Ali Al Ameri porte en lui une géographie façonnée par l'exil et les voyages. Né dans le village de Waqqas, en Jordanie, dans une famille déplacée de Beisan lors de la Nakba de 1948, il a grandi dans la vallée du Jourdain, au carrefour des frontières et des divisions historiques.
Le National : Votre famille a été déplacée lors de la Nakba de 1948. Comment cet exil a-t-il influencé votre vie et votre écriture ?
- L'exil est une terre sablonneuse qui me rappelle sans cesse que je me trouve sur un terrain instable en cette période de bouleversements. Bien que ce soit métaphorique, je suis en fait né dans le village de Waqqas et j'ai passé mon enfance dans le village de Qulay'at, tous deux situés dans la vallée du Jourdain, qui constitue une ceinture sismique au sein de la faille de la Mer Morte. Ici, la métaphore et la réalité se rejoignent parfaitement, en une formule poignante. Cela me rappelle l'exil, que je qualifierai plus justement d'exil des déplacés forcés, un exil que je n'ai pas choisi volontairement, tout comme les 950 000 Palestiniens qui ont été déplacés et déracinés de leurs foyers et de leurs terres ancestrales lors de la Nakba de 1948 n'ont pas choisi ce destin forcé. À partir de ce moment, le terme « diaspora palestinienne » a été créé. L'exil, dans ce sens de déracinement, devient un signe interne, me donnant l'impression de vivre dans un lieu et à un moment temporaires. Cette sensation génère une douleur silencieuse qui s'infiltre en moi. Mais d'un autre côté, ma vie en exil me renvoie toujours à mon paradis occupé, et non au paradis perdu. Par conséquent, l'exil s'enracine profondément dans l'âme et dans la langue, alors que la douleur et l'espoir s'entremêlent en un seul alliage. La vie en exil est une existence suspendue, tremblante et fluctuante. Tout cela se reflète automatiquement dans l'eau de l'écriture, alors que le langage poétique jaillit de cet esprit suspendu dans le temps et l'espace.
Le National :Que représente pour vous la vallée du Jourdain, où vous avez grandi ?
- La vallée du Jourdain représente le premier seuil des sens, car j'ai vécu une enfance sauvage dans le village de Qulay'at, situé à la frontière avec le nord de la Palestine. Mon village est voisin du Jourdain, témoin de déplacements, terrain de jeu, théâtre sauvage à ciel ouvert pour les premiers mots et les premières couleurs, et garde-manger de souvenirs doux et amers. Quand j'avais cinq ans, la guerre de juin 1967 a éclaté. Nous avons dormi dans une grotte dans les montagnes avant que ma famille ne fuie vers la ville d'Al-Sarih, près d'Irbid, au nord de la Jordanie. J'ai terminé mes études primaires et secondaires dans une école gérée par l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Les scènes de cette guerre sont encore gravées dans ma mémoire : les avions de combat ennemis déchiraient le ciel du village à basse altitude, en route pour bombarder les aéroports et d'autres sites en Jordanie. Nous nous précipitions vers un petit abri familial que mon père avait creusé près d' un gros rocher devant notre maison. Mon grand-père (le père de mon père) montait à cheval, inspectait les champs et revenait vers nous avec des légumes. L'occupation sioniste avait bombardé notre maison, mais l'obus d'artillerie avait atterri à quelques mètres seulement devant elle, créant un cratère large et profond qui avait ensuite recueilli l'eau de pluie. Les scènes de guerre sont encore vivantes dans ma mémoire, notamment les images des fedayins dans leurs uniformes de camouflage et leurs Kalachnikovs, et les chars d'assaut israéliens capturés par l'armée jordanienne lors de la bataille de Karameh le 21 mars 1968, qui s'est soldée par une victoire conjointe des Fedayin palestiniens et de l' armée jordanienne. D'autre part, je me souviens encore des lettres d'amour que j'avais l'habitude d'enterrer sous un arbuste sauvage de Sidr dans la montagne. Dans mon village, la nature sauvage a été mon premier professeur. Mes frères et moi marchions jusqu'au Jourdain et nagions dans les zones peu profondes, comme si nous avions été baptisés dans les eaux sacrées, à l'instar du Christ palestinien, portant la croix de notre diaspora. Dans ce village, nous fabriquions nos propres jouets à partir de fils métalliques et de boîtes de conserve vides, et nous fabriquions des cerfs-volants que nous lancions dans le ciel du village pour nous mesurer les uns aux autres. Plus tard, les avions de l'occupant viendraient rayer le ciel de notre enfance. Beaucoup de mes souvenirs d'enfance font partie de ma mémoire personnelle et de celle de mes frères et de tous les enfants du village, tout comme ils font partie de la mémoire du lieu. Depuis notre maison, nous observions les éclairs des balles et des fusées éclairantes et entendions le bruit des explosions pendant les opérations menées par les fedayins palestiniens descendant de la vallée de Taibah en Jordanie, à l'ouest du Jourdain. Dans la vallée du Jourdain, j'ai appris à connaître de nombreuses plantes, fleurs, arbres, animaux et oiseaux sauvages. Nous vivions dans une maison en terre avec un toit de roseaux et des poutres en bois recouvertes d'une couche de ciment. Nous ne connaissions pas l'électricité à l'époque, nous lisions donc à la lumière d'une lanterne. Mon village a été le témoin de mes premiers écrits et dessins d'enfance, et mon enfance est toujours présente dans mes poèmes, car elle est le dépositaire d'images, de souvenirs et d'histoires palestiniennes racontées par mon grand-père, ma grand-mère, mon père et ma mère. Dans mon enfance, ma grand-mère racontait des contes populaires, dont j'ai appris plus tard qu'ils avaient des racines mythiques. Une histoire migre oralement à travers les lieux et les époques pour devenir un trésor ouvert à l'imagination.
Le National : Qu'apporte la traduction, à travers douze langues à travers le monde, à votre message ?
- La traduction est une langue qui unit toutes les langues, formant ainsi des ponts culturels multidirectionnels entre les peuples. Il est bien connu que la traduction joue un rôle majeur dans la construction des civilisations. Elle a permis aux Arabes de préserver l'héritage grec et de le transmettre à l'Europe et à l'Occident en général, avec les nouvelles contributions apportées par les écrivains, scientifiques et philosophes arabes et musulmans. À l'époque d'Al- Ma'mun, sous la dynastie abbasside, les traducteurs étaient récompensés par le poids de leurs livres en or. Cela montre clairement l'importance accordée à la traduction, compte tenu de son rôle significatif dans la renaissance humaine.
En ce qui concerne mon expérience poétique, mon livre « Enchanted Thread » a été publié en espagnol par la Maison de la poésie au Costa Rica, et nombre de mes poèmes ont été traduits en douze langues. À l' initiative de mon amie, la poète Alexandra Cretté, la poète et traductrice tunisienne Arwa Ben Dhia continue de traduire « Palestiniada » en français. Cela signifie que ma poésie migre vers d'autres lecteurs, d'autres cultures et d'autres langues. Par conséquent, mon message esthétique, intellectuel, national et humanitaire traverse le pont de la traduction, devenant sans frontières. Cette arrivée crée une sorte de dialogue à travers le texte poétique, qui ne peut être réalisé sans traduction, ce qui contribue à la diffusion de la beauté et des valeurs humaines fondées sur la fraternité universelle, et non sur la mondialisation de l'hégémonie. La traduction permet la migration du soi vers l'autre et favorise la compréhension, la coopération et l'amour. La poésie élargit l'existence, et la traduction nous permet de lire l'autre, de voyager à travers le temps et l'espace, et ainsi de partager l'esthétique, les idées et les expériences avec les autres.
Le National :Quelle est l'histoire derrière ce livre, « Palestiniada », qui a remporté un prix en 2024 ?
- Mon recueil de poésie, « Palestiniada », a en fait été publié le 4 octobre 2023, trois jours avant les événements du 7 octobre à Gaza. Ce livre, que l'éditeur a classé parmi les publications de 2024, a fait l'objet d'une première séance de dédicace en novembre 2023, lors du 42e Salon international du livre de Sharjah. « Palestiniada », dont le titre combine « Palestine » et « Iliade » d'Homère, a remporté le Prix mondial de littérature palestinien, décerné à Bagdad à la fin de l'année 2024.
J'ai dédié ce livre « à mon grand-père, mon père et ma mère, qui m'ont enseigné la sagesse des arbres ». Il comprend un seul poème, à plusieurs voix et rythmes, utilisant le dialogue, la narration, le théâtre et des références populaires, historiques et mythologiques. Il comprend notamment des éléments tirés de épopée homérique « L'Iliade », comme Pénélope attendant le retour d'Ulysse, le cheval de bois et les sacrifices des Troyens. J'ai travaillé à remplir le texte de dimensions spatiales, naturelles et spirituelles, en utilisant les noms de villages et de villes palestiniens, de fleurs sauvages, de plantes, d'arbres, de lieux saints islamiques et chrétiens, et de sanctuaires soufis.
Il comprend également des références à la culture kabaran, qui tire son nom de la grotte de Kabara, au sud de la ville palestinienne de Haïfa, à la culture natoufienne, qui tire son nom de la vallée de Natouf, située au nord-ouest de Jérusalem en Palestine, et à la civilisation cananéenne, ainsi qu'aux étapes historiques ultérieures. Dans le poème, le souvenir du premier lieu, la Palestine, croise le souvenir de l'atlas du déplacement et de la diaspora, le souvenir des grands-pères et des grands-mères, des pères et des mères, le souvenir des petits-fils et des fils, le souvenir de la Nakba et de la Naksa, et le souvenir de la guerre. Tout comme le souvenir du Jourdain croise celui des fedayins, celui de la clé de la maison, celui de l'enfance et du village de Qleiaat, celui de la bataille de Karameh, celui de la poésie palestinienne, celui de la révolution, de l'intifada et de la résistance, et celui de la pierre palestinienne.
Le National : « Palestiniada » est-il principalement un cri d'espoir, de mémoire ou de douleur ?
- Le livre rassemble tous ces éléments, où la douleur et l'espoir se croisent, incarnant l'esthétique de la nature palestinienne, sa profondeur historique et ses civilisations millénaires, ainsi que la relation du peuple palestinien à sa terre, à sa patrie et à ses droits sur la terre de ses ancêtres. Il démontre également le lien des Palestiniens avec l'amour de la vie et de la beauté, d'une part, et leur volonté de se sacrifier pour leur patrie et leur résistance à l'occupation sioniste, d'autre part. Le livre « Palestiniada » constitue un récit poétique qui s'oppose au récit fabriqué de l'occupation, basé sur des mythes, des falsifications, des distorsions et des mensonges. L'écrivain et critique, le professeur Ibrahim Al Saafin, écrit dans l'introduction du livre : « Ali Al Ameri, dans ce recueil de poésie, dont il a choisi un titre étroitement lié à l'épopée, présente l'épopée palestinienne moderne dans l'adhésion du peuple palestinien à son identité et à sa terre, que ce soit sur le territoire palestinien ou dans la diaspora. »
Le National :Vous êtes poète, journaliste et artiste. Comment trouvez-vous l'équilibre entre ces différents rôles ?
- La journée est consacrée au travail, et la nuit à moi-même. Ces trois domaines se recoupent également à bien des égards, d'autant plus que la relation entre la poésie et la peinture est profonde, car toutes deux proviennent de la même source de créatiitivté.
Le National :Croyez-vous que l'art est encore capable de changer la société et de dénoncer les injustices ?
- La créativité littéraire et artistique sous toutes ses formes a joué un rôle fondamental dans l'histoire de l'humanité. Au commencement, l'art était un « talisman » contre les êtres et les phénomènes inconnus que les humains considéraient comme mystérieux.
Ce rôle s'est perpétué avec différentes significations. L'écriture peut être considérée comme « l'herbe de l' éternité », et le voyage de Gilgamesh dans les profondeurs de la mer dans le mythe sumérien est une métaphore d'un voyage intérieur dans les profondeurs de l'humanité, où l'immortalité et la mortalité échangent leurs messages comme des jumeaux. Ces deux voyages sont des aventures au milieu des dangers qui rôdent dans les profondeurs obscures des eaux et dans les ténèbres de soi-même. En ce sens, il me semble que l'écriture est le mot de passe vers la beauté profonde, le mot de passe pour résister à la laideur, et le mot de passe pour résister à l'injustice, à l'hégémonie, à l' occupation et à l'oppression. Au commencement, il n'y avait que le « NON », et l'exil était une punition. Si nous revenons aux tablettes d'argile et de pierre des civilisations anciennes, nous trouvons la survie du mot, qu'il soit dessiné, gravé ou sculpté. Tout au long du parcours humain, la créativité a été un réservoir de questions et de rêves, un générateur de conscience et un catalyseur de changement et de protestation contre l'injustice.
Le National :Vous parlez de rassembler ce que l'histoire a dispersé. Que reste-t-il à reconstruire ?
- La véritable histoire reste oubliée, occultée ou ignorée, car ceux qui ont écrit l'histoire officielle étaient les « vainqueurs », tandis que la vérité réside dans les témoignages des victimes. Par conséquent, la justice exige de rendre leur dignité aux persécutés et aux opprimés, de faire entendre leur voix et de rendre leur souffrance visible.
Le National : Quel message aimeriez-vous laisser aux jeunes poètes d'aujourd'hui ?
- Le message que je m'adresse à moi-même et aux autres poètes est de toujours continuer à lire, d'explorer les sensibilités poétiques du monde entier et de se tenir aux côtés des opprimés et des marginalisés.
Le National : Votre plus grand rêve est-il de retourner dans votre pays natal ou de créer un nouveau sentiment d'appartenance là-bas ?
- Retourner en Palestine est mon plus grand rêve, comme c'est le rêve de millions de Palestiniens vivant en exil. Rien n'égale le sens de la liberté.
Le National : À votre avis, que peut accomplir la poésie face à la guerre et à l'exil ?
- La poésie constitue une carte de la conscience vivante du monde. Elle est la boussole humaine, le mot de passe pour une vie régie par la justice, la miséricorde, l'amour, la beauté, la coopération et la participation. La poésie est le lexique de l'espoir et la voix des sans-voix.
En temps de guerre, la poésie nous rappelle de ne pas sombrer dans le désespoir. En exil, elle nous accorde une patience lumineuse, nous permettant de supporter le fardeau de la distance et de l'attente. La poésie ravive l'énergie de l'espoir et établit un dialogue au-delà des frontières, face aux missiles intercontinentaux. Au cours des crimes de génocide et de famine commis contre le peuple palestinien à Gaza pendant deux ans, nous avons vu comment la conscience des peuples du monde entier s'est mobilisée dans un grand mouvement de solidarité avec la Palestine. Les gens ont utilisé des poèmes, des dessins, des scènes visuelles, des symboles, des affiches, de la musique et des chansons pour protester contre le génocide perpétré par l'occupation sioniste avec l'aide des pays occidentaux, menés par les États-Unis d'Amérique, qui pratiquent ce que je pourrais appeler des hallucinations coloniales. Nous avons vu comment la poésie palestinienne en général, et à Gaza en particulier, est mise en avant, et de nombreuses anthologies de poésie palestinienne ont été publiées dans différentes langues à travers le monde. La poésie restera le cœur battant de l'humanité à tout moment.
Propos recueillis par Godson MOULITE