Gouverneurs de la Rosée de Jacques Roumain : une praxis de l'union, de l'unité

Praxis de l'union, du solidaire : l'allégorie du poing ?

Le concept « praxis» tel que pensé depuis l'Antiquité - (cf Aristote, «elle ( la praxis ) désigne la pratique ou l'action, c'est-à-dire les activités qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques, mais qui transforment le sujet¹) - en passant par le XIXe (Marx) pour aboutir jusqu'au XXe siècle ( Antonio Gramsci) se définit comme« la pratique sociale (praxis) pour comprendre la société et aussi la transformer²» (Marx). Gramsci, de son côté, perçoit cette notion, comme «la pratique qui se reconnaît elle-même par la théorie qui découle de son action». Le point saillant des différentes acceptions du terme “ Praxis” consiste en une pratique de l'action, mise en relation du pragmatique et du théorique laquelle doit nécessairement dépasser la théorie.

Lyonel Trouillot, dans un de ses textes « Haïti, (Re) penser la citoyenneté » avance à sa connaissance qu'il existe deux personnages de deux Romans haïtiens à porter un discours de l'union ou l'unité, un discours très rare, constatons-le, en littérature haïtienne. Le texte de Trouillot paru au début XXIème (2001) souligne la parcimonie avec laquelle le thème paraît-il traité. Ailleurs dans un entretien accordé en 2011 à Île en Île, L. Trouillot, reproduit dans « Littérature Haïtienne 1980-2015» ( Yves Chemla), déclare : « Le ”nous” dans une société comme la société haïtienne est déjà un ”nous” impossible, parce que les différences de classe sont telles qu'il n'y a pas de sphère commune de citoyenneté en Haïti. Il n'y a pas un ”nous” haïtien qui réunisse tout le monde». Mais ce thème ( l'union ou le « nous» ) a-t-il pris de l'étoffe ou des galons chez les romanciers haïtiens de nos jours? Une étude s'avère nécessaire là-dessus, mais il ne constitue pas l'objet du présent texte.

Les deux personnages de ces deux romans portant un tel discours ( nldr : le discours de l'unité) représentent les protagonistes principaux de ces narrations : Eliézer Pitite-Caille dans «La Famille des Pitite-Caille», et Manuel Jean-Joseph, héros de «Gouverneurs de la Rosée». Trouillot argumente son point de vue avançant que “la proposition d'unité d'Eliézer constitue un discours assez rare dans l'histoire politique et dans les romans réalistes 5” de chez nous. Il soutient plus loin par cette preuve :« il existe un autre personnage porteur de ce discours de l'unité. Mieux articulé. Un certain Manuel qui fait la différence entre la faiblesse des doigts et la force du poing. 6»

Toutefois ces deux personnages en dépit de leur discours, un discours collectif axé sur les valeurs telles que l'union, l'unité, ont connu un destin tragique. La voix d'Eliézer a été réduite au silence par les autorités politiques et militaires ( le général Borôme). En politique et en campagne electorale, n'a-t-il pas rêvé, cru en l'unité de la famille haïtienne en proclamant : « les cœurs unis sont des têtes unies et les têtes unies sont des cœurs unis». Manuel, de son côté, est assassiné par le jaloux et le haineux Gervilien. Cette volonté d'étouffer, d'abréger le discours de l'union vécue dans ces deux romans permet-elle d'expliquer ce déficit de citoyenneté dont l'homme haïtien se trouve frapper? L'individualisme crasseux et forcené observé chez l'élément haïtien de nos jours renforce sans doute l'idée que le discours de l'unité se trouve profondément enfouie quelque part, dans les limbes s'il n'est pas tout simplement déjà mort, enterré ici.

Le roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la Rosée, constitue fondamentalement en soi, une praxis de l'union, de l'unité imaginée et créée par le narrateur à Fond-Rouge et, sans doute, telle que rêvée par l'auteur pour sa patrie Haïti. Cette pratique de l'action devant culminer vers cette volonté de mise en commun, cet élan de solidarité, la promotion de la coumbite nationale pour la régénération du peuple.

«L'allégorie du poing» , praxis de l'unité, du solidaire

Il s'agit bien de la praxis de l'union, lorsque Manuel invente, sinon se tourne vers «l'allégorie du poing» pour mieux expliquer à sa compagne Annaïse “la huelga cubaine”, la grève des travailleurs dans les champs de canne à Cuba. Il a donné en exemple les cinq droits de la main. Les doigts pris séparément en effet paraissent faibles et solitaires mais, quand ils se trouvent réunis ça fait de l'effet, ça donne le poing, et ça tape très fort sur la table du refus.

À côté de « l'allégorie du poing» qui constitue une praxis de l'unité, on repère la décision de Manuel de confier une mission à Annaïse. Manuel, conscient de la haine qui cuit à fond le village de Fond-Rouge, confie à Annaïse cette mission : convaincre les femmes de l'autre camp de s'unir, de se mettre ensemble pour amener finalement l'eau au village. Lui, il ira voir les autres chez Larivoire.

La coumbite générale de tous les gens de Fond-Rouge pour amener l'eau au bourg après la mort de Manuel figure par ailleurs cette praxis de l'union, de l'unité dont respire entre ses pages ce grand roman haïtien « Gouverneurs de la Rosée», traduit en plus d'une vingtaine de langue, et récemment (en 2020) en japonais.

Manuel, Annaïse, en premier lieu, les habitants de Fond-Rouge, à la suite, ont essayé de dépasser le cadre de l'idée, de la théorie pour la matérialiser dans la praxis, en donnant à la volonté de régénérescence du village un volet pratique. La terminologie de cette notion telle que définie notamment chez les marxistes comme un «nouveau matérialisme pratique» (praxis) pouvant transformer la société ( Marx, Engels).

James Stanley Jean-Simon
jeansimonjames@gmail.com

Notes :

Bierstad a produit un tableau du même nom montrant l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique au
milieu d’une fête organisée par des indigènes en guise de bienvenue.

Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952
ArjunAppadurai, Après le colonialisme : Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, 2005

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