« Danse et ombre » de l’écrivain Rodolphe Mathurin : un rapport entre temps, mot et mouvement

« Danse et Ombre » de Rodolphe Mathurin n’est ni un conte, ni une nouvelle ; encore moins le récit anecdotique de Lui et d’Elle. C’est, à l’analyse, une écriture qui renouvelle lediscourslittéraire et politique d’un lieu où il est de bon tonde porter le même costume. C’est un pénétrant face à face d’une conscience qui se dédouble pour faire toute la lumière sur l’omnipuissance du temps.

Le récit se veut une authentique introspection-prospection : « Sous l’enveloppe de son costume d’intérieur (---), il mit le moteur en marche.»  Notre narrateur à mille voix essaie, de toute la force de son verbe, de sortir de « ce couloir de la raison de la folie » (p23).Lejeulittéraire y prend la forme d’un exorcisme de tous les vieux démons artificiellement enchevêtrés dans nos misérables vies. C’est pourquoi il est à la fois  acte et parole : acte qui est « une ballade » (p19)à travers des chemins sinueux d’une vie indéfiniment transformée, et parole qui s’écrit à la lumière de la clarté naturelle : « Tiens cette plume, écris-moi. Sur cette page de soleil » (p48).

Le dualisme de l’écriture de Rodolphe Mathurin épouse les contours multiples de l’existence même. Lui et Elle, deux personnages qui ne font qu’un, aident le lecteur à explorer la vie ambivalente de cet être tantôt conforme au temps qui écrase, tantôt tournée vers le temps qui libère. Cette écriture qui tente de saisir l’être dans son ambiguïté constante et son devenir permanentse joue de la syntaxe : phrase elliptique pour dire le devenir : « devenir cet animal »  (p146), formule algébrique pour exprimer l’insaisissable : « zn+1= f(zn)+C »(p170), phrase nominale lapidaire pour marquer la permanence : « à toute heure » (p153) ; elle se joue également de la morphologie textuelle : diversité des combinaisons typographiques ( pp 19, 20, 79, 87, 88 …), mélange d’expressions française, créole et anglaise ( pp25, 60), caricature de proclamation officielle (pp87 à 91).

Les mille et une nuances formelles de « Danse et ombre » masquent à peine la violence d’un réquisitoire contre ce temps social qui génère et favorise toutes les formes d’injustice : celle dont est victime par exemple cette adolescente de 13 ans : « elle devenait, chaque jour passant et de semaine en semaine (…) une cible à l’appétit de l’animal chrétien » (p79)  ou encore celle de l’horreur de la dictature(pp87 à 91) ou enfin celle de l’État confisqué à des fins obscures (pp103 à 111). Mais si l’œuvre condamne sous couvert de fiction, elle propose également une réponse à ce temps morbide, ne serait-ce que sous forme d’exutoire : cette conscience prisonnière affirme son anticonformisme culturel : Coltrane, Miles Davis et Bill Evanssont des passe-temps privilégiés (p21), son anticonformisme social : « Lui (…)  les regarde venir, mentir, départir… » (p25), son anticonformisme sexuel : « Dis, jeune homme (…) tu aimes (…) les femmes lesbiennes… » (p39). C’est même une fiction qui pousse la conscience à l’insubordination et au rejet de l’ordre établi : « Le petit soldat, il part, lui aussi à la guerre. À cette drôle de guerre jusqu’ici affaire réservée. » La révolution littéraire et politique vit ici de l’implicite…

Ainsi toute la force de création chez Rodolphe Mathurin réside dans son esthétique du « voile percé ». Tout est ombre et danse ; ou mieux tout bouge à travers l’ombre. L’incipitaborde la thématique du voyage non pour aller loin dans l’espace, mais simplement pour mieux inscrire dans le réel l’être à travers lequel s’opèrera aisément la dénonciationde ce temps lourd de comédies tragiques. Si le lieu en effet semble éloigné « loin. Très loin »(p19),il se rapproche vite de nous par choix du marqueur spatial Ici (p19) ; puis le temps vient rétablir le cadre du souvenir et le fixer dans notre réalité quotidienne « une histoire construite au gré des humeurs de la difficile vie qu’il mène ici depuis tantôt 40 ans ».

Cependant,« Danse et Ombre » est plus qu’une fiction satirique. C’est l’œuvre d’un créateur qui cherche à dire une parole autre que la langue de bois du milieu. Et c’est là sa dimension de discours engagé. L’engagement s’inscrit dans le refus de toute amnésie individuelle et collective. Au « et comment est-ce possible qu’ils s’en souviennent. »  de la page 87, le narrateur répond par prétérition « ils ne peuvent pas se souvenir de la mort de leur tante… non plus de ce monsieur qui jouait au philosophe et que les SRG ont emmené, très tard, aux Casernes… ». L’engagement est également présent dans la distance prise par rapport à une certaine intellectualité de parade ou de représentation, très habile dans l’art de la fausse logique : « ils ont leurs arguments. Leurs preuves. N’importe quoi… » (pp29-30). La finesse de la peinture des guerrières du Coin dans leur rapport avec la ville broyeuse de corps constitue l’apogée de cet engagement ; elle est un plaidoyer en faveur des gardiennes d’une tranche de notre mémoire collective.« Elles ont, aujourd’hui, dans leur tête et dans leur corps, la marque de l’infidélité des prêtres, le remords de l’assassin, la peine du buveur, la méchanceté du gardien de l’Ordre, l’insatisfaction de gentils petits maris et aussi tout le secret de plein de choses, et de plein de gars. »(p150)

« Danse et ombre » inaugure dans notre littérature contemporaine un modèle d’écriture, qui, par-delà les jeux d’esthète, transforme la fiction en réalité et la réalité en fiction. Lui a bien vécu 40 ans, mais ce temps vécu n’a été que virtualité ; c’est pourquoi il n’est pas satisfait de son existence. Il veut changer de costume : porter le vrai en lieu et place de l’uniforme. Les guerrières de nuit n’existent pas pour la ville et pourtant la fiction les a bien ressuscitées nous montrant ainsi toute la laideur et l’hypocrisie citadines. Les dialogues entre personnages sur la mule latrie ou sur les relations interethniques sont bien fictifs dans l’œuvre et pourtant ils résonnent de toute l’authenticité de notre réalité socio-culturelle. L’artifice des temps et des lieux, dans le récit, permet de mieux situer et dater cadres, scènes, évènements et anecdotes, dans la réalité. « Danse et ombre » se présente comme un va-et-vient constant entre fiction et vérité ; entre l’acte et le verbe. Cette intimité entre parole et réalité réveille les morts et tue les vivants. Ceux-là dérangent le présent de ceux-ci. Rodolphe Mathurin a donc été au cimetière de notre conscience et a exhumé de l’ombre tout ce qui y dansait contre notre gré. À nous, lecteurs, de comprendre enfin que l’ombre et la danse sont les conditions sine qua non de l’exister.

Par ce jeu incessant entre l’ici et le lointain, entre hier, maintenant et demain, entre Lui et Elle, entre l’ombre et nous, Rodolphe Mathurin nous invite à la danse de l’ombre, de laquelle sortira l’éternel devenir.

Comment donc lire « Danse et Ombre », si nous choisissons de rester des variables fluctuantes, browniennes, disponibles à toutes causes ?

Mot après mot…. C’est tout….

Robert Lemaine

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