus longtemps ? La nation peut frotter sa misère contre les herbes de la terre, les produits de son jardin. Car dans les conditions actuelles de son existence, l’homme haïtien apprend à vivre en utilisant le vide et l’absence. C’est avec raison qu’on parle de nous comme de fameux magiciens. Néanmoins, la prospérité ne sourit pas très longtemps dans les circonstances actuelles de la vie nationale. Réitérons le haut et fort, la sécurité nationale est primordiale tout d’abord pour les entrepreneurs et les commerçants parce qu’ils peuvent y travailler fructueusement et jouir de leur succès y relatif pendant très longtemps, voire en permanence.

 

Synthèse : Oser penser la construction d’Haïti

            Malgré les apparences dégradantes actuelles, la société haïtienne a connu de grands esprits bâtisseurs. Le premier fut Jacques Ier. Esprit militariste, il a d’abord pensé à la sécurité nationale en ordonnant la construction de forts dans les points stratégiques du pays dès la proclamation de l’indépendance d’Haïti. On lit toujours dans les livres et dans les reportages, la date du début de la construction de la citadelle Laferrière sans se soucier de se souvenir qu’à cette date régnait sa Majesté l’Empereur Jacques Ier en Haïti. Son bon ami et fidèle compagnon de guerre, le général Henri Christophe, devenu Roi sous le nom d’Henri Ier, conserva les idées de l’Empereur, les exécuta avec un bras de fer et nous savons tous ce que cela a produit dans le royaume du nord. Malheureusement, ces deux hommes, fidèles à la nation qu’ils fondèrent, donnèrent tous qu’ils avaient et tous qu’ils étaient pour Haïti. Deux holocaustes qui ont porté bien haut l’étendard national et sont à jamais dignes de notre gratitude et de notre reconnaissance citoyennes. Ils ne sont plus !

            Haïti piétine depuis deux siècles et la génération présente a le devoir sacré de se poser la question suivante : quelle est ma place véritable dans l’histoire de mon pays ? En répondant maintenant, individuellement, à la question précédente, nous pourrons répondre ensuite, collectivement, à une obligation incontournable, celle d’oser de nous surpasser en nous redéfinissant comme citoyens véritables afin de repartir du plan légué par les fondateurs de la nation haïtienne et de parvenir, à force de persévérance, à briser la cacophonie politique présente pour achever le chant patriotique symbolisée dans la trilogie de la Crête-à-Pierrot, de la Butte de Charrier et de Vertières et l’entonner à l’unisson dans la symphonie du bien-être généralisé. Telle est la meilleure approche de construire Haïti puisque, de même que l’enfant porte automatiquement l’ADN de ses parents, la construction nationale doit être empreinte de l’histoire de la nation. 

 

Rabbi Yaakov Betzalel HaShalom                                                                                                                                                          

# 10 Porte des Etoiles,                                                                                                                                                                                                     

Grand-Goâve, Haïti (W.I)                                                                                                                                                                                                           

E-mail : haleyvtov1hazahavtahor@gmail.com                  

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