Un extrait de «Choses vues »

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Brèves réflexions

 

J’ai retrouvé récemment dans » Choses vues », journal posthume de Victor Hugo et miroir grossissant de la société française de son époque, un texte intitulé » Fête chez le Duc de Montpensier » dans lequel il procède à une analyse fine de la vie sociétale française du 19ème siècle et de ses conséquences.

Il m’a paru intéressant de le livrer, à la réflexion et à la méditation de mes concitoyens car il me semble d’une actualité criante, par certains de ses aspects, relativement à la situation dramatique et d’une extrême gravité depuis quelques années que connaît Haïti, situation qui semble avoir peut-être atteint son nadir depuis le 29 février 2024 et les semaines qui ont suivi mais dont on ne voit pas encore très bien l’issue. Il me semble toutefois que rien ne pourra plus être comme avant; on peut dire en ce sens qu’il y a un ante et un post 29 février 2024.

Après avoir décrit, avec un luxe de détails imagés propres à son génie d’écrivain et de romancier, le faste princier de cette fête donnée la nuit du 6 juillet 1847 par le duc à plus de quatre mille invités du plus beau gratin de la haute société parisienne du moment, Hugo, par ailleurs penseur et homme politique, continue comme suit :

« Du reste, je crois, je ne sais pourquoi, que le souvenir de cette fête restera; elle m’a laissé quelque chose d’inquiet dans l’esprit. Depuis quinze jours on en parlait, et le peuple de Paris s’en occupait beaucoup. Hier, depuis les Tuileries jusqu’à la barrière du Trône, une triple haie de spectateurs garnissait les quais, les rues et le faubourg Saint-Antoine, pour voir défiler les voitures des invités. A chaque instant cette foule jetait à ces passants brodés et chamarrés dans leurs X aed1 des paroles haineuses et sombres. C’était comme un nuage de haine autour de cet éblouissement d’un moment.

…Il semblerait pourtant que cette féerie n'eût rien d'impolitique et ne pouvait rien avoir d'impopulaire; au contraire, M. de Montpensier en dépensant deux cent mille francs a fait dépenser un million. Voilà dans cet instant de misère douze cent mille francs en circulation au profit du peuple; il devrait être content. Eh bien, non. Le luxe est un besoin des grands états et des grandes civilisations; cependant il y a des heures où il ne faut pas que le peuple le voie.

Mais qu'est-ce qu'un luxe qu'on ne voit pas? Problème. Une magnificence dans l'ombre, une profusion dans l'obscurité, un faste qui ne se montre pas, une splendeur qui ne fait mal aux yeux à personne, cela est-il possible? Il faut y songer pourtant. Quand on montre le luxe au peuple dans des jours de disette et de détresse, son esprit, qui est un esprit d'enfant, franchit tout de suite une foule de degrés; il ne se dit pas que ce luxe le fait vivre, que ce luxe lui est utile, que ce luxe lui est nécessaire; il se dit qu'il souffre, et que voilà des gens qui jouissent; il se demande pourquoi tout cela n'est pas à̀ lui, il examine toutes ces choses, non avec sa pauvreté́, qui a besoin de travail et par conséquent besoin des riches, mais avec son envie. Ne croyez pas qu'il conclura de là : Eh bien! cela va me donner des semaines de salaires et de bonnes journées. Non, il veut, lui aussi, non le travail, non le salaire, mais du loisir, du plaisir, des voitures, des chevaux, des laquais, des duchesses. Ce n'est pas du pain qu'il veut, c'est du luxe. Il étend la main en frémissant vers toutes ces réalités resplendissantes qui ne seraient plus que des ombres s'il y touchait. Le jour où la misère de tous saisit la richesse de quelques-uns, la nuit se fait, il n'y a plus rien, plus rien pour personne. Ceci est plein de périls. Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu'il y a dans tous les cerveaux, ce sont des événements.

Ce qui irrite surtout le peuple, c'est le luxe des princes et des jeunes gens; il est en effet trop évident que les uns n'ont pas eu la peine, et que les autres n'ont pas eu le temps de le gagner. Cela lui semble injuste et l'exaspère; il ne réfléchit pas que les inégalités de cette vie prouvent l'égalité de l'autre.

Équilibre, équité, voilà les deux aspects de la loi de Dieu. Il nous montre le premier aspect dans le monde de la matière et du corps ; il nous montrera le second dans le monde des âmes ».

Le rappel aujourd’hui de ce texte magistral de Victor Hugo, dans les circonstances dramatiques que vit le pays n’est en aucune façon une tentative de justification ni même de simple explication de la situation de chaos existant actuellement en Haïti. Les commanditaires éventuels et les exécutants de cet état de fait doivent au contraire être combattus radicalement, de façon, dirais-je par déformation professionnelle, quasi-chirurgicale. Je suis cependant persuadé que bon nombre de mes compatriotes sont convaincus qu’il suffira d’éradiquer les gangs d’une façon ou d’une autre ou tout au moins de les contraindre dans leur réduit, pour que le problème soit réglé et que la vie reprenne comme avant. Il n’en est malheureusement rien. Ce rappel est justement fait pour démontrer que traiter le symptôme, traiter la conséquence sans s’attaquer à la racine du mal, à sa cause profonde est vain et Hugo en ce sens fait œuvre pédagogique en pointant du doigt l’essence de tout ceci, à savoir LA MISÈRE, mère de tous les vices, source de tous les maux : ignorance, haine, violence sociale, crimes, barbarie et in fine déshumanisation. Dans un pays où l’immense majorité de la population croupit dans une misère abjecte et infra-humaine, comment s’étonner que cette immensité, terreau intarissable pour les œuvres les plus sordides et les plus monstrueuses comme celles que nous subissons aujourd’hui, puisse être instrumentalisée en permanence à des fins inavouables par des gens de tous acabits, intrigants, manipulateurs, politiciens et/ou autres, nationaux et/ou internationaux ? Si rien n’est fait pour s’attaquer à la racine du mal, on peut être certain que le monstre resurgira tôt ou tard, dans une forme peut-être encore bien plus grave, voire sous celle d’un véritable tsunami cataclysmique.

Il est essentiel que nous, infime minorité des classes privilégiées de ce pays, prenions conscience de cette nécessité absolue, que les choses ne pourront plus continuer comme avant. En ce sens, c’est une bonne initiative que le Conseil Présidentiel (CP) ait inscrit dans sa feuille de route le processus de réconciliation nationale. Il ne s’agit pour l’instant que d’un mot couché sur du papier. Mais attention : il ne saurait y avoir réconciliation nationale sans justice ou tout au moins sans mise en place d’un mécanisme de reddition de comptes ; il ne saurait non plus y avoir réconciliation nationale sans mise en place des nécessaires mécanismes légaux de partage et de redistribution des richesses du pays. Le CP devra donc définir rapidement les contours du processus et en chercher les voies et moyens. Il faut espérer qu’au terme de son mandat il aura pu jeter les bases ou tout au moins poser la première pierre de ce processus de réconciliation nationale et de construction d’une véritable nation haïtienne : tâche oh ! combien noble, mais ardue et pleine d’embûches, et de longue, très longue haleine.

 

Dr Rodolphe MALEBRANCHE

r_malebranche@yahoo.fr

 

 

 

 

 

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