Le dernier tango du neurochirurgien

Nous assistons avec effroi à un effondrement total de l’État en Haïti. Mais tous les signes avant-coureurs de ce drame étaient visibles depuis au moins vingt ans. La coalition État-bandits à laquelle nous avons assisté sous l’ère de Michel Martelly s’est amplifiée sous la présidence de Jovenel, les gangs devenant le bras armé de l’appareil étatique.

Des anti-aristidiens sans nuance affirment que cela avait commencé sous l’ère de Jean-Bertrand Aristide, mais rien n’est plus faux, même si certaines dérives dans la gestion de l’ancien prêtre de Saint Jean-Bosco et certains de ses discours enflammés pouvaient le laisser croire. Des écarts et dévoiements, il y en a eues, mais jamais une entente tacite entre des gangs et l’État. Dans ce pays, on a du mal à nuancer les choses, on a tendance à dire n’importe quoi pour disqualifier un adversaire politique.

D’ailleurs, il est hasardeux de mettre sur le plan l’ère de Martelly à celle de Préval et Aristide. Aucun connaisseur des faits sociopolitiques de notre malheureux pays ne validerait une telle assimilation, même le régime lavalas n’était pas de tout reproche, loin de là.

Depuis la fin de la guerre froide en 1990, l’Américain d’origine japonaise Francis Fukuyama avait célébré la victoire des États-Unis sur son rival l’ex Union soviétique, allant jusqu’à parler de « la fin de l’histoire ». Tout de suite après, les relations internationales ont vu émerger de nouveaux concepts tenant compte des nouvelles donnes internationales : guerre de civilisations, État faible, État failli, État gangstérisé ou encore État sans frontières.

En ce qui concerne notre pays, malheureusement il remplissait tous les critères pour  figurer en « bonne place », parmi les faillis. Sous les présidences d’Aristide et de Préval, l’État était plus que branlant et l’on pouvait le qualifier de « faible » ou de « failli ». Cependant, il n’y a jamais eu cette complicité étroite observée sous le règne du PHTK. D’ailleurs, c’est le contrôle de l’appareil d’État par des bandits en cravate, qui a conduit à cette déliquescence et même à l’assassinat du Président Jovenel.

 

La dégradation progressive de l’État

Après le 7 février 1986, le pouvoir politique est caractérisé par un effacement progressif de l’État au profit des individus qui non seulement ne connaissent rien à son fonctionnement, mais encore qui n’ont pas de projet politique. Cette incompétence est conjuguée par une mainmise internationale néfaste dans les processus des décisions politiques en Haïti et dont la caisse de résonance par excellence est l’organisation des Nations-Unies (ONU). Enfin s’installe petit à petit la « gangstérisation » de ce qui reste de l’État.

Prenons Ariel Henry. Lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, il n'avait rien fait pour combattre les groupes armés, certaines mauvaises langues disent qu’il les utilisait à des fins politiques (par souci d’objectivité, on ne peut pas l’affirmer en l’absence de preuves tangibles). En tout cas, Henry aura passé plus dix ans dans des postes où il a occupé des fonctions régaliennes. L’ironie de l’histoire : celui qui était chargé d’éviter l’effondrement de l’État en devient le symbole même. Il avait entraîné dans son sillage des ministres aux portefeuilles régaliens, qui sont en dehors du pays et qui ne savent pas quand ils pourront y retourner, les gangs ayant bloqué l’espace aérien.

Comble d’humiliation, un communiqué laconique du FBI a annoncé qu’il prend en charge les frais d’hôtel du Premier ministre haïtien, retenu contre son gré à la demande des États-Unis. La suite, le lecteur la connaît : le chef du gouvernement haitien a été contraint de donner sa démission au début de la semaine.  

Encore une fois, nos dirigeants ont été obligés de faire profil bas. Vu les circonstances, ils n’ont d’autre choix que d’accepter leur sort, sans répliquer, sans même tenter de donner la monnaie de change. Notre arrogant ministre des Affaires étrangères qui hier encore humiliait les ambassadeurs haïtiens à travers des notes circulaires peu amènes, se retrouve en exil et pas n’importe lequel, un exil de la honte, dirigeant son ministère depuis Boston jusqu’à la démission, avant-hier, de son chef. Il ne doit pas être trop dépaysé vu qu’il y passe le plus clair de son temps.

 

Démission forcée

C’est ce même monsieur qui toute honte bue, se présente devant le Premier ministre canadien pour entendre égrener les noms des dirigeants haïtiens épinglés sur une liste rouge. Même si cela se révélerait vrai, mais en attendant ce ne sont encore que des accusations. Pour la dignité du pays, un ministre des Affaires étrangères n’avait pas à y assister. Ces dirigeants n’ont décidément aucune décence.

Dans l’histoire des humiliations que les autorités américaines infligent à intervalles réguliers à notre peuple, celle que vient de subir l’équipe d'Ariel Henry est sans aucun doute la plus destructive pour l’image de ce pays, qui ne mérite pas cela. On a presque envie de dire tant pis pour eux, car ces ministres maintenant en exil forcé étaient d’une arrogance à l'égard de leurs compatriotes alors qu’ils peuvent être si obséquieux et même dociles vis-à-vis de l’étranger. Ce faisant, ils accentuent la mainmise de l’étranger sur le pays, notamment en réclamant constamment l’occupation de son pays alors que leur rôle est justement de le défendre. Ces ministres au service des États-Unis n’ont même pas été payés de retour vu la manière dont le grand voisin les a traités. Selon le Miami Herald, ce sont les États-Unis par la voix de son  ministre des Affaires étrangères, Anthony Blinken, qui ont refusé le retour en Haïti du Premier ministre haïtien et de sa délégation.

Même le départ forcé d’un Premier ministre haïtien échappe à nos compatriotes. Quelle frustration ! Tous les jours, nous subissons des pluies de honte ; les pères de l’indépendance doivent se retourner dans leur tombe. Nous ne sommes pas naïfs, nous avons toujours su que notre pays était dépendant, livré poings et mains liés à ses ennemis. En plus, s’y ajoute le rebutant contentieux de la race. Ceux qui négligent ou refusent de prendre en compte ce paramètre des relations internationales de la première République noire ne pourront pas admettre que la mise sous tutelle de notre pays est une revanche sur nous.

Ariel Henry est sans aucun doute le plus humilié de tous. Comme tout bon politicien haïtien au sens péjoratif du terme, il passait son temps à employer des petites stratégies pour garder le pouvoir le plus longtemps possible. Comme ses prédécesseurs, il disait quelque chose à nos « tuteurs », mais en faisait une autre, toujours dans le but de rester au pouvoir. Le roi Henri avait dépassé les bornes lorsqu’il avait dit clairement qu’il allait garder le pouvoir jusqu’en 1926. En tout cas, celui qui donne le pouvoir peut aussi le reprendre à n’importe quel moment. Réalité que notre médecin semble avoir oubliée.

 

Un exemple qui a à voir

Ce manque de respect vis-à-vis de nos dirigeants se répercute à tous les niveaux. Au niveau diplomatique, une illustration est celle de monsieur James Jules, ministre conseiller chargé du consulat général à Paris qui, sur l’ordre de son ministre, n’a pas hésité une seconde à demander à ceux qui avaient plus de vingt-cinq ans de service de laisser le consulat sans salaires ni indemnités. Ces employés dont les charges sociales n’ont pas été non plus payées se retrouvent, pour la plupart, sans rien, même pas de quoi payer leur loyer.

Une exception toutefois : l’ambassadrice d’Haïti au Brésil pourtant issue d’un milieu aisé, avait bien fait comprendre à ce ministre des Affaires étrangères hors sol qu’il n’est pas de question de faire partir les employés sans rémunération. À Paris, ce fonctionnaire a monté des complots honteux pour faire partir un homme honnête et travailleur comme René Castor. André Gracien qui a plus de 15 ans de service au sein de cette mission a vu les portes de son bureau fermées par l’équipe de choc du chef de mission sous la pression du ministre Généus qui avait demandé que l’on expulse manu militari les employés qui réclament leurs salaires impayés. Heureusement pour notre pays, il y a des chefs de mission justes qui ont carrément refusé d’appliquer cet ordre injuste. Mais le représentant haïtien à Paris a, lui, une conception sociale particulière en s’empressant d’aller au-delà de ce que son ministre lui avait demandé.

Aujourd’hui où est le ministre Généus ? Il ne peut même pas rentrer dans son pays. S’il doit le faire, ce serait avec des soldats américains. Voilà un type il y a encore quelques mois qui ignorait des ambassadeurs de la République d’Haïti à l’étranger à deux doigts d’être expulsés de leur logement pour n’avoir pas pu payer leur loyer pendant dix mois. C’est ce même ministre qui, deux mois, après avait envoyé une lettre particulièrement humiliante aux diplomates.

Cette digression qui apparemment n’a rien à voir avec Ariel Henry est pour montrer la manière peu avenante dont cet État traite ses administrés locaux ou expatriés. La déchéance est donc partout : à l’intérieur de l’État et aussi au niveau de ses représentants à l’étranger. Nous avons du boulot sur la planche !

 

Maguet Delva

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