« Tout va bien » de Bedjine : un paradoxe

La chanteuse Bedjine, qui, depuis plus de deux ans, occupe le devant de la scène musicale haïtienne, vient de sortir un nouveau son à tendance compas intitulé « Tout va bien ». Si pour les fans de la jeune chanteuse et certains commentateurs tout va bien pour Bedjine comme elle le chante, il s’agit, pour nous, d’un véritable paradoxe.

« Tout va bien » est une chanson à travers laquelle Bedjine, de son vrai nom Marie Bedjine Love David, rend un hommage à toutes les femmes qui, seules, ont lutté pour élever leurs enfants abandonnés de leurs pères depuis la grossesse. « En cinq minutes, écrit Jacky Chéry, Bedjine raconte l’histoire des femmes abandonnées par leurs partenaires en situation de grossesse jusqu’à la maternité. »  

Déjà sur toutes les lèvres, cette chanson, visionnée plus de cinq millions fois sur la chaine YouTube de l’artiste, dénonce aussi la chosification des femmes par leurs conjoints. La chanteuse soutient que tout va bien parce que la vie lui sourit grâce à son talent. En d’autres termes, elle ne regrette rien, puisque tout va bien pour la chanteuse comme elle le chante. Mais au fond, une analyse réalisée par notre rédaction nous a permis de révéler que le titre « Tout va bien » de Bedjine, sorti le 28 juin 2022, est un paradoxe.

Selon Éric Pellet et al. (2003 : 282), le paradoxe se définit comme une figure de style par laquelle un locuteur dit un énoncé qui se présente comme le contraire de ce que l’on pense ou de ce qu’il pense. À travers cette figure de style, le locuteur prend le contre-pied des idées reçues, de l’opinion commune. « Son but, écrivent-ils, est de montrer que les choses sont plus complexes qu’on ne pense habituellement. »

Les frontières qui existent entre le paradoxe et l’ironie sont très minces. Sur ce, nous retenons: « Dans l’ironie, le locuteur joue ostensiblement la comédie en disant quelque chose d’excessif, de ridicule, de déplacé…pour faire comprendre au destinataire qu’il ne croit pas à ce qu’il dit, qu’il pense en fait tout autre chose. (…) L’ironie vise souvent à dévaloriser quelqu’un. Le destinataire ne la perçoit pas nécessairement. » (ibid.: 283).

« Tout va bien » : un titre qui dit le contraire de ce que pense l’opinion commune

À la manière de Pellet et al. les lyriques de la chanson « Tout va bien » de Bedjine sont plus complexes qu’on ne le pense. Alors que l’opinion commune prend le titre tel qu’il est, les plaies ne sont pas guéries pour la chanteuse dont la valeur est dégradée. À ce titre, elle chante :

Sa fini vre, ou debalize m

Yon solèy ki te leve menm nannuit (ouh)

Sa fini vre, ou debalize m

Yon solèy ki te leve menm nannuit (ouh)

Dans « Tout va bien », Bedjine avoue ses moments de regret. Et, plusieurs commentateurs, qui refusent d’aller en profondeur sont tombés dans le piège d’un discours facile. Contrairement à ce que Gaspard Dorélien laisse prétendre, à aucun moment, l’interprète de « Va-t’en bb » ne pardonne pas à son partenaire qui, depuis sa grossesse, l’a abandonnée. Au contraire, elle espère que la mauvaise action de son partenaire engendre une [mauvaise] conséquence. D’où l’appel, dans la chanson, à la loi karmique :

M te avò w

Se nan labou w t ap benyen m

Ou kite m pou kò m

W al pran plezi w ak yon lòt

M p ap sib ou

M p ap jennen w

Fòk “karma” pa ta vle di anyen

Pardonner ne signifie pas oublier. Mais ne veut pas dire non plus qu’il faut nourrir dans votre esprit les souffrances infligées. Vu que Bedjine répond à l’offensive par une offensive, alors, elle continue à produire un karma négatif. Il est impossible de parler du pardon. Dans ce cas, ce que chante Bedjine montre qu’il y a quelque chose qui va mal. Pour bien identifier le malaise de l’artiste, Angélla Jaber écrit, à propos du karma négatif, ce qui suit: «Vouloir se faire justice à soi même en répondant à la personne qui vous blesse, par la même pratique offensive, ne permettra pas à la situation d’évoluer ni à la charge émotionnelle de se dissoudre. Bien au contraire, toute action menée avec l’intention de nuire est préjudiciable pour la personne qui en est l’auteure, avant d’atteindre celle qui est visée.»

Suivant les propos de Jaber, le morceau de « Tout va bien » de Bedjine peut être considéré comme un moment de colère et de rancœur au cours duquel elle expose ses blessures non guéries. Refusant d’ouvrir la porte du pardon ; espérant que son partenaire qui sème le mal récoltera le mal, la jeune femme poursuit :

Oh non mwen p ap nui sante w

Ou mèt ale mwen p ap ni vanje w

Ou pran kè m ou fann li nan yon degre

E ou ka rann yon lòt peye m

Sa w te fè m yo

En écoutant avec soin les paroles chantées par Bedjine dans « Tout va bien », on se rend compte que l’histoire à partir de laquelle cette musique est écrite n’a pas pris fin. Dans ce même cas de figure, une personne qui vous blesse peut manifester la volonté de retourner dans votre vie à n’importe quel moment. Pour preuve, Bedjine, co-interprète de « Koupab » du groupe Kaï, corrobore : «(…) Sonje ou ale. Kwè m yon jou w ap vin mande m tounen.» Mais, pour reprendre ce proverbe, le chemin de l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions.

 

Références bibliographiques

Bedjine. (2022). Tout va bien. Vidéo affichée à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=xWnlOVETw3o, consultée le 15 juillet 2022.

Chéry, J. « Le « Tout va bien » de Bedjine officiellement disponible », [en ligne] : https://bit.ly/3o4tU7S, consulté le 14 juillet 2022.

Dorélien, G. « Bedjine va très bien », [en ligne] : https://bit.ly/3PntEMG, consulté le 14 juillet 2022.

Jaber, A. « Pourquoi et comment pardonner », [en ligne] : https://bit.ly/3O43Q7f, consulté le 14 juillet 2022.

Pellet, É. et al. (2003). Grammaire : discours, textes, phrases, 3e éd., Paris, Belin.

 

Wilner Jean

jeanhaitiwilner@gmail.com

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