Immolation par le feu à Vertières : Désespoir personnel ou protestation politique ?

Depuis plusieurs années, Haïti est plongée dans une spirale de violences multiformes dont les causes profondes renvoient à des questions d’ordre sociopolitiques. Cependant, un événement particulièrement violent est survenu ce weekend à Vertières dans le Nord du pays. Un événement qui devrait interpeller les citoyens, les travailleurs sociaux, les psychologues, les politiques, les philosophes, les intellectuels, bref, la société haïtienne dans son ensemble. Un homme d’une trentaine d’années, le drapeau haïtien rangé à ses côtés, s’est immolé par le feu en plein jour sur les marches même du monument de Vertières érigé en mémoire des héros de l’indépendance d’Haïti, Première république noire libre du monde.    

Dans la foulée des actes violents perpétrés par le phénomène « bwa kale » (qui lui-même est une réaction populaire violente au phénomène généralisé de l’insécurité dans le pays), nous assistons presque quotidiennement à des scènes macabres qui ont tendance à perpétuer davantage cette banalisation de la vie humaine qu’on connait en Haïti depuis quelque temps. Sans minimiser le caractère dramatique des autres scènes violentes où les gens meurent, disons que celle survenue à Vertières le week-end dernier retient particulièrement l’attention pour plusieurs raisons.

 

Suicide et vaudou en Haïti, approche psycho-sociologique

D’abord l’acte en soi est particulièrement poignant, car il s’agit d’un suicide. Serait-il risqué d’affirmer que le suicide est plutôt inhabituel dans l’imaginaire socioculturel haïtien ? Peut-être… nous n’avons pas assez de données sur le sujet. Mais bravons un peu le risque de se faire contredire par les férus de la question et disons simplement que, de mémoire d’homme, généralement les Haïtiens ne sont pas connus pour être particulièrement suicidaires. Le suicide serait un fait social plutôt insolite en Haïti. Le taux de mortalité par suicide (pour 100 000 habitants) en Haïti était environ de 9,6 % en 2019, selon les chiffres de la Banque mondiale. Dans les années 1960, l’office haïtien de statistiques révéla que le nombre des suicides variait entre deux et trois par an, mais qu’il était impossible d’en établir le taux exact en raison de la trop grande sporadicité de ce phénomène dans le pays. Selon Emerson Douyon, « la quasi-absence de suicides en Haïti relèverait autant de facteurs socio-économiques, tels que l’intégration de la structure familiale, la forme de vie communautaire, que d’éléments plus proprement psychologiques, tels que l’accoutumance à la misère, une philosophie fataliste de l’existence si bien illustrée par les proverbes haïtiens et le recours continuel aux loâs du Vaudou comme source de stimulation et de réconfort. »

Le sujet est assez délicat et on marche peut-être sur des œufs, mais peu importe, cette réflexion intéressante d’un point de vue sociologique mérite bien d’être approfondie. En Haïti, lors des cérémonies vaudou, les sacrifices d’animaux consacrés font couler un flot de sang dont certains membres pratiquants boivent à volonté, s’en frictionnent et l’utilisent pour procéder à des libations. Pour certains, cet abreuvage de sang traduirait le meurtre de soi-même ou de ses ennemis qui serait mimé sous la forme d’un psychodrame au réalisme poignant. Les possessions par des esprits vaudou seraient considérées comme la figuration d’une mort symbolique durant laquelle des personnes rentrent en transe et passent dans un état second. De l’ensemble de ces rites, certains seraient d’avis que le Vaudou exprimerait en quelque sorte le désespoir de l’être haïtien qui y trouve un exutoire pour son agressivité refoulée et sa dépression potentielle. Dès lors, on serait  tenté de croire que ce système magicoreligieux masque une forme de déviance psychoculturelle, compense en quelque sorte la rareté de suicide en Haïti, ou jouerait indirectement un rôle réducteur de la délinquance et de la criminalité dans ce pays. (La transe vaudouesque. Un syndrome de déviance psychoculturelle, thèse, université de Montréal, « Acta criminologica », 1969).

 

Dualité philosophique du suicide : le débat éternel du bien et du mal

Trêve d’élucubrations socio-psychologiques, l’aspect de la question qui semble interpeller le plus est cette dualité omniprésente d’une opposition entre la vie la mort dans un pays en proie à des troubles sociopolitiques permanents depuis plusieurs décennies. Si on considère que chaque vie humaine aurait une valeur intrinsèque en raison de sa singularité et de sa dignité, si on part de l’hypothèse que, d’un point de vue de la continuité de l’existence, la vie humaine est une partie intégrante de l'histoire et de l'évolution de l'humanité et que chaque individu est un maillon de la chaîne des générations passées, présentes et futures, contribuant ainsi à la pérennité de l'espèce humaine, alors on peut comprendre que l’acte suicidaire en soi serait une dérogation à ces principes de vie évoqués plus haut. Une sorte de négation de la vie par la mort…

Mais la question est beaucoup plus complexe. Le philosophe Friedrich Nietzsche disait : "Le suicide est une affirmation suprême de la liberté." Selon la perception judéo-chrétienne bien connue, Dieu, l’être suprême, créateur de toutes choses créa l’être humain en lui faisant don d’un privilège qui est l’expression la plus parfaite de la liberté : le libre arbitre. La capacité de décider pour soi-même de ce qui est bien ou mal et d’établir ses propres limites. Lorsqu’une personne suicidaire, en vertu de ce libre arbitre, aurait décidé (pour toutes sortes de raisons) que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue et qu’il y va de son intérêt d’y mettre fin, peut-on réellement dire que cette personne commet un acte moralement répréhensible ? Ne serait-il pas sensé aussi de croire que la personne suicidaire ne fait qu’embrasser ce privilège divin (qu’est le libre arbitre) et qu’en se faisant, elle ne fait que consacrer la suprématie de cette liberté dont parlait Nietzche ? La question vaut la peine d’être posée en tout cas…   

Cette dualité est d’autant plus complexe et persistante qu’elle soulève des débats philosophiques et met en contradiction plusieurs penseurs. Certains soutiennent que chaque individu a le droit de disposer de sa propre vie et de décider de sa fin. Ils soulignent alors l'importance de l'autonomie individuelle (libre arbitre) et considèrent que le suicide peut être un choix rationnel pour échapper à la souffrance ou à une vie jugée insupportable. D'autres, au contraire, insistent sur la valeur intrinsèque de la vie humaine et soutiennent que le suicide est moralement condamnable. Ils argumentent que la vie offre des possibilités de sens et de bonheur, même dans les moments les plus difficiles, et que la décision de mettre fin à sa vie serait une renonciation à ces opportunités. D’autres philosophes, comme Emmanuel Kant, ajoutent un degré de complexité à la réflexion et soutiennent une éthique du devoir qui affirme que certaines actions sont intrinsèquement bonnes ou mauvaises, indépendamment des conséquences. Selon cette perspective, le suicide est généralement considéré comme immoral, car il contredit le devoir de préserver et de respecter la vie. Certains existentialistes, tels que Jean-Paul Sartre, ont exploré la question de la souffrance humaine et du sens de la vie. Ils reconnaissent que la souffrance peut être accablante, mais soulignent également la possibilité de trouver du sens et de la liberté dans l'existence même face à la douleur.

 

L’aspect psychologique du suicide : un labyrinthe

Du point de vue de la psychologie, le suicide est souvent considéré comme le résultat d'une interaction complexe de différents facteurs de risque, notamment la dépression, l'anxiété, les troubles de la personnalité, les traumatismes, la perte, les problèmes relationnels, les antécédents familiaux de suicide, la faible estime de soi et les troubles de la consommation de substances. Ces facteurs peuvent se combiner pour créer une vulnérabilité individuelle accrue. La dépression est souvent associée au suicide. Les personnes atteintes de dépression peuvent ressentir un profond désespoir, une tristesse intense et une perte d'intérêt pour les activités qui leur plaisaient auparavant. Dans certains cas, ces sentiments peuvent conduire à des pensées suicidaires et à des actions concrètes pour se faire du mal. La théorie du suicide d'Edwin Shneidman, un pionnier dans le domaine de la suicidologie, propose que le suicide survienne lorsque la douleur émotionnelle d'une personne dépasse sa capacité à la tolérer. Selon cette théorie, les personnes qui envisagent le suicide peuvent percevoir leur situation comme étant sans issue et penser que la mort est la seule solution à leurs problèmes. Il est important de souligner que toutes les personnes qui éprouvent des pensées suicidaires ou des détresses émotionnelles ne passent pas nécessairement à l'acte.

Un autre aspect frappant de cet événement qui devrait interpeller les esprits est son caractère symbolique puissant et la mise en scène orchestrée par le suicidaire. L'immolation par le feu est un acte extrêmement violent et symboliquement puissant. Elle est souvent utilisée comme une forme d'expression ou de protestation, mais elle peut également être associée à des croyances religieuses ou à des pratiques rituelles. Le symbolisme de l'immolation par le feu varie selon le contexte culturel et historique. L'immolation par le feu est souvent perçue comme un sacrifice ultime de soi. La personne qui s'immole renonce à sa propre vie en offrande, souvent dans l'espoir de réaliser un changement ou d'attirer l'attention sur une cause importante. Elle est souvent utilisée comme une forme de protestation radicale. Cela peut être lié à des revendications politiques, sociales ou religieuses. L'acte est souvent destiné à choquer et à attirer l'attention sur une situation ou une injustice, dans l'espoir de susciter des réactions et des changements. Le feu est souvent associé à la purification et à la transformation dans de nombreuses cultures. L'acte d'immolation par le feu peut être interprété comme une tentative de purification de l'âme ou de la société, ou comme un moyen de se libérer des contraintes et des souffrances de la vie terrestre. Finalement, elle peut être aussi perçue comme un cri de désespoir ou de détresse. La personne qui s'immole utilise son propre corps comme une toile pour peindre sa douleur, un médium exprimer pour sa frustration ou son désespoir face à des circonstances qu'elle considère insupportables.

 

Désespoir personnel ou protestation politique ?

Si l’immolation par le feu est un acte dramatique, le fait que l’action se soit déroulée sur les marches du monument de Vertières, dans une mise en scène carrément cinématographique, y ajoute encore davantage d’intrigues et de questionnements. Se suicider est une chose, le faire en public devant un monument historique de cette envergure en est une autre. Vertières est considéré comme un symbole de la résistance haïtienne à l'oppression et à l'esclavage, un événement historique majeur dans la lutte pour l'abolition de l'esclavage et l'établissement d'un État libre. L'indépendance d'Haïti a eu un impact significatif sur l'histoire et les mouvements de libération dans les Amériques, ainsi, Vertières est donc un symbole important de la lutte pour la liberté et la dignité humaine. Ce suicide ne serait-il pas une forme de protestation citoyenne ultime à la situation chaotique du pays où les droits et les libertés, tant communs qu’individuels, sont totalement menacés ?

Bien qu’on ignore pour l’instant les motifs réels de ce suicide, il demeure pourtant certain que le suicidé a voulu communiquer un message de la manière la plus radicale et la plus catégorique qui soit. Ce suicide pourrait être également l’opportunité d’effectuer une réflexion sur le phénomène des « spectateurs-voyeurs », amateurs de sensations fortes. Plusieurs personnes auraient apparemment assisté à l’immolation sans réagir et certains auraient même filmé la scène sur leur téléphone au lieu de l’empêcher. Qu’est-ce qui provoque cette attitude qu’on qualifierait au prime abord d’inhumaine ?  

Dans des situations de crise ou d'urgence, certaines personnes peuvent être submergées par la peur, l'anxiété ou la confusion. Ces émotions peuvent parfois paralyser leur capacité à agir ou à intervenir. Dans d’autres cas, il peut se produire ce qu'on appelle l'effet de spectateur ou l'apathie de groupe. Les individus peuvent supposer que quelqu'un d'autre prendra les mesures nécessaires, et ainsi ils ne se sentent pas personnellement responsables d'agir. Certaines personnes peuvent ne pas avoir les compétences ou les connaissances nécessaires pour intervenir de manière efficace dans une situation d'urgence. Elles peuvent craindre d'aggraver la situation ou de se mettre en danger elles-mêmes. Cependant, il est connu que lorsque des individus sont exposés de manière répétée à des situations d'urgence, de violence récurrente ou de danger permanent, cela peut entraîner une désensibilisation émotionnelle. Ils peuvent avoir du mal à ressentir de l'empathie ou à réagir de manière appropriée. Il arrive parfois aussi que les normes sociales et les attentes culturelles puissent également jouer un rôle. Parfois, dans certaines cultures, il peut être considéré comme inapproprié ou risqué d'intervenir dans des situations dangereuses. Les individus peuvent craindre de s'impliquer ou de subir des conséquences négatives.

Malgré toutes ces hypothèses et le caractère un peu « faits divers » de l’événement, il n’en demeure pas moins que certains ont le sentiment que cette immolation par le feu, dans des circonstances non encore élucidées, marque probablement une autre étape dans le contexte social volatile que connait le pays et que, peut-être, Haïti est en train de vivre des moments décisifs.

 

 Paulson Pierre-Philippe

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