Parler aux enfants la violence du monde, à partir de l’ouvrage « L’enfant gazelle » de Stéphane Martelly

Résumé. Dans son dernier ouvrage intitulé « L’enfant gazelle », Stéphane Martelly aborde la violence du monde et la question délicate de parler cette violence aux enfants sans les brimer, sans induire de progression traumatique en les confrontant trop vite au réel. Pour ce faire l’auteure use brillamment de métaphores, que le lecteur de tout âge comprendra à l’aune de son développement. Ce conte, écrit à hauteur d’enfant, saura engager un dialogue entre petits et grands sur des thèmes d’une grande sensibilité : la violence systémique, la transmission transgénérationnelle, la responsabilité morale et la réparation.

Mots-clés : enfant ; conte ; violence ; éthique lévinassienne ; réparation

Ce merveilleux conte, paru à Montréal en 2018 aux éditions Remue-Ménage, est un ouvrage tout en finesse à travers lequel l’auteure a le courage d’aborder une des tâches les plus délicates qu’un parent ait à faire : parler à son enfant de la violence du monde. Mais puisqu’il le faut, pour le protéger, l’auteure nous fait don de ce conte et nous accompagne avec une délicatesse et une profondeur, qui témoignent d’une réflexion mûrie et d’un grand amour des enfants. Comment aborder ce sujet sensible avec les petits sans les angoisser, ni les brimer dans leurs élans, dans leurs pulsions de vie ? Sans induire de progression traumatique, comme un fruit devenu mûr trop vite pour avoir été confronté au réel (Ferenczi, 1932) ? Pour ce faire, l’auteure use brillamment de métaphores que le lecteur de tout âge comprendra à l’aune de son développement. Et c’est là le génie de sa méthode.

Cette puissance d’évocation est décuplée par les créations picturales qui accompagnent le texte. Il s’agit des illustrations d’Albin Christen. La première page, noire, remémore à l’enfant son milieu originel : le ventre de sa mère, lieu des premiers échanges sensoriels, d’où il recevra un premier bain de parole. Puis il y a ces forces invisibles qui jalonnent le parcours de l’enfant et qui sont illustrées de façon magistrale : des tenailles légèrement anthropomorphisées en bras, pour symboliser l’oppression ; les barrières de métal qui représentent les obstacles ; les rouages complexes qui métaphorisent l’appareillage intriqué et pervers qu’est la violence systémique.

À travers les tribulations de l’existence et la brutalité d’un monde chaotique au rythme effréné, un des tours de force de cet ouvrage est de veiller à toujours bien centrer le conte sur l’enfant dans son environnement, puis ses environnements successifs.

 

Perspective enfant

« L’enfant gazelle » nous présente une enfant qui s’interroge sur le monde. A travers les quatre lignes qui figurent à l’endos du livre[1] est évoqué le développement de la conscience morale chez l’enfant et ceux vers qui il va se tourner et interpeller pour faire sens d’un monde qu’il apprend à découvrir. 

Il y a notamment les parents : premiers garants d’une autorité morale ; parents que l’enfant croit « évidemment ». Cette croyance face aux paroles proférées par les parents n’est pas sans rappeler l’expression de Sandor Ferenczi, ayant abordé avec acuité les traumatismes infantiles et qui parlait pour l’enfant du « bonheur de la confiance » (Ferenczi, 1932). Mais parce que l’enfant est ancré dans le social et qu’il découvre —même s’il en avait un peu l’intuition— que ses parents n’ont pas réponse à tout, il sollicite aussi ses pairs, ses contemporains, ceux qui feront avec lui le monde de demain. Cette quête nous est présentée comme un alliage d’interrogation ingénue, mêlé à une connaissance intuitive, avec l’exigence de vérité que l’on connaît des enfants : une vérité événementielle, historique et corporelle. Je propose donc que l’Enfant Gazelle, à travers sa quête, est l’enfant de la réparation. Car en interpellant les uns et les autres, elle nous met tous face à face et en ce sens elle illustre la théorie lévinassienne de la responsabilité-pour-autrui et l’exigence de compassion à partir du moment où l’on pose notre regard sur le visage de l’Autre (Lévinas, 1961).

 

Perspective des parents

Force est de constater qu’au questionnement de l’enfant énoncé à l’endos du livre, les parents ne tiennent ni discours, ni poncif. Il est davantage question d’une transmission à travers quelques paroles d’une grande profondeur, guidée par une éthique elle-même sous-tendue par le respect et l’amour voués à l’enfant.

Le père veille à préparer l’enfant avant même qu’elle ne sorte du ventre. Il lui dit un secret que, comme l’Enfant Gazelle, l’on ne comprendra que dans l’après-coup. Puis il y a la mère… Au récit de la naissance de l’enfant, le lecteur note la force des énonciations maternelles : « tu es », « tu vas ». Il y a également le nom donné à l’enfant, un nom transmis par la mère et non le père. Or ce nom est également ‘réparation’ : L’enfant Gazelle. Si le lecteur ne saisit pas d’emblée la portée de ce nom, il en prendra la pleine mesure alors que se déploiera l’imagerie du conte. Il en viendra à comprendre que la mère était en train de symboliser à travers une dénomination qui deviendra une ‘incantation-vérité’. Ainsi, le récit met en scène une mère qui répare —et non pas une mère qui soigne, puisque cela est fort différent. Dans un mouvement absolument anachronique, il s’agit d’une mère qui répare avant même la blessure et le lecteur comprendra que cette mère, dans sa sagesse est déjà en train de réparer le « non encore advenu » des effets de la violence du monde sur son enfant.

Ce merveilleux conte met en scène des figures parentales qui savent que pour protéger leur enfant, ils sont tenus de lui dire la vérité en veillant à lui parler dans un langage de tendresse. Car l’adulte sait que comme tout être humain, son enfant est un être de langage qui sera fortifié par ce qu’on lui dira de lui et du monde. En ce sens, à travers ce conte, l’auteure invite les parents à des paroles compassionnelles, vivifiantes et fortifiantes pour leur enfant. Forte d’une éthique à l’éducation qu’elle a reçue à travers sa propre transmission transgénérationnelle et son parcours académique, l’auteure illustre bien que le premier devoir d’un parent est d’enseigner à l’enfant la dignité de l’être humain. Dans ce conte, les parents depuis le ventre et au fil de leurs échanges, font la promotion valorielle de l’enfant et lui permettent de triompher de l’avenir.

 

La rencontre et la révolte

« L’enfant gazelle », c’est également l’histoire du développement de l’enfant qui passe successivement de la matrice utérine, à la matrice familiale, à la matrice sociale. C’est dans l’univers social qu’il sera confronté à la violence et à la discrimination, que l’auteure qualifie de « monde des lions ». Nonobstant les dangers, le conte laisse à l’enfant la liberté d’explorer le monde à ciel ouvert. Or explorer le monde pour un enfant satisfait à sa pulsion épistémologique, que Françoise Dolto décrivait comme étant la plus fondamentale des pulsions (Dolto, 1984), puisqu’elle est reliée à la pulsion de vie et à la découverte pour l’enfant du monde qui l’entoure. Face à l’oppression qui pourrait briser l’enfant, ce conte lui clame : ‘quoiqu’on pourrait tenter de te faire croire, va mon enfant et court, va à la découverte du monde parce qu’il est tien et qu’il t’appartient’. Et c’est ainsi que cette petite guerrière convie ses jeunes lecteurs à partir à l’assaut du monde.

Si « L’enfant gazelle » est un conte sur l’intime, il est indubitablement politique un peu à l’instar de la lettre de James Baldwin à son neveu éponyme, James, « Lettre à mon neveu à l’occasion du centenaire de l’Émancipation ». En revanche, Stéphane Martelly a une démarche singulière puisque sous sa plume, l’enfant apprend à partir de métaphores qui, sans le brimer lui font part de la réalité du monde. Le lecteur adulte, lui, y verra autre chose, notamment le paradoxe soulevé par la liaison-déliaison des deux premiers mots de l’endos du livre (« Tu es « L’enfant gazelle » ou Tuer L’enfant gazelle), qui illustre magistralement l’angoisse latente inqualifiable de tout parent face à la violence du monde. Nous revenons ici à l’expérience du visage chez Lévinas ; visage qui par son dénuement et sa vulnérabilité traduit paradoxalement l’invitation à la violence et la responsabilité morale. Mais face à cette angoisse l’auteure nous apaise à travers la métaphore de l’enfant qui court « élancée vite, vite, étirée, qui ne peut être dépassée, arrivée avant tous les autres » parce que cette enfant dont « les pieds touchent à peine le sol », est insaisissable et donc inaliénable. Ainsi, cette petite guerrière à travers sa course présente une radicale défiance aux forces malveillantes et elle porte en elle un esprit de révolte que ses parents lui ont insufflés à travers leurs paroles incantation-vérité.

 

L’enfant-gazelle devenue grande

Puis, le conte nous fait part de la fin de la course, où l’héroïne est « l’essoufflée triomphante, dans un monde de feux où plus personne n’irait si loin qu’elle ne pouvait ». L’auteure aborde ainsi la question de la marge, question centrale à son œuvre. En se rendant « là où personne ne le pouvait », « L’enfant gazelle » repousse les limites que la société voudrait lui imposer ; elle franchit voire fracasse les barrières que constituent l’oppression et la violence systémique. Par ailleurs, ce franchissement des limites contre toute attente de la société, confère à « L’enfant gazelle » une perspective nouvelle tout à elle puisque depuis la marge, elle voit les choses différemment.

Si la naissance de l’enfant était relatée avec la belle qualité euphonique d’une allitération en « l » (« sa mère elle l’avait levée par les pieds, lui avait dit plutôt, tu es, tu es une enfant gazelle »), allitération qui traduit la légèreté de ce petit être et la fluidité de son mouvement, de sa course à venir ; les changements de cadence et la répétition du vocable ‘vite’ (« vite vite de tout bois’, ‘vite vite comme sabots claquent, ‘vite vite comme la lumière clairsemée’, ‘vite étirée vite ») traduisent le caractère frénétique de la course future et crée chez le lecteur un effet d’étourdissement. Le lecteur aura le loisir de découvrir la fin du conte, où suite à une course effrénée, « L’enfant gazelle » en viendra à oser autre chose…

 

L’auteure

À travers ce conte Stéphane Martelly offre une écriture dont le matériau premier est le corps sensible : le corps d’enfant, le corps de femme et de mère. Il est indéniable que l’auteure a su mûrir certaines choses et son livre témoigne d’un travail de réflexion colossal sur des questions profondes et délicates.

Comment expliquer à l’enfant la violence du monde ? les inégalités ? l’arbitraire ? Afin de traiter de ce sujet sensible sans le blesser, l’auteure met en opposition deux métaphores qui se déploient au fil du conte ; celle du vent et du souffle. Le vent illustre les forces invisibles et féroces. Le vent violent, c’est également celui du transport, du déplacement. C’est le traitre vent de la Méditerranée. C’est Alan Kurdi, cet enfant syrien de 3 ans qui fuyait la violence de la guerre et qui a été retrouvé échoué sur la plage de Bodrum, en Turquie. C’est aussi ce vent cruel qui ballotait les cales remplies des bateaux lors du passage Transatlantique. C’est le vent du déracinement.

À cela, l’auteure oppose l’idée du souffle, qui rappelle la nefesh (désignation du souffle et de l’âme en Hébreu). C’est également le premier souffle du nouveau-né ; le souffle pulsion de vie de cette Enfant Gazelle qui court et l’image oh combien touchante de sa mère qui souffle en avant pour combler l’écart, pour décupler l’élan de sa course- ce souffle qui est supplément d’amour et force vive qui infléchit la force du vent.

En tant que psychologue d’enfants, je suis éblouie par tout ce que ce conte recèle de potentialités thérapeutiques. Il s’agit d’un bel adjuvant de traitement qui aidera les enfants à se raconter et à nourrir leur parole. Pour conclure je dirai, qu’une des forces de l’auteure est qu’à travers son écriture, elle sait résolument répondre tant aux questionnements qu’au besoin vital et structurel d’amour et de tendresse de l’enfant. Avec sagesse, avec une brûlante acuité mêlée de douceur, Stéphane Martelly ouvre aux enfants l’espace pour rêver suffisant pour créer leur monde et c’est en ce sens qu’à travers L’Enfant Gazelle, elle est aussi une guérisseuse.

 

Références bibliographiques

Baldwin J. « Lettre à mon neveu à l’occasion du centenaire de l’émancipation », in éditions Gallimard. La Prochaine fois, le feu ; 1963.

Dolto F. « L’image inconsciente du corps », Paris, Le Seuil, 1984.

Ferenczi S. « Confusion de langues entre les adultes et l’enfant », in PsychanalyseŒuvres complètes, t. 4, (1927-1933), Paris : éditions Payot, 1932, p. 125-135.

Ferenczi S. « Journal clinique, janvier-octobre » ; 1932. p. 127.

Lévinas E. « Totalité et infini : essai sur l’extériorité », Martinus Nijhoff, La Haye, (1961) 2e édition, 1965.

 

Sophia Koukoui, PsyD/PhD 

Psychologue clinicienne, superviseure de clinique infantile

Affiliation : Division de psychiatrie sociale et transculturelle, Département de psychiatrie, Université McGill, équipe de recherche et d’intervention transculturelle

Février 2019

 

 « tu es mon enfant gazelle

dans le monde des lions »

Et la petite court d’une page à l’autre, dans cette fable pour demander, aux enfants et aux parents, ce qui est juste. « L’enfant gazelle », Stéphane Martelly.

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