Quand l’ego singulier haïtien tue un pays entier

Il est un constat pour tous que depuis la première semaine de février 2024, le climat sociopolitique haïtien a atteint un niveau optimal de tension, mettant mal à l’aise le gouvernement d’Ariel Henry et conduisant à la descente aux enfers du pays depuis que la coalition des gangs armés, VIV ANSANM, a mis en déroute le gouvernement et l’État au point d’empêcher jusqu’à aujourd’hui la rentrée au pays du Premier ministre.

 

Loin d'essayer de défendre un camp ou de diaboliser un autre, la réalité montre que l’inflation n’a cessé de grimper, la criminalité et l’insécurité imposent leurs lois, les accords et les rencontres diverses ne donnent aucun fruit, les acteurs politiques se déchirent, certaines positions du gouvernement font polémiques, notamment celle de solliciter l’intervention d’une force multinationale sur le sol haïtien, le départ du Premier ministre, et autres. En résultat : aujourd’hui, le pays est en feu. Les institutions sont à genoux, les gangs prennent le contrôle de certaines zones stratégiques du pays et de la capitale, le Premier ministre qui n’arrive pas à rentrer au pays indique que son gouvernement est prêt à partir après la création et la nomination successives d’un collège présidentiel et d’un nouveau Premier ministre…

Dans certains camps, c’est déjà la joie et l’euphorie. Les médias occidentaux font de la démission du Premier ministre haïtien la une de leurs colonnes. On dirait que le pays est libéré ou qu’enfin le peuple est délivré. Il ne serait pas anodin de penser que certains commencent déjà à boire du champagne tant la victoire est réjouissante et évidente. Dommage que le peuple ne soit pas assez formé pour interpréter correctement le message d’Ariel Henry. Bref…

Le 10 mars 2024, la CARICOM s’est transformée en empire souverain pour dicter le ton et la manière de pensée des élites haïtiennes, en imposant son rythme et son minuteur. Quiconque ose ne pas obtempérer dans le temps ratera le train et l’empereur sera sans pitié. Aussitôt, on a vu des gens de tous les secteurs qui n’ont jamais su décider ensemble pour soulager la souffrance du peuple se battre et se hâter pour être autour de la table pour ne pas manquer ce festin de partage de gâteau avec l’Empereur. Mais ce n’est pas la gravité de la situation actuelle qui est la plus préoccupante, car en dépit de la laideur du climat qui prévaut en Haïti, on peut énumérer une longue liste de pays qui ont connu le pire. Notre plus grand problème en ce qui concerne la crise que connaît le pays actuellement réside dans l’incapacité des principaux acteurs de la société haïtienne à s’asseoir autour d’une table pour discuter et prendre ensemble les décisions qui vont dans l’intérêt de la nation. À cela s’ajoute le fait que nos élites sont sans éthique, sans cohérence dans leurs idées et sans conviction.

Qui aurait cru que des gens qui prenaient les rues au péril de leur vie pour dire NON au plan du gouvernement d’Ariel Henry qu’une force multinationale (étrangère) foule le sol haïtien seraient aujourd’hui les premiers à s’adhérer OBLIGATOIREMENT à une résolution autorisant le déploiement de cette force ? Pendant plus de 23 mois, les politiques se déchiraient, s’accusaient, se rebellaient, causant la mort à des milliers de compatriotes. Mais en quelques heures, tout le monde est prêt à oublier son combat, ou plutôt son discours, pourvu qu’on puisse avoir le pouvoir.

L’homme politique haïtien est donc prêt à vendre son âme et sa dignité (s’il en avait) pour devenir chef. Mais quel chef ? Ceux-là qui se battent pour ce conseil présidentiel, non conforme à l’esprit de la constitution (je ne dis pas à la constitution), n’ont-ils pas le cervelet pour comprendre qu’ils sont en train de donner à l’autre en cadeau et en douceur ce qu’il n’a jamais su avoir dans la douleur pendant des mois et contre lequel ils mettaient leur vie en péril ? L’empereur fait que ceux qui disaient NON à une force multinationale soient aujourd’hui les premiers à se battre pour dire OUI à une force multinationale. WOW !!! Grangou pa dous, pouvwa dous !!!

Comment comprendre qu’un conseil présidentiel qui préside un gouvernement de transition, dont l’objectif principal devrait être d’organiser des élections à tous les niveaux, puisse ne pas avoir aucun regard sur les résultats des élections ? D’ailleurs, un des prérequis pour être membre de ce conseil présidentiel, en plus d’adhérer à la résolution autorisant la force multinationale, est de comprendre et d’accepter qu’il/elle ne pourra pas contester les résultats des prochaines élections. Il va falloir accepter les résultats des élections au goût de la volonté du blanc. Bon. C’est l’histoire…..

Un citoyen honnête, intègre, patriotique, ne questionnerait-il pas la raison d’être d’une telle condition ? Quelles seront les prérogatives de ce conseil présidentiel ? À bien comprendre ce qui se dessine, la CARICOM exige de constituer d’abord le conseil présidentiel, puis on va définir les prérogatives et les modalités de fonctionnement de cette structure. Sommes-nous si ignorants et idiots pour ne pas avoir la décence de dire NON, cela est insensé ? Pourquoi les autres doivent-ils toujours nous demander de faire les choses à l’envers et nous le faisons toujours avec plaisir ?

Nous sommes détenteurs de licences, de maîtrises, de doctorats, mais nous sommes plus ignorants que les ignorants. Aujourd’hui, vous vous entredéchirez pour des postes et demain vous vous tuerez lors des élections pour prendre un pouvoir que seul le juge suprême que vous connaissez tous a le pouvoir de donner chez nous. Mais à bien regarder, ce chef suprême vous donne les titres mais fait de vous ses marionnettes.

Chaque parti politique prétend détenir la solution à la crise. Chaque camp voit et propose une solution, mais sans l’autre camp. L’ego de chaque acteur est si grand qu’il le porte à comprendre que l’autre camp est trop petit pour proposer quelque chose de bon, car lui seul détient la formule magique pour sauver Haïti.

Pendant près de 40 ans, les acteurs haïtiens n’ont jamais su prendre des décisions de gouvernance ni de gouvernabilité par rapport au pays. Nous nous plaignons toujours que c’est l’International qui choisit nos dirigeants et qui décide à notre place. Nous ne sommes pourtant pas assez intelligents pour remarquer que les pays de la communauté internationale s’accordent facilement et rapidement quand ils doivent décider pour nous, alors que nous passons des années à nous battre les uns contre les autres sans jamais pouvoir prendre une décision commune.

Qu’est-ce qui nous empêche de nous asseoir et de discuter pour le bien du pays ? Les pays en guerre se réunissent pour discuter en toute civilité, alors que nous, les Haïtiens, faisons preuve d’incapacité à nous réunir entre Haïtiens pour discuter de l’intérêt national. Pourquoi notre orgueil, notre rancune, notre ego, sont-ils plus grands que l’intérêt national ? Pourquoi chacun doit-il passer des nuits sans sommeil pour rédiger son plan de sortie de crise alors qu'il serait plus facile, plus consensuel, et plus bénéfique que nous nous asseyions ensemble et le rédigions ensemble ?

Chacun veut avoir la paternité de la solution. Chacun veut être le Président ou le Premier Ministre. Chacun veut s’assurer que la solution de crise lui assure sa part du gâteau. Chacun veut claironner que seule sa position est la bonne et que les autres sont à mettre dans la poubelle. Chacun accuse l’autre d’être antinationaliste par rapport à sa position.

Voulons-nous que nos prochains dirigeants nous soient expédiés de l’étranger comme souvent sans nom ni visage pour reproduire les mêmes cas de figure du passé ? Voulons-nous continuer à donner raison à l’international qui croit que chaque Haïtien est un potentiel corrompu sans dignité ? Notre acharnement à prendre le pouvoir peu importe les conditions n’est-il pas le plus grand danger du pays ?

Imaginons un instant que les leaders politiques haïtiens décident d’aimer Haïti ne serait-ce que pour quelques minutes, que les membres de la société civile décident de penser au bien du pays pour quelques minutes, que les hommes diplômés qui conseillent les politiques prennent un minimum de conscience pendant ces mêmes quelques minutes, que la presse décide pendant quelques minutes d’être objective et fidèle à sa vocation d’informer et de former (je choisis volontiers de ne pas considérer présentement la fonction de distraction et de divertissement), et que ces acteurs, au cours de ces quelques minutes, décident de s’asseoir ensemble pour parler du pays ! Le résultat serait tellement bénéfique au pays que nous n’aurions pas cette honte de nous rabaisser à ce niveau. Nous étions la perle de la Caraïbe et aujourd’hui nous sommes rejetés et humiliés par la Caraïbe.

Alors que le pays est sous le contrôle des gangs armés, des compatriotes qui ont risqué leur vie en mer pour rejoindre la Jamaïque par bateau de fortune ont été capturés et refoulés au mépris du droit international qui interdit le refoulement des migrants fuyant la guerre ou la violence. Au même moment, votre soif du pouvoir fait que vous êtes l’outil fatal à travers lequel la Jamaïque humilie la terre de Dessalines, de Pétion et de nos ancêtres.

Regardons la nature, constatons comment la diversité qui pourrait déranger est pourtant une richesse. Nous pouvons profiter de nos divergences sur tous les aspects pour travailler au bien-être de notre chère Haïti.

Si nous continuons à croire que nos opposants, ou ceux qui ont des positions contraires aux nôtres, ne doivent pas faire partie de la solution et que coûte que coûte ils doivent être isolés ou exilés, nous continuerons alors à plonger le pays dans l’abîme. Nous commettons toujours l’erreur de nous méfier de nos compatriotes en faisant confiance à l’autre, qui souvent nous divise et profite de nos malheurs. Mettons-nous autour d’une table et décidons ensemble comment diriger notre pays. Cessons de nous mentir avec des discours haineux contre nos compatriotes ou contre l’international. Nous avons besoin les uns des autres et nous ne pourrons pas avancer sans nos partenaires stratégiques. Mais c’est à nous-mêmes de nous mettre en posture de prendre nos propres décisions. Rien ne dit qu’un leader politique ou un dirigeant de parti ou un intellectuel ou un homme d’affaires ne peut avoir de dignité ou de conviction.

Aujourd’hui la réalité est que les gangs armés sont des éléments de nos problèmes. Peut-on envisager de sortir du problème sans tenir compte de ses causes ? Le conseil présidentiel et le nouveau Premier ministre sauront-ils prendre le dessus sur les gangs armés ? Doit-on continuer à dire avançons, mais sans l’autre ( Lòt la pa dwe ladan ) gardant ainsi un éternel ennemi encombrant et embarrassant plutôt que de chercher la voie consensuelle qui puisse conduire un jour à l’anéantissement du mal ?

Donnons-nous le bénéfice du doute avec des outils de gouvernance, en contextualisant nos choix et nos décisions dans le sens de l’intérêt national. Asseyons-nous ensemble pour laver nos linges sales et pour penser notre pays. Haïti a de la place pour nous tous et il nous faudra encore d’autres compétences. Donnons-nous une chance de prouver au monde que nous sommes tous des patriotes et que nous sommes capables de prioriser l’intérêt national à notre ego meurtrier et à nos intérêts mesquins.

Si nous persistons à aller dans le sens des décisions qui ne tiennent pas compte de nos réalités, au détriment de tous les principes éthiques, nous tuons tout un pays. Ne soyez pas l’outil fatal de l’ennemi contre notre chère et unique Haïti.

 

Prof. Josue Deleon, MS ITES

Doctorant en Mesure et Evaluation

Coursprofdeleon@gmail.com

 

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