Le jeu de dupes comme stratégie politique en Haïti1

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Les derniers évènements en rapport à la situation de prise de décision pour l’organisation des affaires politiques du pays, pour le bien-être collectif, servent de prétexte à la rédaction de cet article. Nous avons pris position pour l’utilisation de jeu de dupes décrivant le comportement des acteurs politiques en Haïti comme mise en scène qui traduit une position voilée à travers  laquelle se cachent des intérêts qui ne sont pas clairement révélés, ce que nous  appelons couramment : « mètdam ». Être « mètdam »  en Haïti, c’est la position d’une personne qui ne laisse pas paraître clairement son dessein, quelqu’un qui est prêt à mettre en pratique la technique des coups bas pour atteindre l’objet visé, mettant hors-jeu l’adversaire pour profiter de la scène en vue de satisfaire des désirs claniques et/ou personnels, donc des désirs égoïstes. C’est une personne qui fait de la politique. Dans ce cas politique ne se voit pas comme domaine particulier de la vie sociale (Alpe et all., 2013). De préférence, c’est une stratégie visant à maintenir par tous les coups les positions pouvant permettre la réalisation des desseins groupaux et/ou individuels au détriment des intérêts collectifs. N’étant pas nouvelle sur la scène politique du pays, la mobilisation de l’histoire nous permettra, d’abord, de déterminer des invariants de ces stratégies dans le comportement des politiques en quête du pouvoir d’État, lesquelles leur permettant de frayer des places importantes en faveur de leur clan/groupe. Ensuite, les données socio-anthropologiques propres à la société haïtienne nous permettront de montrer que cette position adoptée comme culture politique en Haïti utilisée par des nombreux acteurs. En fin, nous tenterons de voir comment des décisions prises dans le passé peuvent servir pour sortir de ce jeu macabre.

Les premières manifestations du jeu des coups bas dans la politique en Haïti2 de l’indépendance jusqu’à la fin du 19e siècle

tout de suite après l’indépendance du pays consécutif à l’entente trouvée par les généraux haïtiens combattant l’armée expéditionnaire de Napoléon Bonaparte, le jeu macabre du coup bas va faire son entrée dans l’arène politique haïtienne avec l’assassinat de l’Empereur Jean Jacques Dessalines le 17 octobre 1806, soit deux ans après la création du premier État nègre indépendant du monde ( l’État haïtien). Le comportement perfide à la base de cet acte va être reproduit à travers l’histoire du pays, ce qui peut même être qualifié d’invariant dans l’histoire politique de cette République. Après la perpétration de ce crime, les principaux protagonistes ne sont pas parvenus à s’entendre sur les modalités leur permettant d’assurer la succession du pouvoir politique de façon à organiser la société pour le bien-être collectif. Les subterfuges utilisés vont être débouchés sur la scission du pays en deux : le Royaume du Nord avec à sa tête Henry Christophe et la République de l’Ouest, y compris le Sud, ayant à sa tête Alexandre Pétion. Cela allait durer jusqu’en 1820. Nous pouvons dire que cet évènement marque l’inauguration du jeu de dupes, de la perfidie comme stratégie politique en Haïti où les impostures, les trahisons envers la nation vont être posées comme forme traditionnelle, comme manœuvre politique dans la lutte pour la prise du pouvoir d’État et son maintien. Des stratégies qui ne tiennent pas compte du bien-être collectif.

Après la chute de Boyer, des dispositions ont été prises pour répondre au désidérata des revendications sociales à travers la Constitution de 1843. Rivière Hérard, le président d’alors qui devait œuvrer pour la satisfaction de l’intérêt général tout en montrant sa volonté de doter le pays d’une Charte digne des derniers évènements, a concocté pour faire échec à son application. Son comportement se situe dans la continuité des manœuvres politiques visant à tenir le pouvoir et passer outre les prescrits des lois cadres du pays. Il a fini par mettre à l’écart la loi mère pour instaurer un régime de terreur au détriment de l’intérêt collectif exprimant du coup une méfiance vis-à-vis de la compétence démocratique des masses comme le voit Claude Moïse (2009a). Ce comportement explique la velléité des élites politiques à réaliser les desseins claniques à l’opposé de l’intérêt général. Pour parvenir à ces fins, elles recourent à des manœuvres comme la tromperie, la manipulation, la conspiration, entre autres. Le choix de Soulouque comme personnalité qui n’a pas manifesté au départ des volontés politiques pour être président s’est inscrit dans ce jeu de manipulation de la part de ces élites politiques. Malheureusement, ce personnage a su bien mettre en scène le jeu des dupes pour contrecarrer le projet en s’imposant comme un véritable tyran déroutant de nombreuses conspirations contre son pouvoir.

En fait, l’intention clanique s’est manifestée comme la forme traditionnelle des luttes politiques pour la prise du pouvoir en Haïti. Cela revient à dire que le système politique haïtien génère ses propres facteurs dissolvants devenant de plus en plus difficile de les maitriser et de freiner du coup les dérives qui s’en suivent. Les nombreux complots réels ou fictifs dans l’histoire politique du pays contre les présidents tout au long de la deuxième moitié du 19e siècle peuvent bien en témoigner. Des complots visant toujours à prendre le pouvoir pour la satisfaction clanique, groupale et/ou individuelle. L’on se rappelle par exemple le complot avorté de Guerrier Prophète contre Geffrard pour s’emparer du pouvoir, mais marqué par la mort de la fille du président. On pourrait aussi citer le mouvement insurrectionnel de Léon Legros aux Gonaïves contre ce même gouvernement sans oublier les luttes claniques de Salnave contre Geffrard quitte à aliéner une partie du pays pour la satisfaction des desseins égoïstes. Ce sont ces mêmes intentions  qui ont été à la base de la scission du pays en trois à la fin de la deuxième décennie du commencement de la deuxième moitié du 19e siècle : Saget dans la partie Septentrionale,  Salnave dans la partie Orientale et Domingue dans la partie Méridionale. Toujours, c’est la population qui en sort victime. Cela amène à dire que de toutes les crises provoquées par le comportement de dupes des hommes politiques en Haïti, c’est la population qui en fait les frais avec les crises économique et sociale qui en découlent.

Dans la réalité politique de l’époque, ce qui va être aussi le cas pour la période contemporaine, tous les coups sont permis pour atteindre l’objectif qui est la prise du pouvoir d’État et sa conservation. D’ailleurs lors des premiers exercices de contrôle du pouvoir exécutif par la mouvance libérale, Boyer Bazelais considéré comme le symbole des libéraux a été l’objet des coups bas (tapages, violence), manœuvres pour invalider sa réélection comme représentant de Port-au-Prince pour ne pas continuer à entraver l’action de l’exécutif. Comme réplique, les boycottages ont poussé Saget à la démission deux jours avant la fin de son mandat. Son action peut être toutefois interprétée comme manœuvre politique pour perturber le processus de succession pour un président qui n’arrive pas à imposer sa volonté en influençant les décisions pour choisir un chef d’État pour la satisfaction des desseins de son clan/groupe, de sa fraction politique.

Tout au long du 19e siècle, le jeu politique en Haïti a été marqué par des jeux de dupes, des coups bas, de la manipulation, de la conspiration pour la prise du pouvoir. La méfiance aussi a été installée en maitre par ceux possédant le pouvoir, parfois cela se fait même vis-à-vis des partisans influents du pouvoir. Nous pouvons citer en exemple le comportement de Salomon exprimé par ses déplacements dans les villes de province et les inspections fréquentes des émissaires envoyés dans différents endroits du pays puisqu’il a été l’objet de trahison de la part de certains de ses partisans (Moise, 2009a). Autres cas pourrait être signalé comme les évènements qui ont été à la base de la mort de Séide Télémaque venu à Port-au-Prince avec son armée du Nord pour avoir le contrôle du processus devant aboutir à l’élection d’un président. Sa mort et celle de ses 300 soldats peuvent servir comme exemple pour expliquer la friction entre les clans/groupes pour la prise du pouvoir. Dans cette veine, nous pouvons dire que dans le système politique haïtien, le gouvernement et l’opposition forment deux entités inconciliables. Ils se considèrent toujours comme des ennemis, mais non pas des adversaires. À un adversaire, on peut avoir des consensus. Mais un ennemi, il faut le combattre à tout prix.

La manipulation des masses à des fins de politicaillerie comme stratégie de conquête du pouvoir politique en Haïti

La réalité politique du pays au cours du commencement du 20e  siècle est marquée par des luttes fratricides pour le pouvoir occasionnant une situation chaotique, aggravant tout à coup la situation socio-économique de la population en devenant de plus en plus précaire et vulnérable surtout pour les masses défavorisées. Pendant que les élites s’acharnent dans les luttes pour le pouvoir en manipulant les masses, la crise sociale et économique ne cesse de continuer à ronger le pays consécutif à l’instabilité politique occasionnée par ces luttes pour le pouvoir politique. C’est le chaos provoqué par les manœuvres pour la prise du pouvoir qui a occasionné la concrétisation du dessein américain de mettre sous protectorat la République d’Haïti de manière formelle à partir du débarquement des marines en juillet 1915. Autrement dit, c’est ce chaos, conséquence de l’effondrement de l’Etat, pour citer Sauveur Pierre Étienne (2007), qui a occasionné la mise en veilleuse de la souveraineté du pays. Les Américains ont manifesté ce désir depuis la fin de la deuxième moitié du 19e siècle à travers des actions directes ou voilées. D’ailleurs, ils l’ont déjà fait pour d’autres pays de la région comme Cuba (la mainmise sur le Guantanamo en 1903), le Panama, la République dominicaine en 1904, le Nicaragua en 1909, etc.

Ce coup de force des Américains a reconfiguré la scène politique en prenant le contrôle des institutions symbolisant l’organisation de la société. Nous pouvons dire que ce coup de force des États-Unis d’Amérique du Nord est le résultat des jeux de dupes, des coups bas, de la perfidie des élites politiques, des politicards, qui ne conçoivent pas de programmes politiques visant à organiser le pays au profit du bien-être collectif, mais de préférence pour la satisfaction des desseins claniques/groupaux. Même en étant sous l’occupation d’un pays étranger, les États-Unis, les élites politiques ne cessent d’utiliser des manœuvres subtiles pour la prise du pouvoir. À cet effet, nous pouvons prendre l’exemple de l’élection présidentielle pour la succession de Sudre Dartiguenave où les protagonistes ont utilisé beaucoup de subterfuges pour élire Louis Borno, né d’un père français donc illégitime pour briguer le poste de président selon les lois haïtiennes (Moise, 2009b ; Bellegarde, 2013).

Toutefois, il faut apprécier le dévouement des nationalistes autour du mouvement de l’Union Patriotique, avec chef de file Georges Sylvain, qui ont su mener de long combat - en mobilisant la population non pas pour des intérêts de clans, mais plutôt pour le bien-être collectif ; cependant à la mort de ce maitre à penser de l’UP en 1925, nombreux sont les hommes de ce mouvement qui se portent candidat pour la succession de Borno, ce qui a suscité des interrogations sur le « supposé nationalisme » de ces hommes - pour restaurer l’indépendance des institutions de l’État, le recouvrement de la souveraineté de l’État, face à la mainmise des marines américains sur toutes les institutions publiques du pays. De plus, il y a la grève des étudiants de l’École Centrale d’Agriculture de Damiens qui a occasionné comme un effet domino la protestation de tous les secteurs, y compris l’opposition politique, contre l’occupation et le gouvernement de Borno en faveur du bien-être collectif. Là c’est à l’inverse des mouvements traditionnels de manipulation des élites pour la conquête du pouvoir. La souveraineté recouvrée nous dit Moise (2009b), les dirigeants politiques sont retournés à leurs vieux démons. Le temps de l’occupation n’a pas suffi à pacifier les clans, à aider les classes dirigeantes à réaliser en leur sein le partage consensuel des pouvoirs, ce qui devrait être une cohésion indispensable à la gestion sécuritaire et efficace de l’État.

Les classes dirigeantes sont dissociées du peuple. Elles sont condamnées à vivre leurs querelles de clans, à tourner en rond. Les manœuvres politiciennes pour la prise du pouvoir et sa conservation après la désoccupation peuvent bien en témoigner. De la présidence de Sténio Vincent en passant par Élie Lescot, les jeux de dupes, les coups bas, les manipulations ne cessent de se répéter pour asseoir la domination des clans au pouvoir. L’on songe à cet effet, aux différentes astuces utilisées pour prendre le pouvoir en modifiant les procédures constitutionnelles, par la réduction du pouvoir des opposants dans les deux chambres du pouvoir législatif, les persécutions à l’égard des opposants dans la presse, l’affermissement de la dictature personnelle, entre autres. Les conspirations, les répressions, les révoltes ont commencé à refaire surface. Le tout a comme conséquence, la perpétuation et la marginalisation politique des masses.

À la destitution du président Lescot c’était le contentement surtout de la foule qui a descendu dans les rues de Port-au-Prince pensant tourner une page dans l’histoire de la dictature personnelle, une dictature au profit du clan mulâtriste qui a continué à corser l’opposition coloriste dans le pays. Le renversement de Lescot, nous rapporte Claude Moïse, a été un dénouement heureux. Toutefois, il a ouvert en même temps sur la crise de succession comme cela a été le cas de la fin de nombreux autres gouvernements avant lui (Moïse, 2013 : 21-24). Voulant déjouer les « manœuvres politiciennes » au profit des intérêts égoïstes au détriment du bien-être populaire, le Comité exécutif militaire mis en place à cet effet a pris des décisions pour une meilleure gestion de la chose publique en attendant la réalisation des élections pour la succession du président destitué. Après la réalisation des élections, avec beaucoup de manœuvres politiciennes, Dumarsais Estimé a accédé à la première magistrature du pays en 1946, non sans bénéficier des combines politiciennes pour y arriver.

Au fait, l’accession d’Estimé à la présidence du pays n’a pas pour autant mettre fin aux luttes des clans pour la conquête du pouvoir. À ce moment, l’opposition coloriste (noirisme/mulâtrisme) a connu une montée en force. Le mulâtrisme est considéré comme une doctrine de la supériorité naturelle, destiné à occuper tous les postes de commande. Tendance prise à contre-pied par les noiristes. Estimé a été même considéré comme le « prophète silencieux du noirisme » selon le mot de René Depestre, cité par Claude Moise (2013). Toutefois, ces deux tendances ont été dégagées dans le milieu des classes dirigeantes avec une indifférence affichée par les paysans et certains milieux populaires urbains marginalisés politiquement. Ces derniers sont sollicités seulement lorsque la classe politique veut servir d’eux pour faire de la manipulation, mettre en scène des actions servant à prendre ou consolider le pouvoir au profit de leur clan. Ils se servent toujours de l’immaturité politique de la population, de son manque d’éducation politique pour atteindre leurs objectifs qui sont loin d’être coïncidés avec ceux de la société de manière générale.

            Pendant le mandat de Dumarsais Estimé, les fractions politiques ne cessent pas de multiplier les manœuvres pour miner le terrain sous les pieds de ceux ayant le pouvoir afin de prendre la place pour la satisfaction de leur groupe. Chemin faisant, les vieux démons ont continué à refaire surface avec la multiplication des jeux perfides, des jeux de dupes, des coups bas, des manipulations à répétition. Face aux oppositions politiques et sociales, le gouvernement d’Estimé à faire des compromis pour intégrer des personnalités venues d’horizons politiques divers dans son gouvernement afin d’atténuer la situation. C’est ce qu’on pourrait appeler dans un langage politique : « acheter le silence de l’adversaire ». C’est une caractéristique des manœuvres politiques pour garder le pouvoir tout en essayant de  satisfaire les intérêts de clans, toujours et encore au détriment de la masse urbaine et paysanne. Les antagonistes au sein  du gouvernement ont rendu difficile la gestion du pouvoir de la part d’Estimé, radicalisant du coup les positions sous la forme de l’opposition noirs-mulâtres. À partir des dernières années de la fin de la première moitié du 20e siècle, les conspirations ont commencé à se faire sentir dans l’entourage même du président aboutissant à un coup d’État le 10 mai 1950.

À chaque déchéance d’un gouvernement, la classe politique utilise des manigances, les unes les plus subtiles que les autres pour prendre la commande et asseoir le pouvoir au profit d’une fraction politique, ce qui plonge généralement le pays dans une période de crise. Le 19e siècle de l’histoire politique du pays est plein d’exemples que nous évitons de mentionner pour être plus concis3. Ce n’est pas différent pour le 20e siècle qui a connu une cassure en raison de la présence de l’occupant américain. Cependant, la « souveraineté politique » recouvrée, les vieilles pratiques ont revu le jour sans souci, de la part des dirigeants politiques, d’apporter des solutions concrètes aux maux qui rongent la population. D’ailleurs, Estimé qui a été victime d’un acte captieux de la part des membres de son gouvernement, ce qui a été en partie à la base de sa destitution, a été lui aussi à la base des combines politiques pour l’accession de Lescot à la première magistrature du pays et son maintien au pouvoir. Magloire pour sa part qui a pris la succession après le coup d’État contre Estimé n’a pas hésité de faire appel à ces vieilles astuces pour rester au pouvoir, ce qui n’a pas manqué de soulever les secteurs de l’opposition. Après avoir utilisé toutes ses cartes, il a laissé le poste de président en raison des protestations venues de tous les horizons pour le président de la Cour de cassation, Me Nemours Pierre-Louis. Un épisode qui a vu passer cinq gouvernements provisoires avant de tomber sur la solution duvaliérienne avec tout ce que ce gouvernement a occasionné dans l’histoire politique du pays.

La solution duvaliérienne et la stratégie utilisée par les fractions politiques pour la prise et la conservation du pouvoir d’Etat

Estimé est évincé du pouvoir, le pays est tombé dans une véritable crise pour la succession. Les fractions politiques ont du mal à retrouver la bonne formule pour doter le pays d’un président constitutionnellement élu pouvant assurer l’organisation de l’État. En attendant, les crises sociales et politiques continuent à enfoncer le pays dans une situation d’ingouvernabilité. À bien regarder, on dirait que les élites politiques n’ont jamais rien appris des pratiques politiques claniques qui ont perturbé la bonne marche des institutions de ce pays, hypothéquant du coup le bien-être de toute une population. La crise de 1957 est un exemple criant des manœuvres politiciennes, des jeux de dupes, des coups bas, des manipulations et machinations politiques orchestrés par les fractions politiques pour avoir le pouvoir sans un projet de société durable. Ne prenant en compte les intérêts populaires. Cette situation a occasionné l’avènement des Duvalier au pouvoir qui s’est constitué comme une solution à la répétition de la crise de succession à chaque moment de fin de pouvoir, souvent provoqué (Hurbon, 1987 ; Trouillot, 2016). François Duvalier a hérité d’un pays économiquement ruiné et politiquement déchiré (Moïse, 2013 : 189-190).

Papa Doc est arrivé à la présidence du pays, après une succession de cinq gouvernements provisoires dont quatre ont été injectés du pouvoir par des combines orchestrées par des fractions politiques qui n’arrivent pas à s’entendre sur les mécanismes constitutionnels. N’ayant pas été un tard-venu de la politique, il a bénéficié des manipulations électorales de son clan. Sa politique est greffée sur l’épineuse question de couleur (Labelle, 1987 : 39-42 ; Denis et Duvalier, 2012). Il a dupé une bonne partie de la population en montrant que son combat est mené pour le bien-être des masses urbaines et rurales. D’ailleurs, dès le mois de mai 1957, il a commencé à faire de manière ouverte les yeux doux à cette partie de la population en montrant que les autres protagonistes, à savoir l’alliance Déjoie/Fignolé, ont mis en place des dispositifs d’élimination de la masse (Moïse, 2013 : 172-173). Pour consolider son pouvoir et faire voir son vrai visage de dictateur, il a mis hors-jeu tous ses adversaires en utilisant des astuces les plus malicieuses jusqu’à instaurer la présidence à vie avec droit de désigner son successeur qui a été Jean Claude Duvalier. Il a hérité du pouvoir de son père et a pris la place à sa mort en 1971.

La succession assurée, le clan des Duvalier continue à s’enrichir au détriment du peuple haïtien qui ne cesse de patauger dans la misère la plus abjecte. Violence, intimidation, persécution politique, assassinat, disparition, emprisonnement des adversaires politiques, corruption, manipulation, coups montés, entre autres, ont été les marques fabriques des Duvalier  afin de consolider le pouvoir au bénéfice de leur clan. Ils ont instauré un climat de terreur dans tout le pays pendant 29 ans de règne. Même le pays profond n’est pas épargné si bien que, nous a rapporté Laënnec Hurbon, les paysans pour éviter de se faire extorquer par les macoutes ont opté pour la diminution de leurs activités afin de ne pas se faire remarquer. Une situation qui a beaucoup contribué à la paupérisation des masses paysannes (Hurbon, 1987 : 12-15). Donc, au cours du règne des Duvalier, le véritable perdant a été la population haïtienne qui a vu augmenter sa misère et l’apparition de nouveaux riches dans le clan de la fraction politique au pouvoir. Toutefois, un climat d’espoir a paru lorsque Jean-Claude Duvalier a été forcé de quitter le pouvoir le 7 février 1986 laissant le terrain politique à d’autres groupes pour la conquête du pouvoir, sans pour autant apporter des solutions viables aux maux qui continuent à ronger la société haïtienne, comme la précarité et la vulnérabilité socio-économiques, entre autres.

La « démocratie » instaurée, mais le peuple continue de patauger dans la misère. L’intérêt de clan continue à primer sur celui des masses urbaines et rurales. La conquête du pouvoir continue à se faire au détriment de la population4. La manipulation des masses populaires a été faite dans le souci de réaliser des desseins d’un groupe particulier avec des intérêts visant à garantir leur bien-être. Les gouvernements qui se sont succédé ont continué à utiliser les combines politiques pour prendre le pouvoir, en se servant des masses populaires. Durant ces derniers temps,  ils ont été imposés par des forces puissantes, nationales et internationales, pour la réalisation des desseins claniques/groupaux. Même les dirigeants politiques qui se sont montrés proches de la population se sont usés des masses urbaines et rurales pour satisfaire leurs désirs égoïstes. Ce qui fait comprendre que la classe politique en Haïti est incapable d’établir un consensus politique durable. Les acteurs politiques haïtiens ne se mettent toujours pas à la dimension des hommes et des femmes d’État pour donner au pays un agenda politique viable pouvant garantir la stabilisation des institutions républicaines en vue de mettre le pays sur les rails du développement durable. Les rivalités de clan, les luttes interminables pour la conquête du pouvoir d’État sont inscrites dans le processus de réalisation de leur projet. Dans cet état de fait, il n’est pas faux d’avancer que ces combines sont devenues comme une culture politique pour les fractions politiques, pour des groupes voulant se procurer des avantages liés à la prise du pouvoir d’État.

Le recours à l’appel de la population à se soulever contre les pouvoirs en place continue à être des pratiques politiques utilisées par des fractions de la classe politique pour miner le terrain. Ces stratégies sont employées dans un but précis, répété à travers l’histoire politique du pays : ôte-toi que je m’y mette. Jamais, le bien-être des masses urbaines et rurales n’a été le souci de ces personnes. Tous les chemins sont bons, dans leur perspective, pourvu qu’ils mènent à la prise du pouvoir d’État. L’État est source et protecteur du droit. Il procure des avantages énormes aux individus et aux groupes d’intérêts. C’est pourquoi les fractions de la classe politique s’évertuent à mener des luttes fratricides pour la conquête et la préservation du pouvoir d’Etat, à utiliser les jeux de dupes, les coups bas, les manipulations des masses populaires en raison des avantages que procure cette place dans la hiérarchie des fonctions dans cette société politique. Donc le jeu politique en Haïti est un jeu de combat pour obtenir de la place, un jeu pour mieux se placer sur l’échiquier politique pour la satisfaction des desseins claniques, groupaux et/ou personnels.

Conclusion

Les récentes tergiversations en rapport à la situation de prise de décision au tour de la mise en place d’une structure pouvant permettre aux acteurs politiques de s’entendre sur la formule de sortie de crise afin de soulager les maux du peuple haïtien ne sont pas nouvelles dans l’histoire politique du pays. Elles ont été présentes souvent au moment des crises de succession, des élections tout en prenant des formes diverses selon les forces politiques en présence et les conjonctures. Des formules différentes les unes par rapport aux autres ont été proposées par des fractions politiques en fonction des jeux d’intérêts pour juguler les crises politiques et sociales non sans le recours à des combines politiques, des jeux de manipulation, des fausses alliances, encore et toujours pour faciliter à une frange de devenir des nouveaux riches au détriment de toute une population qui ne cesse de s’embourber dans la crasse, dans la misère la plus abjecte.

La mobilisation des éléments de l’histoire tout au long de cet article a permis de montrer l’invariabilité de ces pratiques politiciennes de la part des fractions de la classe politique. Tout cela est devenu une culture politique. Des manières d’agir et de faire de la politique en Haïti pour le bien-être de son clan, de son groupe d’appartenance sans tenir compte du sort réservé à la grande majorité de la population. Autrement dit, des manières de prendre position des personnes, d’une fraction de la classe politique qui ne laisse pas paraître clairement ses véritables intentions ; des pratiques utilisant des coups bas pour atteindre l’objectif  tout en mettant hors-jeu l’adversaire afin de mieux occuper la scène en vue de satisfaire des désirs claniques et/ou personnels, donc pour la satisfaction des désirs égoïstes. Dans ce cas, certains demanderont que faire et comment faire pour sortir de ce bourbier ?

À cette question posée, d’aucuns pensent que la mobilisation de l’histoire peut permettre de voir comment des réponses ont été apportées par ceux qui ont voulu créer, avec de grands sacrifices, cet État-nation. Ils ont tout donné pour rendre possible l’avènement de la première République nègre indépendante du monde. Nos ancêtres ont fait 1804, à nous de faire sa réappropriation pour mettre le pays sur de nouveaux rails. D’abord, nous devons penser le pays par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Nos ancêtres l’ont fait en s’écartant de la logique dominante de l’époque pour dire au monde entier, nous pouvons être libres comme les peuples du monde blanc, racistes et esclavagistes. Ils ont fait comprendre au monde entier que  les noirs peuvent aussi penser, travailler et façonner leur manière d’habiter le monde sans attendre l’approbation de quiconque. Il revient aux Haïtiens, au temps de la surmodernité, dans le sens Augéien du thème, de se réapproprier de cet idéal pour penser le pays afin de créer un climat propice à l’organisation des affaires du pays pour le bien-être de sa population. Les forces obscures ne vont pas nous laisser faire ! Encore, nous pouvons servir de 1804 pour nous défaire de ces forces centrifuges visant à nous éloigner de cet idéal.

L’avènement de cet État-nation a été possible grâce aux efforts consentis par les différents chefs de bande, devenue l’armée indigène, qui ont trouvé un « modus operandi » pour donner naissance à ce pays indépendant. Ils l’ont fait en priorisant l’intérêt collectif au détriment des intérêts de clan, de groupe. Nous devons réapproprier cet exemple pour léguer aux générations futures un héritage à la hauteur des sacrifices de nos ancêtres, en évitant de perpétuer l’héritage des coups bas qui ont surgi à travers le temps. Des combines qui ont contribué à pervertir les pratiques politiques dans notre histoire de peuple. Ces grands hommes ont pensé et priorisé le collectivisme avant tout. Le collectif pour le bien-être de tous, mais non pour le bien-être d’un clan. À nous du temps de la surabondance évènementielle de prioriser ce qui doit être prioritaire pour façonner notre mode de vivre et d’habiter le monde. De faire d’Haïti la terre où tous les Haïtiens peuvent vivre sans se contraindre à aller ailleurs pour avoir accès au bien-être. 

 

Notes de fin de page

  1. Michée Alzimé, licencié en Travail social à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH/UEH), licencié en Anthropo-sociologie à la Faculté d’Ethnologie (FE/UEH) et mastérant en Anthropologie sociale à la faculté d’Ethnologie (FE/UEH).
  2.  « Mouvman mètdam ».
  3. Le lecteur ayant le souci des détails peut se référer au premier tome de l’ouvrage  de Claude Moise, Constitution et luttes de pouvoir en Haïti.
  4. Le gouvernement d’Aristide a montré dès son avènement sa portée populaire, mais dès son retour de l’exil suite au coup d’État de 1991, les données ont changé. Les décisions ont été prises au profit d’une « catégorie sociale » au détriment de l’intérêt de la population.

 

Bibliographie

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AUGÉ, Marc. Non-Lieux: Introduction à une anthropologie de la surmodernité. France : Editions du Seuil. 2015.

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DENIS, Lorimer ; DUVALIER, François. Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti. Port-au-Prince : Editions Fardin. [1965] 2012.

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LABELLE, Micheline. Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti. Montréal : Editions CIDIHCA. Le Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne Caraïbéenne et Afro-Canadienne. 1987. Disponible sur http://classique.uqac.ca/

Moïse, Claude. Constitution et luttes de pouvoir en Haïti. Da faillite des classes dirigeantes (1804-1915). Port-au-Prince : Editions de l’Université d’État d’Haïti. 2009. Tome 1.

Moïse, Claude. Constitution et luttes de pouvoir en Haïti. Da solution américaine (1915-1946). Port-au-Prince : Editions de l’Université d’État d’Haïti. 2009. Tome 2.

Moïse, Claude. Constitution et luttes de pouvoir en Haïti. De la révolution de 1946 à la dictature macoute (1946-1987). Port-au-Prince : Editions de l’Université d’État d’Haïti. 2013. Tome 3.

TROUILLOT, Michel-Rolph. Les racines historiques de l’Etat Duvaliérien. Port-au-Prince : C3 Editions. [1986] 2016.

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