Haïti : la cohabitation forcée du secteur privé des affaires et des gangs fédérés sous le regard complice de l’État haïtien

État des lieux

Force est de constater que depuis quelque temps la question de la cohabitation du secteur privé des affaires et des regroupements armés communément appelés gangs armés est récurrente. Ceci est tellement vrai que la communauté internationale  a fait, voilà bientôt un an, publier urbi et orbi sa petite liste noire de sanctions vis-à-vis de citoyens haïtiens sur laquelle on voit griffonner des noms bien connus de la bourgeoisie. Loin de moi la turpide idée de vouloir m’ériger en fervent défenseur de cette couche sociale, mais il parait, à mon humble avis, pertinent d’approcher l’affaire avec un œil scrutateur doté des lunettes de la réalité sociopolitique actuelle, tout en prenant soin de questionner l’Histoire, en vue de dégager une certaine vérité.

Je planterai mon argumentation en citant l’homme d’affaires Réginald BOULOS qui, pour parler des regroupements armés, a fait usage de l’expression « agents sociaux ». Plus d’uns se sont vus plongés dans une telle stupéfaction au moment d’entendre ou de lire les propos de la tête de pont de la chaîne commerciale DELIMART. Et pourtant, même si nombre de vous ne partagent pas son point de vue sur la question, il n’a pas tout à fait tort. Car si c’est difficile à accepter, c’est aussi là un point de vue difficilement contestable. Pour étayer cette hypothèse, de prime abord,  je m’évertuerai de retracer pour vous la naissance des gangs, dans l’espoir de vous aider à y voir plus clair.

 

De la naissance des gangs.

Primo, il faut se demander ce qu’est réellement un gang. Le mot « gang » nous vient de l’Anglais « gangster » dont l’équivalent français est une « bande criminelle organisée ». Une définition plus complète, faisant d’ailleurs unanimité, est celle qui le considère comme étant un groupe de criminels structurés avec, en général, à sa tête un chef, privilégiant l’intimidation et la violence pour accomplir des actes interdits par la loi, et ce, dans le but d’obtenir richesse, pouvoir, reconnaissance sociale et le contrôle d’un territoire donné. Pour ce faire, ils ont recours, dit-on, a des opérations de rackets, de rançons, de kidnappings, de viols, etc.

Par de là les définitions formulées par les instances compétentes et/ou ceux qui théorisent dans les grandes cours d’universités étrangères, mais qu’en est-il réellement en Haïti ?

En effet, en Haïti, la réalité, si poignante qu’elle, soulève moult interrogations : Comment vit-on dans les bidonvilles ou les ghettos ? Comment s’organisent ceux-là même qui sont étiquetés de marginaux par  la haute société : les oubliés des politiques publiques, les bâtards de la mère patrie ? Qui reçoit les factures de l’EDH et de la DINEPA ? Ah ! Ils ne sont pas, la plupart du temps, alimentés en eau et en électricité ! Qui diable négocie les contrats d’exécution des projets avec les ONG internationales ? Qui reçoit les dons de l’État pour ces démunis qui sont cloitrés à La Saline, à Bel-Air, à Solino, à Village de Dieu ? Mais de quels dons de l’État parle-t-on d’ailleurs ? Lors des mésententes, qui s’érige en juge ? Et ce riche homme d’affaires qui, dans un élan humanitaire, veut faire une donation, qui devrait-il contacter ? Qui fait respecter la loi ? Les enfants y sont-ils scolarisés ? Les jeunes sont-ils dotés de professions ?

Dans ces espaces géographiques où les commis de l’Etat haïtien ne foulent le sol que lors des campagnes électorales ou, au pire des cas, quand des catastrophes naturelles y surviennent, espaces géographiques où d’ailleurs il n’y pas de réels représentants étatiques élus et/ou nommés, la nature fait ce qu’elle fait de mieux : elle comble le vide.

Le lecteur avisé l’aura compris : le phénomène de gangstérisation prend racine dans un réel problème d’insertion sociale jumelé au paramètre de précarité économique. Aussi, ces gens-là prennent-ils les armes, se défendent, s’organisent autrement pour survivre, pour crier haut et fort leur droit d’exister en tant qu’hommes, femmes et enfants libres.  Ils tentent tant bien que mal de se créer un espace de société vivable. Ne sont-ils pas en ce sens de véritables agents sociaux ? N’est-ce pas là aussi une manière de revanche sur ce mauvais coup du sort qui a voulu qu’ils naissent de l’autre côté de la prairie : là où l’herbe n’est pas du tout verte.

Dans ce phénomène de gangstérisation, si Jacques Derrida y voit une démarche d’effacement des pouvoirs publics au point de considérer les gangs comme des voyous, de fait, ces derniers créent et deviennent eux-mêmes un  autre État : un contre-Etat. Avec lequel, à défaut d’une réelle éradication, il faudra cohabiter, composer. Certes, comme le veut l’esprit démocratique, nul ne peut se substituer à l’État. Mais que faire quand, pour citer André CORTEN, l’État est faible ou a failli ?

 

Complicité de l’État haïtien

L’après-1990 haïtien a vu émerger ceux que le professeur Fritz Alphonse JEAN aime appeler les « entrepreneurs politiques ». Ces engeances sont de parfaits arrivistes. Ce sont assez souvent des personnalités publiques qui, pour asseoir leur influence politique, s’amusent trop souvent à instrumentaliser une frange sociale aux conditions de vie précaires : les peuplades des ghettos, des bidonvilles ou des banlieues pour des tâches des plus honteuses : bourrage d’urnes lors d’élections, grèves à répétition, enlèvements et/ou assassinats de rivaux politiques directs et/ou indirects, actes de terreur  ou manœuvres d’intimidation envers la population en vue d’annihiler toute velléité de protestation, assurant ainsi leur emprise sur le pouvoir politique. Pour ce faire, ils les auront approvisionnés grassement en armes, en munitions et en argent.

 

La cohabitation forcée.

Il est souvent dit que le secteur privé des affaires, notamment la bourgeoisie, est le principal fournisseur des gangs armés. Mais avant de composer avec les gangs, qui aujourd’hui disposent d’une force de frappe de loin plus puissante que celle l’État haïtien, laquelle instance est censée avoir le monopole de la violence, la majorité des personnalités du secteur privé étaient contraintes de payer des patrouilles de la PNH pour des visites plus fréquentes dans les environs de leurs locaux, s’assurant ainsi de ne pas faire l’objet de casse par les citadins des quartiers défavorisés. C’était d’ailleurs une pratique instaurée par les cadres de la PNH qui étaient d’ailleurs payés pour leurs services. Je parle là du versement normalisé de gros pots de vin.

De par le monde, les hommes et les femmes d’affaires sont des individus qui s’efforcent de cerner au quotidien chaque aspect de leurs investissements, qui cherchent des moyens de les sécuriser, qui, conformément à l’esprit capitaliste, essaient coûte que coûte, disons-le, de maximiser leur capital. Si accorder n’était ce qu’un minimum d’avantages à des riverains afin de protéger son business se révèle être un bon compromis, qui s’opposerait-il a cela alors que l’État comme instance régulatrice se montre totalement incapable d’assurer une telle tâche ?

Petites questions rhétoriques : Si quelqu’un se fait kidnapper, il est une victime ou il faut le blâmer ? Et pourquoi si un homme d’affaires se fait rançonner est-il forcément coupable ? Il est tellement facile pour les autorités étatiques et  internationales de chercher un bouc émissaire quand elles ont failli à leur mission fondamentale qu’est le maintien du statu quo. C’est pathétique !

Aujourd’hui, les choses ont pris une tournure qu’il fallait prédire : les cerbères, après s’être retournés contre Hadès, se déferlent maintenant rageusement sur nous. N’est-il pas dit que diriger, c’est prévoir ? Eh bien, ils se sont plantés ! Et si le citoyen lambda vivant en Haïti ne figure pas encore au nombre des victimes, à cela, il y a deux (2) explications plausibles : la première, c’est qu’il n’intéresse pas les gangs, en tout cas pas encore ; la deuxième, c’est qu’il a de la chance et qu’il prie qu’elle ne le quitte jamais ! Mais en aucun cas il ne saurait blâmer l’État haïtien de ne pas s’être assuré que le pire ne lui arrive. L’État haïtien était censé nous protéger tous. La faillite des institutions régaliennes est l’unique raison de cette décadence. D’aucuns ne pourraient en aucun cas dédouaner l’État. Indexer le secteur privé des affaires est une solution de facilité et une belle bêtise !

 

Sonley Cherisier

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