La pauvreté, comme violation des droits humains

Les dérives de la lutte contre la pauvreté : la catégorie des « personnes défavorisées »

Partie 2/2

31La pauvreté est un des premiers paliers d'une atteinte fondamentale au principe d'égalité, sans qu'il soit d'emblée nécessaire de distinguer entre égalité formelle et égalité matérielle.

32En effet, les fonctions de l'égalité en droits de tous les citoyens qui ont été dégagées des premières déclarations de droits [4][4]Par exemple, l'article 1er de la Déclaration des droits de... ont d'abord été élaborées à l'encontre des privilèges. Leur objet était, entre autres, de supprimer la distribution des honneurs et distinctions dont les critères d'attribution arbitraires contribuaient à renforcer les « hiérarchies » sociales. Or, l'un de ces derniers reposait sur la propriété et relevait la qualité de propriétaire. La valeur accordée au « droit de propriété » (article 17 de la Déclaration universelle des droits de l'homme) peut ainsi apparaître comme l'une des clefs pour approcher les notions de faveur et de défaveur comme celles de préférence ou de partialité ; elle pourrait constituer une de leurs caractéristiques objectives.

33En proposant de repenser la notion d'égalité dans le but de remédier aux difficultés que rencontrent les populations « défavorisées » ; les États ont, a contrario, réintroduit dans la gestion des questions sociales les thèmes de la faveur et de la préférence ; ils ont redonné vigueur à la sélection discrétionnaire dont les effets contreviennent nécessairement aux fondements égalitaires des sociétés modernes en renversant la charge émotionnelle dont ils sont chargés. La philosophie fondatrice des droits de l'homme s'oppose pourtant à toute approche positive de la notion de « faveur » dans le champ des rapports sociaux et politiques.

34Néanmoins, dans les sociétés libérales contemporaines, la perception des distinctions sociales connaît diverses nuances. Ces tonalités restituent, explicitement ou implicitement, les controverses relatives à la conception d'un droit qui porte sur des choses « inviolables et sacrées », sur la « propriété » plus que sur le « travail », sur la propriété privée plus particulièrement. Pourtant, l'article 17 de la Déclaration universelle des droits de l'homme envisage sans réticences l'existence de la « propriété collective ».

35Toutefois, la notion de propriété devient le support d'un droit subjectif consacré et presque sacralisé, d'un droit individuel qui s'inscrit dans la sphère privée et non dans l'espace public. Ce droit comprend un droit de jouissance sur les choses ; il est un droit dont bénéficient seuls ceux qui les « possèdent ». La propriété est donc au cœur du problème que pose aujourd'hui la pauvreté : la propriété, qui constitue une atteinte aux droits de l'homme, est en elle-même un droit de l'homme. La contradiction, aussi flagrante soit-elle, naît des modes de lecture de ce droit, des idéologies à l'œuvre à l'occasion de ces lectures.

36Dans les sociétés libérales, le droit de propriété s'entend essentiellement de la « propriété privée » ; ce n'est qu'à ce titre qu'il prend la qualité d'un droit de jouissance absolue sur les choses qui en font l'objet et en forment la consistance (cf. par exemple l'article 544 du Code civil français, qui limite toutefois la jouissance par les usages prohibés par les lois ou par les règlements). Cette perception s'oppose à l'idée de la fonction sociale de la propriété. En effet, si la propriété doit être pensée comme un droit, ce droit doit être envisagé non du côté de celui qui en jouit mais en fonction de la société politique pour la cohésion de laquelle il a été institué. La propriété est la condition objective de l'indépendance de l'individu, elle le libère du servage, du joug ecclésiastique, du despotisme féodal, mais elle ne lui attribue pas de puissance particulière, elle ne l'habilite pas à l'exercice d'un pouvoir sur autrui. Cette conception révolutionnaire du droit de propriété n'a pas été entérinée et, en dépit de certaines tentatives discursives, n'a nullement cours dans les États en ce début du xxie siècle.

37L'évolution de la conception juridique de la propriété retrace, dans chaque État, celle du système économique, ce qui permet de résoudre le dilemme d'une incompatibilité entre liberté politique et liberté économique. Or, c'est de cette incompatibilité que naît la situation de favorisé du propriétaire, comme c'est de la négation de cette incompatibilité que naît la situation de défavorisé du non-propriétaire (Castel et Haroche, 2001), suscitant d'abord une opposition entre propriété et travail, ensuite une confrontation entre richesse du capital et revenus du travail.

38La relecture du droit de propriété conduit ainsi à une recomposition de la conception des bénéfices, gains et profits que retirent les propriétaires de leurs biens ; et, par rapport aux non-propriétaires, à une reconstitution de la pensée du travail, de la force de travail.

39La sacralisation de la propriété influence aujourd'hui les lectures politiques et juridiques des relations sociales, et aggrave les difficultés pour tout ce qui concerne la lutte contre la pauvreté. La propriété, en se refermant sur la sphère privée, fournit à l'individu propriétaire son identité, son pouvoir. Elle lui offre les moyens de conforter sa position par rapport à ceux qui ne disposent pas de biens matériels ou fonciers, de choses ou de terres, par rapport à ceux qui n'ont rien, les pauvres, sans biens ou « sans terre ».

40Ce trait distinctif conduit donc les pouvoirs publics à chercher à en limiter les effets néfastes pour la cohésion sociale. La garantie de l'égalité en droits de tous les individus les incite à rechercher les moyens pour en corriger les conséquences qui affectent le tissu sociétal des démocraties. Les jeux de faveur et de défaveur sur lesquels misent les nantis, « propriétaires » ou possédants, riches, fortunés ou prospères, ont pour inconvénient de dénouer les liens sociaux. Les types de comportement qui en découlent modifient la consistance de la cohésion sociale et transforment l'approche des rapports civils : si « le propriétaire a droit à tous les services de la chose, donc aux services futurs comme aux services présents » (Vareilles-Sommières, 1905, p. 444), il possède un pouvoir d'exploitation de la chose, ce pouvoir consistant à utiliser les forces de travail des autres qui lui sont nécessairement subordonnés – esclaves, serfs, serviteurs, domestiques, travailleurs, employés. La propriété est pour lui une assurance. Elle est le lien par lequel s'établissent les relations interpersonnelles, sociétales ou politiques. Or, comme « le droit de propriétaire sur le surabondant n'est point de même nature que sur le suffisant » (Renard, 1930, p. 22), c'est sur l'excédent et le superflu que se comprend le maintien d'un droit de puissance privée – ce qui, indéniablement, contrarie la pensée démocratique égalitariste.

41Ces mutations ont brisé la fonction des rapports de forces entre exploiteurs et exploités, entre dominants et dominés, entre patrons et ouvriers, entre employeurs et travailleurs. Elle a permis que soit opérée une segmentation des groupes de populations suivant des critères incertains – c'est-à-dire, en l'occurrence, en signalant les catégories des « plus démunis », des plus pauvres, des plus misérables, des plus désavantagés. Ces transformations ont fortement influencé les politiques publiques (Merle, 1997). Aussi, pour procéder au rétablissement de l'égalité en droits, pour remédier aux inégalités matérielles dont l'expression la plus flagrante est l'extrême pauvreté et dont la formulation la plus atténuée est la pauvreté (et son corollaire, la précarité), les pouvoirs publics doivent prendre en considération les populations fragilisées par ces mutations économiques et sociales. Sont ainsi définies les catégories de population, groupes, familles et personnes « défavorisés ». Ce sont ces catégories, déterminées à partir d'un seuil de ressources, de biens et de revenus insuffisants, qui, dans le discours politique, sont désormais censées devoir bénéficier de faveurs.

42De fait, la logique discursive de la « discrimination positive » repose sur les concepts d'insuffisance et de défaillance plus que sur ceux de manque et de privation qui induisent, eux, un droit à solliciter une assistance (Roman, 2002). Ces mesures, qui se présentent sous le signe de la générosité, ne renvoient pas à la pensée de l'État providence : elles sont empreintes de bonne conscience, morale et religieuse, puisque, à l'inverse des temps moyenâgeux, elles sont édictées « en faveur » des « défavorisés ».

43La « faveur » demeure théoriquement irrecevable dans les discours juridiques ; toutefois, elle est pratiquement un des révélateurs des formes d'adaptation du droit à son environnement social, une des modalités d'application des règles de droit aux situations particulières, une des façons de gérer les variabilités et inconstances du discours juridique par rapport aux attentes et espérances générées au sein des sociétés civiles. En usant des expressions de « personnes ou de familles défavorisées », de « groupes de population défavorisés », les textes juridiques, les discours politiques et les revendications sociales abordent, de manière détournée, la question de la pauvreté en droit. Ce faisant, s'ils prennent acte du fait que la pauvreté constitue bel et bien une violation des droits de l'homme, ils cherchent surtout à atténuer les effets de l'atteinte qu'elle suppose à ces droits.

44La première observation est facile, mais elle n'en est pas moins parlante ; elle relève le fait que le qualificatif (défavorisé) et l'objectif visé par les mesures sociales (en faveur de) contreviennent au principe d'égalité qui a cours dans les sociétés démocratiques contemporaines. Ces deux temps affrontent ce qui pourrait en être la conséquence, c'est-à-dire le principe selon lequel l'individu doit subvenir à ses propres besoins, soit par son travail, soit par la possession d'un patrimoine et à partir duquel, au cas contraire, l'individu a droit à l'assistance des pouvoirs publics.

45Les droits à une aide comme à une assistance sont marqués par la possibilité pour toute personne de pouvoir assumer ses besoins ; ce sont des droits diversifiés (droit à l'alimentation, droit au logement, droit à l'eau, à l'électricité, aux moyens de communication téléphonique) qui dépendent du bon vouloir des puissants, quels qu'ils soient, comme des priorités budgétaires suivant la détermination des moyens financiers pour l'application des programmes politiques. Cependant, l'acquisition ou la mise à disposition de biens, matériels ou non, indispensables mais souvent périssables et rarement exploitables, sont la trame principale des mesures en faveur des défavorisés. Les atermoiements à propos de « la protection du reste à vivre » dans les cas de surendettement des ménages en sont une des illustrations particulières : l'appel à la consommation pour soutenir une croissance économique provoque de nouveaux besoins qui doivent être impérieusement satisfaits par le crédit bancaire, le prêt sur gage pour les uns, par la mise à disposition de sa force de travail – voire le vol si celle-ci ne connaît pas de considération – pour les autres. Les manques et carences relevés sont là encore des modes d'évaluation de ces situations désavantagées.

46Malgré l'intensité de la réflexion sur la « pauvreté », les mesures « préventives » brillent par leur absence. En effet, ce n'est que lorsque sont constatées l'absence, la carence ou l'insuffisance des moyens de subsistance dans des sociétés avancées – comme le sont les sociétés démocratiques contemporaines – que sont désignées les personnes défavorisées, désavantagées, démunies. Les notions de propriété et de travail redeviennent alors primordiales pour les analyser, mais l'appréhension de ces notions est souvent masquée, déguisée, glissée derrière d'autres expressions moins radicales comme par exemple lorsqu'il s'agit de « rendre leur dignité aux familles les plus pauvres » ou d'assurer l'accès au savoir et à la connaissance aux élèves les plus doués d'entre les plus nécessiteux.

47Le droit ne veut pas s'embarrasser du mot « pauvreté ». Les États ne veulent pas se préoccuper de la question alimentaire, préférant masquer les phénomènes de pauvreté sous les questions pratiques relatives au logement et à la distribution des biens énergétiques (électricité, gaz), choisissant de s'intéresser à ceux qui n'ont guère de possibilités pour accéder au marché du travail comme les personnes âgées et les enfants et, sous la pression de la lutte contre le machisme et le sexisme, acceptant de se préoccuper de la situation faite aux femmes. Sans aucun doute, ces thèmes relèvent d'une dynamique de protection des droits de la personne mais il n'est pas sûr qu'elles répondent directement à la question que pose la pauvreté ni qu'elles soient conformes à la pensée fondatrice des droits de l'homme.

48Les dispositions relatives au logement des personnes à faibles ressources et à l'hébergement d'urgence des personnes sans abri se multiplient, mais elles sont à effet provisoire, émises dans le but de les inviter à assurer, un jour, plus tard, le paiement du loyer. Elles ne permettent pas de résoudre les cas les plus difficiles dus à l'absence de ressources. L'objectif de telles dispositions est plus sûrement d'ordre sécuritaire : il est d'éviter l'éclosion de phénomènes insurrectionnels comme des émeutes de la faim, il est d'empêcher l'expression violente des frustrations et des rancœurs qui induiraient fatalement des répressions à l'encontre même de ces pauvres qui n'auraient pas su se taire, se résigner, accepter leur sort.

49Le prix de la faveur ainsi délivrée aux pauvres est celui de l'ultra-libéralisme ; l'inversion de l'approche permet d'ignorer les raisons de la défaveur initiale. La redistribution des richesses et la répartition des biens ne sont désormais plus assurées sur le mode de la solidarité. Et, en dépit des euphémismes, c'est bien parce qu'elles sont édictées en faveur des défavorisés qu'il apparaît possible de signifier que les quelques mesures qui pourraient être prises pour remédier aux manques et privations découlant de la situation de pauvreté sont des dispositions prises par les puissants en faveur de ceux qui subissent des offenses.

50Les mesures prises en faveur des défavorisés ne proposent pas aux personnes concernées une porte de sortie du statut de défavorisé mais, paradoxalement, elles les amènent à relativiser leurs souffrances, à trouver en ces faveurs la force de se penser pauvre sans avoir à subir les affres de l'extrême pauvreté. En quelque sorte, dépendantes d'un bien-être minimal qui leur est offert, ces personnes n'ont pas de « droits ».

51Faudrait-il apprendre à penser la pauvreté comme un phénomène inéluctable et imparable dans un monde qui prétend œuvrer pour la garantie des droits de l'homme, des droits politiques et civils, des droits économiques, sociaux et culturels ?

Notes

[1]

L'article 11 § 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 19 décembre 1996 reconnaît « le droit fondamental qu'a toute personne d'être à l'abri de la faim ».

[2]

Voir l'article 28 § 2(c) de la Convention sur les droits de l'enfant du 26 janvier 1990, qui, évoquant la lutte contre la malnutrition, a permis l'affirmation du droit à une alimentation et, par une lecture extensive, d'en faire un droit de l'homme.

[3]

Article 23 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, 10 décembre 1948. Cependant, l'article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 19 décembre 1966 en donne une version édulcorée : le droit au travail « comprend le droit qu'a toute personne d'obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté » ; l'article 7(a)(ii) de ce même pacte souligne le droit à une rémunération qui procure, au minimum, « une existence décente pour eux [les travailleurs] et leur famille ».

[4]

Par exemple, l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 (« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ») et l'article 1er de la Déclaration universelle des droits de l'homme (« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »).

 

Geneviève Koubi

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