Une fresque historico-diplomatique

L’historien Wien Weibert Arthus, actuellement ambassadeur d’Haïti au Canada, continue, d’évoquer le parcours de la première République noire dans le champ des relations internationales. Après « Les grandes dates de l’histoire diplomatique d’Haïti » paru en 2017, il publie aujourd’hui « Haïti et le monde : deux siècles d’histoire de relations internationales » .

Ce que Wien Weibert Arthus nous présente, c’est en quelque sorte une anthologie de ses travaux d’historien et de diplomate, car beaucoup de termes qui y sont abordés, l’ont été déjà dans d’autres publications de l’auteur, notamment dans un article intitulé « la politique étrangère des pères fondateurs de la nation haïtienne » paru en 2016. C’est une plongée instructive dans une époque où Haïti faisait face aux puissances qui pratiquèrent encore l’esclavage et qui n’avaient aucune raison de voir l’émergence d’une révolution anti-esclavagiste.

 

Dans cette addition de faits historiques, l’auteur va par petites touches successives, en choisissant les faits les plus marquants de notre histoire diplomatique et ses soubresauts. D’entrée de jeu, il nous fait toucher du doigt nos carences en matière de gestion de stockage des données historiques. Nos archives diplomatiques sont partout sauf chez nous. De la page 23 à 45, Arthur dresse un bilan de la dissémination des archives haïtiennes un peu partout dans le monde : États Unis, Cuba, la France Canada, République dominicaine, Venezuela, etc. Alors qu’en République dominicaine, la situation est tout autre : à ce niveau ce pays serait comparable à la France. D’ailleurs, apprend-on, le rayon le plus riche est celui d’Haïti.

 

En matière de politique de sauvegarde de ses archives, Haïti est dans une indigence totale : le pays qui a fait l’histoire n’a pas su préserver ses mémoires. Dans nos ministères, nos missions diplomatiques, nos administrations en général, on ne prend nul soin de nos archives. Les actes posés au nom de la Nation se retrouvent aussitôt dans les poubelles alors que nous pourrions récupérer nos archives, notamment en France, comme sont en train de le faire de nombreux pays africains.

 

Le chapitre consacré aux pères fondateurs de notre patrie nous donne, en revanche, de la fierté. Cette partie met en valeur la dignité des Haïtiens qui se reflétait dans la diplomatie qu’ils mettaient en place. Les premiers pas de la nouvelle nation dans le concert des nations se heurtaient à des embûches, mais le désir de nos ancêtres d’exporter notre révolution au-delà de leurs frontières était patent, comme le rapportent beaucoup d’autres historiens.

 

Ayant rallié les États-Unis à sa cause, le ministre des Affaires étrangères français d’alors, Talleyrand, a instauré un embargo afin qu’aucune nation ne puisse établir des relations diplomatiques avec Haïti. Quant à la date exacte de la fondation d’Haïti, elle fait débat. « Beaucoup d’historiens considèrent en toute logique l’année de 1804, l’année de la proclamation comme le pont de départ de la période fondatrice de la nation haïtienne, écrit notre auteur. D’autres chercheurs, notamment Leslie Manigat, placent la période fondatrice de la nation haïtienne dans un intervalle de temps qui s’étend sur cinquante ans allant des premières récoltes dans la colonie française de saint Dominque à la signature du traité de 1838 révisant l’indemnité fixée par l’ordonnance de 1825 pour la reconnaissance de l’indépendance d’Haiti par la France. Ainsi , à la suite de Leslie Manigat, nous datons la période fondatrice de 1791 à 1838 »

 

À Sciences Po Paris, le professeur Manigat suggérait en 1990 qu’on pouvait commencer par le traité de Ryswick. Pourquoi ne pas la faire remonter à la découverte du pays en 1792 ou au massacre des premiers habitants par les colons espagnols ? Faut-il inclure la révolte de 1791 comme le premier coup de semonce de cette période fondatrice ? Ou encore lorsque Haïti a accepté de payer la France qui nous avait exigé une somme plus qu’exorbitante afin de dédommager les colons qui avaient perdu leurs joyaux ? L’époque où la diplomatie et l’armée françaises poursuivaient la même stratégie de conquête pour s’imposer outre-mer, la France n’avait pas hésité une seconde à utiliser la diplomatie canonnière contre son ancienne colonie avec le feu vert des pays qui n’avaient pas digéré la grande gifle de 1803. Avec ses canons pointés vers la poitrine des dirigeants haïtiens, l’amiral Ange René Armand de Makau dit baron de Makau fut envoyé en Haïti avec l’ordre de faire exécuter par tous les moyens l’ordonnance de Charles X. La France avait organisé une gigantesque escroquerie qui n’a pas jusqu’à présent de nom en relations internationales : la fameuse « dette de l’Indépendance ». Un contentieux diplomatique politico-financier qui dure aujourd’hui encore et, par intervalles réguliers, le feu brûle entre les deux pays, comme en 2004.

 

L’ingratitude des nations sud-américaines

La deuxième séquence retenue par l’auteur est l’arrivée de Bolivar à Jacmel que le président Pétion avait accueilli triomphalement et avec enthousiasme. Ce choix diplomatique d’aider les États colonisés à se libérer entrait dans une ligne conforme aux épopées de 1803. Mais comme on le sait, Haïti n’a été payé de retour pour sa générosité. Bolivar lui-même a pénalisé notre pays lorsque les États réunis au congrès de Panama en 1826 ainsi que les États-Unis avaient exclu Haïti. Cette ingratitude a été bien soulignée par Arthus en rappelant qu’en 1824 la Colombie dont Bolivar était le président, « a rejeté la proposition haïtienne d’une alliance de défense d’amitié et de commerce entre les deux pays. Pire l’envoyé du président Jean Pierre Boyer auprès du gouvernement de Colombie, Jean Desrivieres Chanlatte, a appris du ministre colombien des relations diplomatiques avec Haïti. »

 

Sur ce point seulement, le livre d’Arthus jette un pavé dans la mare des bien-pensants de ce pays qui, à coup de glorifications insensées, oublient l’essentiel de nos relations avec ceux que nous avions généreusement aidés.

 

Dans le passage consacré à l’indépendance de la République voisine, l’auteur a évoqué l’existence de deux chefs d’États haïtiens qui se sont illustrés : le Général Charles Rivière Hérard dont le pouvoir était issu d’une révolte et son cousin, Hérard Dumesle, un intellectuel poète, journaliste et fondateur de l’Observateur en mettant fin au régime du Président Boyer. Herard Dumesle fut à a son cousin ce que Septimus Rameau fut au Président Michel Domingue. Dans ce chapitre-clé, on aurait tant souhaité que l’auteur s’attarde sur la campagne de l’est de Faustin Soulouque et montre combien l’appui sans faille de la France aux insurgés, les rebelles dominicains, a contribué à l’échec de la tentative de l’empereur Soulouque.

 

En général, les États n’oublient jamais les données de l’histoire pour les intégrer dans leurs positions diplomatiques. Sauf nous qui n’avons pas su le faire. Le fait que notre élite politique ait tendance à oublier notre histoire diplomatique, ce voyage historico-diplomatique de Webert Arthus prend parfois des allures de requiem pour un pays que l’histoire n’a pas du tout ménagé. Par exemple, l’affaire de l’amiral espagnol Gutierrez Rubalcaba, qui est une douloureuse humiliation infligée par l’Espagne au président Fabre Geffrard superbement raconté par un ancien consul anglais, le fameux et l’inénarrable sir Spencer John dans son ouvrage intitulé « Haïtiou la République noire », paru en 1886.

 

La différence entre hier et aujourd’hui, c’est que nos dirigeants du 19e siècle éprouvaient de la honte pour les indélicatesses dont ils étaient victimes alors que de nos jours, jamais de protestation contre les tweets et recommandations pas très diplomatiques des « tuteurs » étrangers, les fameux « amis d’Haïti ». L’ouvrage n’entre pas dans ces détails, ce qui fait sa force et sa faiblesse. Sa force qui est de dire les choses avec beaucoup d’acuité dans un langage dépouillé de tout jargon universitaire. Sa faiblesse parce que l’auteur passe à pieds joints sur certaines séquences de nos relations internationales qui mériteraient pourtant d’être approfondies, comme l’Indépendance de la République dominicaine et le rôle de la France dans cet épisode qui n’est évoqué que très brièvement, donc insuffisamment pour faire ressortir la revanche française. L’auteur a certes dressé un bilan de nos relations internationales de 1804 à nos jours, mais tout n’est pas sur la table, ce qui correspond certainement à une sorte de droit de réserve auquel un ambassadeur est astreint dans la sélection parcimonieuse de certains épisodes douloureux de notre histoire.

 

Ce que ce livre montre avec brio, c’est que si le lecteur haïtien a besoin d’un motif de fierté diplomatique, il faut remonter loin dans notre histoire. Une diplomatie de dignité s’était mise en place avec Jean Jacques Dessalines et ses successeurs. Cette attitude morale nous fait si cruellement défaut par les temps qui courent, car s’il y a un domaine où notre indigence est en haut de l’affiche est bel et bien dans nos relations internationales où notre fierté de peuple est à plusieurs reprises bafouée ces dernières décennies.

 

Un dernier exemple de fierté mise à mal est ce qui s’est passé sous la présidence de Fabre Geffrard lorsque les États-Unis d’Amérique ont occupé une partie de notre territoire. L’île de la Navase a été acquise avec l’aval des politiciens haïtiens que les Américains avaient placés au pouvoir. L’historien nous en donne la genèse avec luxe détails, entraînant le lecteur dans les dédales des relations tumultueuses entre le fondateur de la patrie et les États-Unis d’Amérique.

 

Toujours est-il que cet ouvrage de trois cents pages, destiné aux chercheurs, étudiants en histoire, futurs diplomates, lecteurs s’intéressant tout simplement à notre histoire, rejoint l’actualité de 2021 qui remet sur le devant de la scène les relations entre les États-Unis et notre pays, octroyant ainsi à ce livre un relief tout particulier.

 

Maguet Delva

 

Légende: L’historien Wien Weibert Arthus.

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