L'Échec politique de l’Etat Ayitien : la raison d’être de l’État conceptualisée (I)

Constat d’échec politique

Depuis plus d’une décennie, des brouilles chroniques perturbent sévèrement le fonctionnement de tous les secteurs éducatif, économique, et administratif public et privé en Ayiti. Ce n’est pas simplement la conséquence des manifestations qui, orchestrées par des militants politiques pour déstabiliser un gouvernement, paralysent la vie sociale active. C’est la perte déroutante de la souveraineté individuelle marquée par des crimes abominables contre la population sous le regard indifférent du gouvernement dont la fonction est de rendre effective la mission originelle de l’Etat, celle de garantir la sécurité collective afin que chaque citoyen puisse entreprendre librement ses activités quotidiennes et faciliter le développement économique de la société en conséquence.

D’un côté, les citoyens indistinctement deviennent l’appât des bandits armés qui les pourchassent de leurs quartiers, incendient leurs domiciles, les enlèvent, les rançonnent, les violent et les assassinent au vu et au su des forces de l’ordre. De l’autre côté, les politiciens se chamaillent pour la prise ou le contrôle du pouvoir sous couvert de négociations pour une issue qui n'aboutit jamais. N’arrivant pas à faire fonctionner l’État pour répondre aux besoins des individus qui le composent, les acteurs plongent la société dans un imbroglio politique traduit par l’impotence du gouvernement qui se voit toujours obliger de recourir à la communauté internationale pour trouver une solution viable.

C’est un constat d’échec politique de l’État Ayitien que cette réflexion tente d’appréhender en :

1) Conceptualisant la raison d’être de l’État de manière générale via un simple modèle de collectivité pour le partage d’un même espace et des ressources disponibles en quantité insuffisante.

2) Rappelant différentes thèses avancées pour expliquer l’origine de l’État, lequel est un artifice créé par des individus avec des intérêts divergents dans une collectivité.

3) Illustrant l’urgente intervention de l’État pour l’utilisation optimale d’une rivière par différentes familles formant une collectivité.

4) Évaluant le système démocratique dans la vie politique en Ayiti.

5) Pointant du doigt le rôle des politiciens Ayitiens dans ledit échec.

Il importe de noter que l’essentiel de la réflexion présenté en cinq parties est puisé des notes du cours de Précis d’Introduction à l’Economie et du mémoire de DEA de Jean Poincy. Cette première partie simplifie le mécanisme justifiant la création de l’État comme une entité tierce appelée à réguler la vie collective. Ce faisant, elle expose le germe de conflit dans une société puis introduit le dilemme du vivre-ensemble qui en résulte pour donner lieu à la création de l’État.

I : Le germe de conflit dans une société

Dans toute société, le partage de l’espace et des ressources disponibles ou d’un bénéfice dérivé est impératif. Cependant, y trouver une formule de jouissance égale et viable pour tous est difficile ; car les intérêts, qui animent naturellement la quête de bien-être individuel ou de groupe, sont diamétralement opposés et représentent un inconvénient majeur à la réalisation du bien-être collectif. Le besoin de chacun de satisfaire ses propres intérêts associés à la contrainte de partager l’espace et les ressources disponibles pour une finalité commune est contradictoire dans un système démocratique. En effet, quand l'intérêt d’un individu ou d’un groupe ne correspond pas à celui d’un autre, chercher à les concilier pour un bénéfice mutuel, qui n'en est pas une addition, devient un dilemme. Sans la communication, la tolérance, la coopération comme catalyseurs, les différends entre eux risquent de demeurer longtemps sans issue.

De surcroit, quand les acteurs politiques, appelés à gérer ou harmoniser les intérêts de tous, sont préoccupés exclusivement par leurs réussites personnelles, ils/elles concentrent leurs efforts sur la prise ou le contrôle du gouvernement capable de les faciliter, en guise de répondre à leurs obligations morales de citoyen vis-à-vis de la collectivité. Bien que légitime, mais en faire l’objectif ultime dans le vivre-ensemble peut être interprété à une méconnaissance du rôle de l’État dans la gestion des affaires de société. Aussi important que soit un gouvernement pour le fonctionnement d’un Etat, en aucun cas, il n’en est pas sa finalité, mais plutôt un outil permettant de matérialiser la raison d’être de l’État.

Celui-ci est une entité tierce neutre capable de médier le bénéfice mutuel du partage d’un espace commun et de jouissance des ressources disponibles, non en quantité suffisante, entre individus avec des intérêts divergents. Concrètement, l’État est un artifice créé par consentement ou de force et est doté d’un pouvoir coercitif absolu dans la gestion des affaires d’une société. Son objectif est de faciliter le bénéfice mutuel en obligeant chaque partie à respecter leurs droits individuels réciproquement et toute décision prise en conséquence.

II : La raison d’être de l’État : le dilemme du vivre-ensemble

Pour mieux assimiler les raisons obligeant les individus à créer l’État, il est approprié d’imaginer une société qui dispose seulement de 100 unités de ressources (ur) pour 2 individus, dont chacun a besoin de 60ur afin de réaliser leur bien-être. Cette insuffisance de ressources, comme contrainte naturelle, est une source de frictions récurrentes entre les individus membres de la société. De par nature, tout individu est : égoïste, donc, toujours en quête de satisfaction de ses intérêts individuels ; rationnel parce qu’il utilise toute stratégie gagnante pour satisfaire ses intérêts indifféremment de ceux des autres ; toutefois, sa rationalité est limitée, c’est-à-dire qu’il ne connait pas ni ne contrôle pas tous les paramètres affectant le résultat de ses actions.

En d’autres termes, l’individu est/a :

1) Egoïste parce que tout tourne autour de lui et toutes ses entreprises reposent sur la maximisation de ses intérêts.

2) Rationnel, parce que toutes ses actions sont correctement définies et entreprises à la lumière de ses intérêts à maximiser.

3) Une rationalité limitée qui ne lui permet pas de contrôler les impondérables ni la réaction de l’autre qui, partageant le même espace et la même quantité de ressources disponibles, subit les effets des actions individuelles.

Comment ces deux individus qui, égoïstes et rationnels, ont besoin de 60ur vont s’arranger pour jouir de manière satisfaisante des 100ur insuffisantes ? Il est clair que chacun en cherchant à maximiser ses intérêts, posera des actions qui auront des effets positifs ou négatifs sur l’autre. Lesdits effets, qui sont des externalités positives ou négatives, provoqueront des réactions de la part de l’autre. Si les externalités sont positives, ils vont vivre le meilleur du monde, par contre si elles sont négatives, il faut s’attendre à des conflits récurrents au risque de rendre le vivre-ensemble un enfer.

La précarité de leur coexistence qui oblige toujours à trouver des solutions atténuantes invite à imaginer 3 scénarios pour justifier la création de l’Etat dans le vivre-ensemble :

 Scénario 1 qui est l’état initial conflictuel où chacun d’eux entend tirer ses 60ur indifféremment du besoin de l’un et de l’autre ;

 Scénario 2 qui fait état d’un partage des ressources par consensus où une méfiance mutuelle prend nécessairement forme ;

 Scénario 3 qui donne lieu à la création d’une entité tierce pour garantir la jouissance optimale des ressources.

Scénario 1 : l’état initial conflictuel

C’est un état de conflits chronique rendant impossible le vivre-ensemble. L’idéal serait d’avoir 120ur disponibles, pour une jouissance égale de chaque individu, mais il n’y en a que 100ur seulement de disponibles. Le plus fort ou le plus astucieux, totalement indifférent au bien-être de l’autre, prendrait de gré ou de force les 60ur. Celui qui retiendrait les 40ur restantes serait lésé et réagirait en conséquence pour qu’il obtienne les 60ur, aussi de gré ou de force. Cette condition génère des externalités négatives réciproques et récurrentes, et conduit à l’état conflictuel qui du coup écourterait toute jouissance de bien-être de part et d’autre.

Scénario 2 : l’état de méfiance mutuelle

C’est un état de conflits chroniques alimenté par la méfiance mutuelle dans le vivre-ensemble. Soucieux de l’insécurité rendant fragile la coexistence, ils décident de conclure un accord qui débouche sur deux options sans la perspective d’une issue viable. En effet, toutes les deux présentent une condition défavorable au respect, de part et d’autre, de l’accord passé entre eux.

1) Par souci d’égalité, le partage serait de 50ur / 50ur. L’option d’égalité fait germiner la précarité dans le vivre-ensemble où ni l’un ni l’autre, toujours à court de ressources, ne peut jamais répondre intégralement à ses besoins. Celui qui ne peut pas résister au manque est susceptible de violer l’accord.

2) Par souci d’équité, ce serait l’alternance des parts 60ur / 40ur des 100ur en faveur de l’un ou de l’autre selon une période dédiée. L’option d’équité, elle-même, engendre la méfiance mutuelle qui fait que l’un, quand en droit de jouissance de ses 60ur à sa période selon l’accord, doute que l’autre n’attende pas son tour comme prévu et viole l’accord en conséquence.

Ce sont des conditions d’incertitude dans le vivre-ensemble qui, rendant instable tout arrangement libre et volontaire entre les individus, soit un cadre règlementaire institué par les deux, ne survivrait pas sans l’existence d’une partie tierce avec un pouvoir de coercition.

Scénario 3 : état d’une potentielle jouissance optimale des ressources

C’est un état où la gestion optimale de leur coexistence n’est possible que par la création d’une entité tierce pour gérer l’état de conflits et faciliter la maximisation de l’utilité collective, soit un bien ou service, que tous les individus ont besoin d’utiliser. Dans les tentatives harmonieuses de partage des 100ur, le vivre-ensemble devient un dilemme. Le besoin de s’y accommoder pour faciliter la réalisation du bien-être individuel et pacifier la coexistence en conséquence rend indispensable une union entre eux pour donner naissance à une troisième entité́ qui, autant que les 2 individus, aura besoin aussi d’une quantité d’unité de ressources estimée à 10ur pour assurer la sécurité collective. Cela réduit en conséquence les quantités disponibles pour les individus à part égale. Si ce partage devait être 50ur de part et d’autre, il tomberait à 45ur avec la création de l’entité tierce.

Vers la maximisation des utilités collectives

Dénommée l’État, ladite entité assimilée à un troisième individu doit avoir la force de coercition absolue pour garantir la sécurité collective. Autant que celle-ci se montre incontournable à la survie de la société, elle ne facilite pas pleinement la réalisation du bien-être individuel conditionnée naturellement par la possession de 60ur. En effet, l’individu, toujours en état d’insatisfaction, peut éventuellement outrepasser les dispositions de sécurité adoptées par l’État sans se faire remarquer. Le dilemme n’étant toujours pas résolu, la fonction de l’Etat va au-delà de son rôle initial de garantir la sécurité collective.

Cela dit, il doit se doter des capacités techniques pour fournir, par une utilisation efficiente des 100ur, les utilités que les individus chercheraient à s’en procurer librement au grand risque de provoquer des externalités négatives comme sources de conflits. Son intervention permettrait de réduire celles-ci, si ce n’est de les éliminer, et faciliter la quête du bien-être individuel et du coup celle du collectif. Dans cette perspective, il est à supposer que les individus veuillent avoir accès aux utilités suivantes, les services de base, représentées par ordre d’importance dans le tableau en-dessous :

Ne disposant que de 10ur pour garantir la sécurité collective, l’État ne serait jamais en mesure d’y aller au-delà sans augmenter la quantité à sa disposition alors que la contrainte initiale de seulement 100ur disponibles est constante. Par consentement, il lui serait attribué un supplément de pouvoir pour collecter des contributions obligatoires auprès des 2 individus, dont 5ur pour chaque utilité. Cela donnerait une contribution totale de 30ur par individu. L’Etat encaisserait d’eux un total de 60ur qu’il ajouterait à ses 10ur initiales pour avoir à sa disposition 70ur. Ledit total devrait lui permettre de fournir à la collectivité ces utilités ou services de base, dont le coût de provision serait prohibitif pour les individus ayant à se les procurer eux-mêmes, tant en terme de mise en place des infrastructures, d’entretien et d’obligation de contribution des uns et des autres. En outre, après leurs contributions des 45ur, ils jouiraient de l’épargne des 15ur qui pourraient être consacrées au loisir ou à autre chose selon leurs intérêts.

Cette tentative de justifier la raison d’être de l’État indique que celui-ci est une création humaine fructueuse pour se pérenniser quand les individus qui, composant une société, de par leurs caractéristiques égoïstes, sont toujours enclins à maximiser leurs intérêts indifféremment des uns et des autres et risquent de ne jamais s’entendre sur une entreprise commune au point de s’autodétruire. Cependant, le contexte de cette création reste un mystère. Toutefois, différentes thèses ont été avancées pour expliquer son origine ; lesquelles seront explorées prochainement.

 

Jean POINCY

Vice-recteur aux affaires académiques

Université d’État d’Haït

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