L’aménagement du créole doit-il s’accompagner de « l’éviction de la langue française en Haïti » ?

(Deuxième partie)

 

 

  1. Plaidoyer pour un partenariat créole-français novateur et conforme à la Constitution de 1987

Il est essentiel, aujourd’hui en Haïti, aux côtés des enseignants et des linguistes, d’amplifier le plaidoyer pour un partenariat créole-français, un plaidoyer novateur, conforme à la Constitution de 1987 et qui trouve son fondement dans l’article 5 de la Constitution de 1987 co-officialisant le créole et le français. Ce plaidoyer est également conforme à la réalité de notre patrimoine linguistique historique bilingue créole-français et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 consignant notamment le « droit à la langue » dans son universalité ainsi que le « droit à la langue maternelle ».

Le sujet du partenariat entre les langues, ces dernières années, a fait l’objet de plusieurs publications spécialisées. Le lecteur curieux consultera, entre autres, l’étude de Colette Noyau de l’Université Paris X Nanterre, « Le partenariat entre les langues : mise en place d’une notion d’aménagement linguistique » (researchgate.net, janvier 2007) ; celle de Jean-Marie Klinkenberg, de l’Université de Liège, « Que peut être un partenariat entre les langues ? L’exemple des langues romanes » (researchgate.net, janvier 2015) ; celle de Raphael Berthele, de l’Université de Fribourg, « La langue partenaire : régimes politico‐linguistiques, conceptualisations et conséquences linguistiques » (doc.rero.ch, 2015), et également celle de Farid Benramdane, « Quand dire, c’est être… Des langues et du partenariat linguistique : le cas du Maghreb » parue dans Les cahiers de l’Orient 2011/3, n° 103.

La perspective du partenariat entre les langues est inscrite au creux de la pensée du philosophe et remancier Édouard Glissant, qui s’exprime en ces termes : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n'imaginent pas la problématique des langues, n'imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d'une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu'on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (Lise Gauvin : « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, 28, 2/3, 1992 - 1993, Presses de l'Université de Montréal, 1993.)

Il y a lieu de souligner fortement que le linguiste émérite Pradel Pompilus (1914 – 2000), enseignant-chercheur à la Faculté de linguistique appliquée et à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti n’a jamais promu la « guerre des langues » en Haïti, et encore moins le « monolinguisme sectaire » dont parle Édouard Glissant et qui est revendiqué dans un grand brouillard conceptuel par les « créolistes » fondamentalistes. La première véritable description lexicographique du français régional d’Haïti a été effectuée par Pradel Pompilus dans sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne le 9 décembre 1961, « La langue française en Haïti » (Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine – Travaux et mémoires, VII). Elle a été publiée en 1981 aux Éditions Fardin. La troisième partie de cette thèse est consacrée au lexique du français haïtien, les « haïtianismes » selon la terminologie de Pompilus. Cette étude constitue un document pionnier, l’acte fondateur de la lexicographie haïtienne. Précurseur du partenariat linguistique entre le créole et le français, Pradel Pompilus est l’auteur de manuels de littérature haïtienne d’expression française, ainsi que d’articles scientifiques et de livres de référence parmi lesquels :  (1) « Contribution à l'étude comparée du créole et du français à partir du créole haïtien / Morphologie et syntaxe », Port-au-Prince : Éditions Caraïbes, Paris : diffusion l'École, 1976 ; (2) « Débat sur le destin du français en Haïti » / Le Dr. Pradel Pompilus répond aux questions de Roger Gaillard », paru à Port-au-Prince dans Conjonction no 116 (2e trimestre, 1971) ; (3) « Le fait français en Haïti », paru dans « Le français en France et hors de France. I. Créoles et contacts africains » / « Actes du colloque sur les ethnies francophones », Nice : Institut d’études et de recherches interethniques et interculturelles, 1969 ; (4) « Approche du français fondamental d'Haïti / Le vocabulaire de la presse haïtienne contemporaine », Centre de linguistique appliquée, Université d'État d'Haïti, 1983. Profondément attaché à la langue et à la culture créoles, Pradel Pompilus a publié dès 1958 un « Lexique créole français » aux Éditions des universités de Paris, et plus tard « Le manuel d’initiation à l’étude du créole » (Port-au-Prince : Impressions Magiques, 1983), suivi de « Le problème linguistique haïtien » (Port-au-Prince : Éditions Fardin, 1985).

La réflexion sur le partenariat créole-français suit son cours en Haïti et elle est portée par de nombreux enseignants et linguistes QUI PLAIDENT EN TOUTE RIGUEUR POUR QUE LE CRÉOLE DEVIENNE LANGUE D’ENSEIGNEMENT DANS LA TOTALITÉ DU SYSTÈME ÉDUCATIF HAÏTIEN AUX CÔTÉS DU FRANÇAIS. Cette juste perspective s’expose, par exemple, dans le livre collectif dirigé et coécrit par le linguiste Renauld Govain, Doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien » (JEBCA Éditions, 2021). À la conclusion générale de ce livre intitulée « Pour une meilleure connaissance de la francophonie haïtienne » (page 305 et suivantes), Renauld Govain précise avec hauteur de vue qu’« (…) une francophonie haïtienne qui ne s’appuierait pas sur la créolophonie pour se déployer ferait une erreur stratégique. De même, pour développer la maîtrise du français en Haïti, l’école a besoin de s’appuyer sur le CH [créole haïtien] : les deux langues doivent se comporter comme deux langues partenaires dans le système scolaire. Et tout partenariat linguistique digne de ce nom sait qu’il n’y a pas d’étagement entre les langues et que celles-ci sont au même niveau et se mettent mutuellement au service les unes des autres au bénéfice du système éducatif ». Renauld Govain est l’auteur de nombreux articles scientifiques en dialectologie, en créolistique et en phonologie, parmi lesquels « Normes endogènes et enseignement-apprentissage du français en Haïti », Études créoles, no 1 et 2, 2008, et « Le français haïtien et l’expansion du français en Amérique », dans Le(s) français dans la mondialisation, Véronique Castellotti (dir.), EME Intercommunications, 2013. Il est aussi l’auteur de « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (L’Harmattan, 2014) ainsi que « Les rituels de contact en contexte interpersonnel » (Jebca Éditions, 2016) et de « Le français haïtien et le « français commun » : normes, regards, représentations », paru en mai 2020 dans le numéro 23 de la revue Altre Modernità (Università degli Studi di Milano, Italie). Renauld Govain a coordonné et co-écrit le livre « Le créole haïtien : description et analyse » (Éditions L’Harmattan, 2018) et il est également l’auteur de l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » parue dans la revue Contextes et didactiques, 4 | 2014.

En lien avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, la notion de partenariat entre les langues s’articule à la perspective que l’État attribue le statut de langues partenaires en dehors de toute idée de hiérarchisation des langues. Une langue est dite partenaire lorsque l’État, établissant le dispositif de partenariat linguistique entre plusieurs langues, fixe le cadre juridico-administratif de leur cohabitation, de leur complémentarité, de leur coopération fonctionnelle et de leur enrichissement mutuel. Adossé à l’impératif de l’efficience des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens, le plaidoyer pour un partenariat créole-français en Haïti promeut la perspective centrale du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » (voir notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019).

Il s’agira pour l’État haïtien, dans le cadre de l’énoncé de la politique linguistique nationale qu’il est appelé à élaborer et à mettre en œuvre, de fixer le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles. Ce dispositif consignera le statut et le rôle de chacune des deux langues selon l’exigence de la parité statutaire constitutionnelle entre le créole et le français. Cet énoncé de la politique linguistique nationale accordera une place prioritaire à l’aménagement du créole dans le système éducatif national et dans l’Administration publique. En ce qui a trait au système éducatif national, il s’agira d’élaborer et de mettre en œuvre une véritable politique linguistique éducative fondée sur les droits linguistiques. Le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles devra aussi fixer les paramètres d’une didactique compétente du créole, d’une didactique renouvelée du français ainsi que de la didactique convergente créole-français (voir, là-dessus, Darline Cothière : « Pour une pédagogie convergente dans un nouvel aménagement des pratiques didactiques », dans Berrouët-Oriol et al., « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Ce dispositif consignera les données descriptives à explorer de chacune des langues pour mieux situer les perspectives didactiques à mettre en œuvre dans le domaine éducatif. Il fixera en amont un nouveau paradigme de convivialité entre nos deux langues officielles, la « convergence linguistique », et établira le cadre d’une campagne nationale de sensibilisation au partenariat entre le créole et le français sous l’angle des droits linguistiques de l’ensemble de la population : le « droit à la langue » (le droit à la possession/appropriation des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, conformément à l’article 5 de la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996) et le « droit à la langue maternelle » créole dans l’Administration publique et dans le système éducatif national.

 

 

Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Montréal, le 9 mai 2022

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