La passivité des intellectuels haïtiens dans la cause d'Haïti

Mise en contexte

Dans le cadre d'un échange sur la plateforme WhatsApp avec un confrère agronome à propos d'une rencontre qui devrait eu lieu entre les diplômés d'une institution universitaire sur une crise structurelle que traverse l'institution, du coup on a fait un constat sur la situation des institutions haïtiennes et la société en général. Dans un groupe WhatsApp réunissant des diplômés de l’institution universitaire et qui compte plus d'une centaine de diplômés, seulement une trentaine a répondus positivement pour participer à la rencontre. Après près de deux semaines de motivation, les réactions sont timides sur le groupe. Faut-il ajouter que, sur ce même groupe, une rencontre avait été programmée précédemment, seulement trente (30) diplômés ont été pris part à la réunion. Cette situation particulière, dans une logique d’extrapolation, nous permet de comprendre que les intellectuels haïtiens ont peu d'intérêts pour le progrès des institutions. Donc, ils sont peu engagés dans la cause haïtienne. Toutefois au niveau des groupes restreints, les universitaires haïtiens sont si passifs, qu'en est-il pour les institutions nationales ?  Pourquoi les mieux instruits n’ont pas manifesté une volonté réelle en vue de sortir Haïti dans l'impasse qu'elle se trouve ? Sont-ils des intellectuels ?  Et, quelle est la fonction première des intellectuels ? Si un diplômé ne consentit pas des efforts afin de participer dans la résolution d'une crise qui dévore son alma mater, qu’en est-il pour Haïti ?

Des tentatives de réponses à ces interrogations font le fond de l'article.  En clair, la problématique de la passivité des intellectuels haïtiens au niveau des petits groupes et au niveau des groupes élargis est posée.

 

Le concept Intellectuel

"C'est la responsabilité des intellectuels de dire la vérité et de dévoiler les mensonges.[1]"
 

D’une manière étymologique l’intellectuel vient du latin intellectualis, qui se rapporte à l'intelligence, intellectuel, dérivé du latin classique intelligerediscerner, saisir, connaître, comprendre, concevoir[2].

Selon les historiens Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, un intellectuel est « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d'homme du politique, producteur ou consommateur d'idéologie ». Par conséquent, les intellectuels forment ainsi un groupe social qui tente d’éduquer la population, de proposer des débats et d’expliquer certains phénomènes. En ce sens, il est dit que les intellectuels ont le devoir moral de promouvoir la réflexion critique.

Pour le marxisme, un intellectuel organique est celui qui, en dépit de son appartenance à une classe supérieure, s’engage dans la condition des classes inférieures et travaille en faveur de la libération des dépossédés.

Chez Gramsci, au fondement de sa conception de l'école, un postulat d'égalité est primé : « Tous les hommes sont des intellectuels, mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d'intellectuel[3] ».

La définition de l’intellectuel organique fait appel non seulement à la capacité de réflexion critique des intellectuels.  Mais leur capacité d’organisation. Pour Gramsci, : «  Par les intellectuels, il faut entendre non seulement les couches communément désignées par son nom, mais toute la masse sociale qui exerce des fonctions d’organisation au sens large, aussi bien dans le domaine de production que dans celui de la culture et dans le domaine politico-administratif[4]». Pierre Beaudet a donné une contribution intellectuelle et politique opère a sa communauté et sa contribution repose sur son caractère d’intellectuel organique, tel il s’appelait lui-même[5]

Schiffer cite Bernard qui a pris une décision dans l’affaire de Dreyfus en France où Émile Zola, dans « J’accuse », allait s’engager comme intellectuel. Bernard se positionne dans un pamphlet judicieusement intitulé Une erreur judiciaire, L’affaire Dreyfus : ainsi :

Ceux qui ont su dégager des intérêts étroits diront avec moi : quand la liberté d’un homme est lésée, quand un innocent est frappé, c’est là une atteinte à l’éternelle justice. Ils diront avec moi, car toute cause particulière devient générale, si l’on sait la regarder : il ne faut pas que d’aussi barbares coutumes judiciaires puissent subsister dans un libre pays. Il ne faut pas que désormais on puisse un matin saisir un homme, le retrancher du monde, étouffer sa voix, le condamner dans un cachot clos, sans que rien de ce qui le défend ou l’accuse puisse être connu au-dehors. La liberté de tous les citoyens se trouve atteinte par la façon atroce dont quelqu’un a été jugé, et c’est les défendre tous que d’en défendre un seul. J’ai défendu le capitaine Dreyfus, mais j’ai défendu aussi la justice et la liberté

 

En analysant le texte de Bernard, on comprend que l’intellectuel est celui et celle qui s’engage pour un idéal, c’est quelqu’un qui combat pour les valeurs morales d’une société comme la justice, la paix, l’intégrité, le respect de la personne et la liberté des citoyens. La fonction première des intellectuels est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées : comme la justice et la liberté.

 

La passivité au sein des groupes restreints

Un comportement d'individualiste est remarqué au niveau des groupes restreints. Les membres ont peu intéressé aux sujets reflétant une cause commune, un débat ayant un intérêt commun. Ainsi, il est légitime de se demander, cette passivité, s'agit-il d'un problème de disponibilité lorsqu'on considère sur un groupe, la majorité des diplômés sont des employés et/ou des prolétaires. Par contre, toutefois le sujet n’est pas d'intérêt commun, il y a plus d'interaction entre les participants. En d’autres mots, un sujet trivial attire beaucoup plus d'interaction que prévu. Quand il s’agit d’un sujet à caractère scientifique, cela suscite moins d'interactions. De telle attitude, on peut carrément l’assimiler soit à une paresse cérébrale, un déficit de contenu ou un déficit de conscience collective. Par conséquent, du fait qu’il n’y a pas engagement, cette catégorie ne remplit pas une fonction intellectuelle, dans la mesure où un intellectuel est celui qui est engagé.

Pour Beaudet, cité par Salvador la question de l’organisation s’agissait clairement d’une question politique : la révolution au sein d’une société ne sera pas apportée aux uns (les ouvriers, les masses) par d’autres (les intellectuels) mais découlera d’une transformation mutuelle. Cette liaison avec les masses n’implique pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs, mais aussi une prolétarisation des intellectuels progressistes adoptant un style de vie modeste, un style de travail démocratique et discipline et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[6]

Les intellectuels haïtiens doivent s'impliquer dans la transformation sociale d’Haïti. Nous ne devons pas rester les bras croisés et attendre le secours d'un dieu lointain. Nous sommes le dieu qui peut délivrer Haïti. Précisons,  lorsque le terme dieu lointain est évoqué, il s'agit d'une force étrangère. Dans la pensée de beaucoup Haïtiens.nes qui se disent intellectuel se trouve une solution importée pour les crises haïtiennes. Toutefois nous avons fait l'indépendance en 1804, nous pouvons délivrer notre chère Haïti, nous avons besoin seulement une conscience citoyenne.

« Pour Gramsci, les “masses’’ ne sont pas à éduquer dans un mouvement vertical, mais doivent entrer dans une relation dialectique avec les intellectuels, dont la pensée doit réaliser “l’unité de la théorie et de la pratique» cité par  (Chavanon, 2018).

 

Au niveau des médias sociaux

Des Haïtiens prennent les médias sociaux pour proposer des choses triviales, des sensations [7] Or les médias sociaux devraient être utilisées pour poser de bonnes actions. Pour Gramsci, « il n’existe pas de non-intellectuel ». La distinction est ainsi faite entre l’intellectualité, qui est présente chez tous les hommes, et le statut d’intellectuel, qui relève d’une fonction sociale spécifique occupée par une poignée d’entre eux. Selon Gramsci, la classe dominante à sa classe d'intellectuelle organique.

Prenant en considération la réflexion de Gramsci, les intellectuels qui ne s'engagent pas pour le bien-être collectif pourrait-on considérer comme des intellectuels de la classe dominante? L'intellectuel doit s'engager pour aider Haïti à sortir dans l'abîme qu'elle se trouve.

Chavanon Morane dit que la conception gramscienne du rôle politique des intellectuels demande de penser les rapports sociaux au savoir  qui peut être autre chose qu’un marqueur de positionnement, un instrument de (dis) qualification sociale devant tendre vers une pensée critique légitime qui ferait défaut à certains.

Et c'est vrai, si le savoir que possèdent les intellectuels haïtiens est là seulement pour leur donner une qualification sociale, pour un positionnement social. Autrement dit, si le savoir, la science qu'ont les intellectuels ne peuvent pas servir la communauté haïtienne. On doit questionner ce mode de savoir. Les intellectuels spécialisés sont là pour rendre service à la société, pour travailler au bien commun de tous les Haïtiens. Haïti a besoin la position de ses fils intellectuels et de ses filles intellectuelles. La situation du pays se détériore chaque jour. Où est la position de l'Université ?

Selon Schiffer, l’intellectuel proprement dit sera-t-il désormais perçu comme celui qui, selon l’acception communément reçue aujourd’hui, se consacre principalement aux activités de l’esprit et qui, par sa notoriété d’écrivain ou d’artiste, son autorité de savant ou de penseur, finit par peser dans le débat public, pour, en définitive, s’engager aussi politiquement.

Donc, les intellectuels haïtiens doivent s'impliquer davantage dans le changement, dans la transformation de leur société. L'intellectuel a une fonction sociale. N'est-il pas nécessaire que tous les intellectuels venus de tous les coins du pays et ailleurs  se regroupent sur une seule idée qu'est " Sauver Haïti" ?

Pour moi, il est urgent, il est temps de, il est de temps de passer du stade passif au stade actif. Il est temps pour que les intellectuels spécialisés d'Haïti laissent de côté leur intérêt personnel pour rentrer dans l'intérêt collectif. Le moment est venu pour que nous prenions conscience qu'Haïti est sur la route de la perdition et nous devons sauver cette société.

 

Les intellectuels et l’intérêt commun

Haïti est l’intérêt commun de tous les Haïtiens. Vous pouvez être naturalisés, mais dans l'acte juridique, il y a la nationalité haïtienne, et de sang, vous êtes Haïtiens. Donc, l’intérêt personnel ne doit pas être primé sur l’intérêt collectif. Les intellectuels haïtiens doivent remplir leur fonction première qu’est de travailler pour le bien-être collectif. Durkheim (1896) dit dans l'individualisme et les intellectuels, il faut dénoncer la mesquinerie qui réduit la société à n'être qu'un vaste appareil de production et d'échange. L'intérêt collectif doit être primé sur l'intérêt individuel.

On a beau jeu, en effet, à dénoncer comme un idéal sans grandeur ce commercialisme mesquin qui réduit la société à n'être qu'un vaste appareil de production et d'échange, et il est trop clair que toute vie commune est impossible s'il n'existe pas d'intérêts supérieurs aux intérêts individuels (Durkheim, 1896)

Il faut lutter contre les intellectuels conzé. Benda dans sa Trahison des clercs, référence majeure en matière d’histoire des intellectuels : ouvrage dans lequel il dénonçait, avec la maestria que l’on sait, l’inconcevable démission, à ses yeux, des clercs ; l’autre nom donné aux intellectuels avant l’effective sécularisation, suite à la loi de 1905 sur la laïcité, de la société française, de son temps, soucieux, à ses dires, de satisfaire quelque avantage personnel plutôt que de répondre, comme le prescrit leur fonction première, à l’intérêt général.

Dans la pensée d’Elsa Mourgues, en référence à François Dosse, l’intellectuel a trois rôles. Premièrement, intellectuel qui de se mettre au service de la communauté c’est-à-dire, il ou elle décide de manière délibérée de mettre ses compétences au service de la cite ce que partage Michel Foucault gardant les rapports des intellectuels avec le pouvoir[8] ainsi que Paul Ricœur de « l’Intellectuel spécifique ». Le deuxième rôle de l’intellectuel est de jouer l’intermédiaire entre les experts et les citoyens. Mourgues conçoit le troisième rôle de l’intellectuel comme quelqu’un qui se donne pour mission de rouvrir le futur c’est-à-dire on attend des intellectuels par idéologie, que par l’utopie concrète ils rouvrent un horizon d’attente, un horizon d’espoir qui n’existe plus. On attend des intellectuels un projet futur, un projet social et sociétal qui n’existe pas encore.

En effet, nous devrions avoir une seule voie, un modus operandis, pétition ! Syndicat des intellectuels en faveur d'Haïti, ce sont des stratégies. Les ordres des professionnels, les associations des professionnels. Engageons-nous pour sauver Haïti.

Un jour, nous dirons comme Daniel Salvatore Schiffer (2023),  Il me semble que le « syndicat » grandit. La vertu de l’action est si grande que, des points opposés de l’horizon, d’Allemagne à Gabriel Séailles, de Jaurès à Paul Desjardins, de Louise Michel à Duclaux, à Anatole France, à Eugène Carrière, à Claude Monet, les adhésions arrivent à Zola. Il faut le dire à leur honneur, les hommes de pensée se sont mis en mouvement d’abord. C’est un signe à ne pas négliger. Il est rare que dans les mouvements d’opinion publique, les hommes de pur labeur intellectuel se manifestent au premier rang.

Par-là, on ne va pas citer Allemagne, France, et autres. Mais les intellectuels du Grand Nord, les intellectuels du grand sud, de l'ouest et de la diaspora haïtienne se manifestent au premier rang en faveur d'Haïti.

 

Conclusion

En somme, quand Spinoza vint, au péril de sa vie, écrit sur la porte des meurtriers des Witt : « Ultimi barbarorum »[9], quand Voltaire batailla pour Calas, quand Zola et Duclaux vinrent témoigner dans un procès célèbre en faveur du capitaine Dreyfus, ces clercs, intellectuels aujourd’hui  étaient pleinement, et de la plus haute façon, dans leur fonction de clercs ; ils étaient les officiants de la justice abstraite et ne se souillaient d’aucune passion pour un objet terrestre (Schiffer, 2023). Aujourd’hui, la situation d’Haïti est alarmante, les intellectuels haïtiens qui occupent une haute fonction dans l’administration publique, ceux et celles qui sont au niveau de la justice, dans les autres ministères, au niveau de l’Université. Où êtes-vous? Schiffer dit : « l’engagement de l’intellectuel, lorsqu’il est correctement pensé ou entendu et qu’à la réflexion théorique se joint l’action pratique, est un humanisme ». L’un de nos artistes haïtiens chante «  Nou prèske pa moun ankò,….. nou bliye sak fèn Ayisyen ». Enfin, la passivité de nos intellectuels doit être cessée ainsi que les intellectuels Conzé. Si vous étiez dans une institution universitaire, vous devez travailler pour son bien-être afin qu’elle puisse aider les nouvelles générations, si vous êtes haitien.ne, vous devez travailler pour le bien-être d’Haïti. Je crois qu’une conscience citoyenne de chaque strate sociale fera d’Haïti le paradis sur terre.

Bibliographie

  1. Beaudet, P. (2008). On a raison de se revolter, Chronique des 70, Montréal, Eco société
  2. Benda, J. (2006). Trahison des clercs, Bibliothèque du Québec, canada,  275 P
  3. Chavanon, M. (2018). « Gramsci, la socialisation des savoirs au service de la révolution », Cause commune n° 6 - juillet/août
  4. Durkheim, E. (1896). L'individualisme et les intellectuels,
  5. Émile, Z. (1898). J'accuse,
  6. Gramsci, A. (1923). Cahier de prison, 12, P.346, Paris L’Harmattan
  7. https://lesdefinitions.fr/intellectuel
  8. L'affaire Calas en lien https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww
  9. Lazare, B. (1896). Une erreur judiciaire. Vérité sur l'affaire Dreyfus, Bibliothèque nationale de France, 303 P
  10. Maxime R. (1677). Le Clan Spinoza, Amsterdam, L'invention de la liberté
  11. Mourgues, E. (2018). « Les trois rôles de l’intellectuels par François Dosse » in https://www.franceculture.fr/société /les trois rôles de l’intellectuel par François dosse
  12. Muchard, D. (sd). « Intellectuel spécifique », dans le dictionnaire des mouvements sociaux pp 307-312.
  13. Noam, C. (1969). L'Amérique et ses nouveaux mandarins, Editions du Seuil, in-12 broché de 332P 
  14. Pascal, O.  et Jean-François, S. (2002). Les Intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin p. 10. 
  15. Razmig, K. (2012).  Guerre de mouvement et guerre de position, 344 P
  16. Salvador, D.H. (2023).  Pierre Beaudet, intellectuel organique et frontalier », Nouveaux cahiers du socialisme-No.29 
  17. Schiffer, D.S., et Al.,  (2023). Repenser le rôle de l’intellectuel, Éditions de l’Aube

 

Kechlor LOUIS

Kechlor LOUIS , Educator, Theologian, B.Min, Engineer-agronomist, Sociologist in training and  Master in Development.  

Mail : kechlorlouis7@gmail.com    

 

[1] Noam Chomsky, Professeur de linguistique et intellectuel des Etats-Unis, 1969

[2] https://www.toupie.org/Dictionnaire/Intellectuel.htm

[3] Antonio Gramsci, Cahier 12, paragraphe 1

[4] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Puebla, Universida Aútonoma de puebla, 1981, P.412

[5] Pierre Beaudet, On a raison de se révolter, Chronique des 70, Montréal, Eco société, 2008, P.146 cité par Salvador

[6] Ibid., P.153

[7] Ce qu'on appelle sensation c'est la recherche de vues. Les personnes sur les réseaux sociaux cherchant des views.

[8] Michel Foucault parle de la notion d’intellectuel spécifique depuis 1976 selon Daniel Mouchard. Mais trouvant ses racines théoriques en 1972 dans un dialogue de Foucault avec Gilles Deleuse. (Muchard Daniel, Intellectuel spécifique, dans dictionnaire des mouvements sociaux pp 307-312)

[9]  Le clan Spinoza (Flammarion, 2019), Maxime Rovere décrit ainsi la scène

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES