Haïti, entre dollarisation et dédollarisation : la gourde haïtienne est-elle en train de devenir une monnaie maudite comme au temps des « zorèy bourik » ?

Il est indéniable que la gourde haïtienne inquiète de plus en plus sérieusement nos compatriotes dont les plus âgés ont du mal à comprendre pourquoi son taux de change par rapport au dollar américain est passé de 5 gourdes pour un dollar jusqu’au début des années 1980 à plus de 153 gourdes au 23 mars 2023. Cela avec des conséquences de plus en plus insupportables pour la population dont la misère augmente de manière vertigineuse quotidiennement. Beaucoup de choses ont changé aussi dans l’intervalle des cinquante dernières années. Les variations de la monnaie tendent à devenir quotidiennes et de plus en plus brutales. Par ailleurs, la double circulation monétaire que l’on connaissait jusqu’au milieu de la présidence de Jean-Claude Duvalier a disparu définitivement pour faire place à un dollar de plus en rare et de plus en plus cher qui sert de refuge à tous les usagers. De même, il n’existait pas autrefois de marché informel de la gourde, puisque le taux de change ne subissait aucune variation, quel que soit le lieu où l’on se trouvait. Enfin, il n’existait pas de débat sur la valeur de la monnaie dont le taux était équivalent jusqu’alors au franc français qui était alors une des monnaies les plus solides dans le monde.

L’objet de cet article sera de montrer comment la mauvaise gouvernance et les troubles politiques entre autres ont contribué à déstabiliser une monnaie dont on pouvait longtemps s’enorgueillir de la valeur, pour plonger dans les enfers comme au temps de ce qu’on a appelé autrefois les « zorèy bourik »

1. La gourde a été plusieurs fois un « zorèy bourik »

1.1. La gourde à l’origine

Avant la gourde, la monnaie qui circulait sur la terre d’Haïti s’appelait piastre qui correspondait à une pièce de huit réaux, longtemps dite pièce de huit, une pièce en argent de 39 mm  de diamètre. Un mot féminin que nos parents utilisaient plus souvent que celui de gourde. La piastre désignait un « groupe de monnaies en Europe » dont le peso qui signifie poids avait cours durant la colonisation espagnole dans la partie orientale de l’ile. Après la guerre de l’Indépendance, on va conserver la même appellation qui est en train de disparaitre de nos conversations.

Les deux premières monnaies haïtiennes étaient fabriquées peu après l’indépendance, respectivement en 1807 par le roi Henri Christophe dans le Nord et en mai 1813 par le président Alexandre Pétion. Christophe avait créé une pièce de 100 centimes tandis que Pétion allait faire circuler un autre billet dont la valeur était beaucoup plus volatile.

Pendant presque tout le 19e siècle, deux monnaies locales circulaient dans le pays : la piastre et la gourde. Ainsi, en 1875, on fabriquait des billets de cinq piastres. Il en existait deux types : la piastre faible qui était d’une petite épaisseur et la piastre forte, d’une grande épaisseur ou gordo ou encore peso gordo et dont la traduction allait donner le mot gourde.

1.2 Les fluctuations de la gourde au cours du 19e siècle

À la création de la gourde, elle était au pair avec le dollar. La gourde était demeurée relativement stable sous tout le temps de Jean-Pierre Boyer jusqu’au milieu du 19e siècle où l’inflation ne pouvait être maîtrisée. Elle allait être mise à l’écart pendant une décennie avant d’être rétablie à nouveau au pair avec le dollar. Avec le temps et les troubles politiques à répétition, la valeur de la gourde s’était encore dégradée. C’est ainsi que selon Simon Henochsberg, le taux de change de notre monnaie de 1810 à 1844 oscillait entre une et quatre gourdes pour un dollar américain. À la montée de Soulouque en 1847, il fallait 1,25 gourde pour un dollar, mais les dépenses englouties dans les deux campagnes de l’Est ainsi que pour son sacre et le paiement de sa garde secrète, les Zinglins, avaient considérablement affaibli la monnaie nationale qui était tombée à sa chute à 20 gourdes pour un dollar. Sous Geffrard, la gourde était remontée à 12 gourdes à l’orée de 1865 après avoir plongé à 45 gourdes entre 1855 et 1860.

À la chute de Salnave en 1869, la gourde avait connu sa chute la plus spectaculaire de son histoire, car il fallait alors de 4000 à 5000 gourdes pour un dollar. C’était l’époque des « zorèy bourik ».

On avait noté une remontée nette entre 1870 et 1880 où la parité d’origine fut rétablie entre les deux monnaies en 1872 sous Nissage Saget. Elle allait demeurer à ce niveau jusqu’en 1895 avant de remonter graduellement pour se stabiliser autour de cinq gourdes avec la convention américaine.  

L’éclaircie fut de courte durée et la gourde haïtienne continua son chemin de croix avec les émissions et les souffrances qu’elles engendrent. Entre-temps, au 30 juillet 1880, la gourde était indexée au franc français au taux fixe de 5 francs. Sous Salomon, on avait enregistré une remontée de notre monnaie qui était à parité avec le dollar en 1887 jusqu’en 1911. Puis, en raison des guerres civiles et des troubles politiques, la valeur de la gourde s’était détériorée de nouveau pour atteindre 5 gourdes pour un dollar en 1912 et 9,50 gourdes pour un dollar le 28 juillet 1915 à l’arrivée des Américains.

En mai 1919, en pleine occupation américaine, l’accord entre les gouvernements américain et haïtien visait à contrecarrer la dépréciation inquiétante de la gourde par rapport au billet vert.

C’est ainsi que fut signée le 13 mai 1919 une convention qui établissait la parité fixe de 5 gourdes pour un dollar américain qui allait rester en vigueur en vigueur jusqu’en 1969. Le taux de change fixe allait survivre jusqu’à la chute de Jean-Claude Duvalier et il resta « officiel jusqu’au 30 septembre 1990, même si le marché informel et parallèle devenait de plus en plus important ».

 

1.3 Les tribulations de la gourde haïtienne depuis l’expiration de la Convention du 13 mai 1919.

Depuis l’expiration de la Convention du 13 mai 1919, la valeur de la gourde n’a fait que baisser de manière drastique bien qu’il y ait eu de courtes éclaircies ou de relatives stabilisations.

Il faut dire que la monnaie nationale avait commencé à présenter des signes de faiblesse dès la fin des années 1960, comme en témoignaient ses premières fluctuations sur le marché informel et les premières difficultés à se procurer le dollar.

À la fin des années 1980, il y avait des cas de plus en plus nombreux où le dollar s’échangeait contre 6 à 7 gourdes.

Il faut rappeler une date importante dans l’histoire de la gourde, l’année 1991, où la décision a été prise de ne plus avoir un taux de change fixe au mois de septembre. Et depuis, la valeur de notre monnaie ne fait que dégringoler.

Dans les années de l’embargo (1991-94), la dégringolade de la gourde s’était accélérée et où le dollar s’échangeait à 38 gourdes le 28 août 1994.

La monnaie avait remonté à la faveur de la reprise de l’aide internationale au retour de Jean-Bertrand Aristide, pour osciller autour de 16 à 17 gourdes jusqu’à 1999-2000. Puis, la descente aux enfers avait recommencé sous la nouvelle présidence d’Aristide où, dans un contexte de graves turbulences politiques, l’on avait flirté avec le cap de 50 gourdes avant sa chute en janvier février 2004 pour baisser à 38 gourdes 2007 pour un dollar.

En septembre 2011, il fallait 40 gourdes pour un dollar. Et sept ans plus tard, soit en mars 2018, 66 gourdes en passant par 45 gourdes en 2014 et 56 gourdes en décembre 2015.

Au 5 février 2016, le taux de change du dollar par rapport à la gourde était de 59,77 G et il était tombé à 64,05 G au 16 juillet 2016.

Comme la glissade continue régulièrement, le taux de référence de la Banque de la République d’Haïti avait atteint 110,59 gourdes pour un dollar américain le samedi 28 mai 2022. Il avait culminé à 121 gourdes 79 le 6 août 2022 avant que la Banque centrale ait pris la décision d’injecter environ un peu plus de 15 millions de gourdes sur le marché pour calmer le glissement de la monnaie nationale alors que sur le marché informel on échangeait le dollar aux environs de 150 gourdes.

Et depuis, le redressement que tout le monde souhaite ne s’est jamais produit malgré une remontée qui avait duré trois mois entre septembre 2020 et mars 2021, le meilleur jour de la période 2020-2021 ayant été le 19.octobre 2020 avec 62 gourdes pour un dollar américain. Certains osaient même prédire un taux de 25 gourdes pour un dollar.

La dégringolade a repris depuis 2022, alimentée par les nombreuses crises politiques qui ont secoué le pays en permanence, en particulier les « lock » à répétition, et le taux de référence se trouve à 153,60 gourdes pour un dollar le 23 mars 2023.

Au rythme où vont les choses, il n’est pas impossible que l’on atteigne le taux de 200 gourdes pour un dollar d’ici juin et 250 gourdes d’ici décembre 2023.

2. Dollarisation et de dédollarisation

2.1 La notion de dollarisation

Il est difficile de donner des définitions précises de ces deux notions, parce qu’on peut les aborder de manière absolue ou relative.

Pour plusieurs observateurs, la dollarisation s’entend de la disparition de la monnaie nationale au profit du dollar comme l’ont déjà fait quelques pays du continent américain : Panama (depuis 1904), Équateur (depuis 2000), Salvador (depuis 2001). Signalons que dans le cas de l’Équateur les dollars utilisés localement sont émis par la Réserve fédérale des États-Unis avec l’inscription République de l’Équateur.

Cette forme de dollarisation correspond plutôt au concept de la dollarisation intégrale ou dollarisation totale. Au cours des années 2000, un économiste du nom de Claude Beauboeuf avait recommandé la dollarisation totale du pays comme une sorte de panacée pour résoudre les problèmes économiques du pays. Ce n’était qu’une étrange illusion. De nombreuses études ont d’ailleurs démontré que la dollarisation totale peut être très problématique si l’économie du pays se trouve dans une situation problématique et loin de reposer sur l’un des quatre piliers de la santé économique d’un pays : la croissance, le plein emploi des facteurs de production, l’équilibre extérieur de la balance commerciale et la stabilité des prix.

Même la dollarisation partielle peut se solder par « une dépréciation de la monnaie nationale, déclenchant une spirale inflationniste. Malheureusement, c’est ce qui se passe en Haïti. Le taux de change s’accélère et l’inflation culmine ». (   )

Cependant, la dollarisation peut être aussi partielle ou dollarisation de fait, qu’on peut légitimement baptiser de bi-monétarisation, mais elle peut prendre trois formes.

Dans la première forme qui s’appelle dollarisation des paiements, le pays garde sa monnaie nationale en circulation, mais permet aussi d’effectuer librement des paiements et des transactions avec la monnaie étrangère, moyennant le maintien d’une parité fixe avec la monnaie nationale. Ce qui est le cas de la plupart des petits pays anglophones de la Caraïbe et de certaines iles francophones comme Aruba, Saint-Martin pour la partie non francophone ou Curaçao quand le dollar circule parallèlement à la monnaie nationale. C’était aussi le cas d’Haïti depuis la convention de 1919 qui avait établi officiellement entre les deux pays un taux de change de 5 gourdes pour un dollar et qui avait tenu jusqu’au début des années 1980. Ce qui continue encore maintenant sous des formes de plus en plus dégradées même si le dollar est de plus en plus rare dans un pays ou beaucoup de transactions se font en monnaie américaine.

Dans la seconde forme qui s’appelle dollarisation financière, les résidents dans les pays concernés détiennent des actifs financiers en dollars.

Enfin, dans la troisième forme qu’on appelle dollarisation réelle, les prix et/ou les salaires intérieurs sont fixés en dollars ».

Le ratio des dépôts en dollars par rapport au total des dépôts bancaires permet d’apprécier le taux de dollarisation dans le cas de la dollarisation partielle.

Depuis le début du 21e siècle, Haïti est le champion de la dollarisation partielle dans le continent américain. Si en 1996, ce taux était de 23%, il avait grimpé à 56,4% en 2014 et a 70% en 2022. Ce qui veut dire qu’il avait triplé en l’espace des 28 dernières années.

Le Suriname est le deuxième pays en termes de dollarisation partielle. Il avait plus de la moitié de ses dépôts bancaires libellés en dollars américains, soit 52,8% en 2014 où il était suivi de la Jamaïque (44,5 %).

D’après une note de la BRH datée du 30 novembre 2022, certains évaluent parfois la dollarisation par rapport au ratio des prêts dollars / dépôts total en dollars qui était passé de 5,84 % en septembre 1992 à 53,31% en septembre 1998 et enfin à 56 % pour 2014 et a 70,53% en septembre 2022.

2.1.2 La dollarisation en Haïti

2.1.2.1 Comment se manifestait la dollarisation pendant la période phare de la bi-monétarisation en Haïti ?

Pendant toute la période qui a suivi la signature de la Convention de 1919 qui avait établi le taux de change fixe de 5 gourdes pour un dollar, l’une des caractéristiques de la dollarisation était la circulation sans restriction et sans préférence pour tel ou tel type de monnaie sur le territoire haïtien à la fois des billets de banque que des pièces de monnaie américaine depuis le centime jusqu’aux billets de 100 dollars. Ce qui devait durer jusqu’aux années 1990. Certaines pièces étaient baptisées d’un nom créole comme la pièce d’un centime américain ou centime or qu’on appelait senk kob penich qui avait la même valeur que la pièce haïtienne de cinq centimes disparue depuis plus une vingtaine d’années. Une autre pièce américaine également en circulation courante était la pièce de cinq « cents ». Elle  correspondait à vingt-cinq centimes de notre monnaie. Les Américains l’appelaient quarter ou nickel et les Haïtiens prononçaient le nom de neko.

Pendant ces soixante dernières années ou plus, toutes les transactions de paiement de salaires ou autres à l’interne s’effectuaient de manière indifférente en gourdes ou en dollars, mais conformément au taux de cinq gourdes pour un dollar. On pouvait libeller les chèques en dollars, dits dollars haïtiens, ce qui était conforme au taux de change officiel.

 

Une étape importante de la dollarisation en Haïti était la décision prise en septembre 1990 sous Prosper Avril « d’autoriser les banques commerciales à accepter des dépôts en dollars » en même temps que fut abandonné le  taux officiel de 5 gourdes pour un dollar. Selon Kathleen Dorsainvil, « cette décision insérait l’économie haïtienne de plein pied dans la structure de la dollarisation. Le droit de cité attribué au dollar a permis certes d’éliminer le marché parallèle de devises, mais a ajouté au flot de problèmes déjà existants dans cette économie ».

 

Cependant, les transactions internationales étaient toutes opérées en dollars américains.

Pendant la dernière décennie du 21e siècle, Haïti est la cinquième économie la plus « dollarisée » de l’Amérique Latine et la première de la Caraïbe pendant la dernière décennie.

2.1.2.2 Les acteurs de la dollarisation en Haïti

La Banque de la République d’Haïti est le principal acteur de la dollarisation en Haïti, parce que c’est elle qui définit la politique monétaire à travers les prérogatives qui lui sont conférées par l’État haïtien ainsi que les circulaires et certaines autres mesures qui sont parfois des sanctions contre les opérateurs qui contreviennent à sa politique. La loi fondamentale à ce sujet est la loi du 17 août 1979 qui est la loi de la création de cette institution auxquelles se sont ajoutées plusieurs autres lois qui ont été adoptées au fur et à mesure qu’il fallait se colleter à de nouveaux problèmes comme la question du blanchiment d’argent et bien d’autres questions cruciales.

L’une de ses circulaires les plus connues est la fameuse circulaire 114-1 qui a été plusieurs fois modifiée en raison des protestations des sous-agents de transfert.

Une seconde catégorie d’acteurs est constituée par les banques commerciales qui définissent entre autres leur politique de change qui est souvent critiquée par les clients d’autant qu’elles se disent incapables d’effectuer des versements aux clients dont les comptes sont en dollars.

Par ailleurs, il est facile de se faire une idée de la quantité des prélèvements avantageux que ces banques opèrent si l’on consulte les cahiers des taux qu’elles appliquent pour chaque opération bancaire.

Une troisième catégorie d’acteurs est représentée par les maisons de transferts qui sont au nombre de huit, conformément à la liste suivante :

Western Union (en partenariat avec SOGEXPRESS, filiale de SOGEBANK) ;

Western Union (en partenariat avec CAPITAL TRANSFERT/division de CAPITAL BANK) ;

UNITRANSFER, filiale de la UNIBANK ;

C.A.M. Transfer (Caribbean Air Mail Inc.) ;

MONEYGRAM (en partenariat avec UNIBANK) ;

MONEYGRAM (en partenariat avec BUH) ;

MONEYGRAM (en partenariat avec CWT RAPID TRANSFÈ)

 Prism Financial Services, Haïti S.A/Prism Transfer

D’après le décret du 16 juin 2020 qui a modifié le décret initial du 6 juillet 1989 sur les maisons de transfert, celles-ci « sont tenues de verser les transferts aux bénéficiaires dans la forme, la monnaie et le taux indiqué par la BRH laquelle détermine entre autres les droits et responsabilités de chacune des parties prenantes dans une opération de transfert ».

La quatrième catégorie d’acteurs dans le système regroupe les sous-agents de transfert, au nombre de 4500, auxquels la BRH confère la compétence « d’afficher de manière visible et lisible à leurs guichets les conditions tarifaires appliquées à la clientèle. Ils doivent aussi faire clairement apparaitre au niveau de leurs installations commerciales leur qualité et le nom d’une ou des institutions financières pour lesquelles ils opèrent ».

Il reste d’autres acteurs que sont les supermarchés qui achètent des dollars et d’autres devises à leurs propres taux et puis les acteurs du secteur informel que l’on trouve dans les rues et qui pratiquent des taux supérieurs de 15 gourdes au taux de référence.

 

 

2. La dédollarisation

2.1 Définition de la dédollarisation

La dédollarisation est le phénomène inverse de la dollarisation. Si l’on prend les choses dans le sens absolu, elle peut s’entendre de l’abandon du dollar et son remplacement par une monnaie nationale.

Mais, le plus souvent, la dédollarisation  s’applique dans le commerce comme un processus de substitution ou comme une monnaie utilisée pour le commerce du pétrole et/ou d’autres matières premières ; l’achat de dollars américains pour l'achat de dollars américains pour les réserves de change; les accords commerciaux bilatéraux et les actifs libellés en dollars.

 

Au niveau international, la dédollarisation  se produit souvent pour des raisons de conflits politiques ou de concurrence commerciale de certains pays avec les États-Unis, comme ce fut le cas de la Chine depuis 2011, de la Russie depuis 2014 et du Venezuela depuis 2018.

2.2 Les tentatives de dédollarisation en Haïti

2.2.1 Les tentatives de dédollarisation commerciale

Pour ce qui concerne Haïti, on a noté depuis le temps de René Préval de nombreuses tentatives de dédollarisation tantôt commerciales, tantôt monétaires qui ont malheureusement toutes échoué.

Il y eut d’abord le 14 février 2007 un avis du ministère du Commerce et de l’Industrie qui avait enjoint les usagers à afficher les prix en monnaie nationale pour les échanges. Puis un autre avis daté du 11 mai 2017 était intervenu « pour rappeler au public en général et aux commerçants en particulier que, désormais, les prix de tous les produits généralement quelconques doivent être libellés en gourdes sur toute l’étendue du territoire conformément à l’article 6 de la Constitution de 1987 ».

 

Une autre tentative de dédollarisation commerciale, mais à un niveau présidentiel, donc plus élevé était matérialisée par l’arrêté du 28 février 2018 et publiée le lendemain que beaucoup appellent d’ailleurs l’arrêté du 1er mars 2018 qui portait obligation de libeller et d’effectuer les transactions commerciales sur le territoire dans la monnaie nationale. Elle  avait soulevé une grogne au niveau de l’ensemble du secteur privé du pays. Cet arrêté allait être abrogé huit mois après par l’arrêté présidentiel du 9 octobre 2018, dont l’article 3 était on ne peut plus explicite, à l’allure d’un mea culpa : « Aucun paiement d’une transaction au moyen de la gourde ne peut être refusé ».

 

Un arrêté dit du 19 septembre 2018, dont nous n’avons pas retrouvé le texte, mais évoqué sous Jonas Coffy et sous Ricardin Saint-Jean faisait obligation à tous ceux qui exercent un commerce ou effectuent des transactions financières sur le territoire national haïtien de libeller et d’afficher les prix des biens services en gourdes.

Une avant-dernière tentative de dédollarisation commerciale eut lieu au temps où Jonas Coffy était ministre du Commerce et de l’Industrie. Il avait alors invoqué la mise en application des articles 1 et 3 de l’arrêté du 19 septembre 2018. Dans un communiqué qui a été publié le 7 août 2020, il avait avisé les commerçants opérant sur tout le territoire national « qu’il leur est fait obligation de libeller et d’afficher les prix des biens et services sur le territoire haïtien dans la monnaie nationale ». Des inspections musclées dirigées imprudemment par le ministre avaient été effectuées dans plusieurs établissements commerciaux où des membres des personnels avaient été arrêtés arbitrairement, parfois sous prétexte de pratiquer le marché noir alors que le ministère du Commerce ne dispose pas de bases de données sur les prix d’entrée des produits sur le territoire haïtien. D’ailleurs, d’après la loi haïtienne, seuls les prix des produits pétroliers sont règlementés par l’État haïtien.

Le spectre de la prison était alors invoqué par le ministère du Commerce et de l’Industrie qui avait rappelé « aux commerçants que les dispositions légales sur le marché noir prévoient une peine d’emprisonnement allant jusqu’à 5 ans et une amende jusqu’à 100 000 gourdes, en référence à la Loi du 20  décembre 1946 sur la spéculation illégale, publiée dans Le Moniteur du 2 janvier 1947.

Le même ministre était revenu à la charge suite à l’adoption d’un nouveau décret en date du 25 novembre 2020, publié dans le journal officiel « Le Moniteur » le 30 novembre suivant.

Le décret subdivisé en 4 sections et 12 articles précisait dans ses articles 2 et 3 que « tout produit destiné au public et exposé dans une entreprise commerciale doit être parfaitement visible, compréhensible, et libellé en gourdes et le paiement de tout bien, produit ou service fourni sur le territoire national doit s’effectuer en gourdes. Cette dernière, ayant le pouvoir libératoire et cours légal, ne peut être refusée comme moyen de paiement dans aucune transaction sur le territoire national ».

Une fois de plus, la mesure avait fait chou blanc. De toute façon, en raison de la dépréciation quasiment au quotidien de notre monnaie, il est impossible pour les commerçants de changer en permanence les étiquettes qu’ils accolent sur les rayons de leurs entreprises. Plusieurs d’entre eux n’ont pas d’autre choix surtout pour les articles qui ne relèvent pas de la consommation courante que de fixer les prix en dollars quitte à les convertir en gourdes en fonction du taux de référence publié par la Banque de la République d’Haïti, tout en anticipant aussi sur la dépréciation permanente de notre monnaie.

La dernière tentative de dédollarisation commerciale remonte au 29 août 2022, à travers un communiqué publié le 29 août 2022 portant la signature du ministre du Commerce et de l’Industrie, Ricardin SAINT-JEAN. Elle indiquait « aux entreprises évoluant dans les divers secteurs d’activités du pays qu’à partir du début du mois de septembre …, toutes les transactions financières sur le territoire haïtien doivent être effectuées et affichées en gourdes, suivant les obligations de l’arrêté du 19 septembre 2018 et celles du décret du 28 février 1989 ».

 

À travers ces différentes mesures qui ont toutes échoué piteusement, on se rend compte que la dédollarisation de l’économie préoccupe les autorités, mais qu’elles n’ont pas su trouver la bonne solution pour se colleter a un problème qui a toujours été abordé de manière simpliste, à travers de simples communiqués, souvent préparés hâtivement, sans entrer en profondeur dans le cœur de la question. Plus d’un pense qu’il faudra prendre le problème d’une manière nettement plus approfondie alors que la dollarisation continue d’aggraver les tensions sur les prix et la spéculation pratiquée par les acteurs du secteur privé. Et là encore, nous sommes sceptiques quant à la possibilité de renverser la vapeur tant la structure de l’économie haïtienne et la faiblesse de la gouvernance rendent difficile la possibilité de contrôler les prix. Ce qui d’ailleurs n’est plus réalisé dans aucun autre pays.

 

2.2.2 Les tentatives de dédollarisation financière

 

Les mesures fondamentales de dédollarisation financière ont été prises à l’initiative de la Banque de la République d’Haïti, généralement à travers des circulaires qui ont révélé de nombreux tâtonnements et de nombreux reports en raison des protestations de la part de plusieurs acteurs.

Enfin, d’autres mesures de dédollarisation ont été le fait des banques commerciales qui dédollarisent aussi à leur façon.

 

Une mesure qui n’avait pas été appréciée par les clients était celle qui était mise en vigueur depuis la circulaire 101-3 qui stipulait qu’à compter du 1er décembre 2017, « la BRH exige que les cartes de crédit émises en Haïti soient réglées exclusivement en gourdes, quel que soit le lieu où l’opération a été effectuée. C’était une manière manifeste de jouer sur les taux de change comme pour le paiement des transferts, et qui avait abouti à pénaliser les usagers.

 

La politique de Banque de la République d’Haïti s’est souvent heurtée à l’opposition des agents de change et aux griefs de la population à l’encontre de sa politique de paiement des transferts venus de l’étranger sur lesquels elle prélève arbitrairement 15 gourdes sur chaque dollar expédié.

 

La population reste profondément frustrée depuis les trois dernières années de ne pouvoir empocher en devises les transferts effectués en leur faveur. En effet, une première mesure discriminatoire à son endroit a été prise à travers les circulaires 114-1 et 114-2 datées respectivement du 21 juin et du 21 septembre 2020 dont l’une des dispositions majeures stipulait que « dorénavant, les transferts internationaux seront payés en gourdes au taux de référence de la BRH si les bénéficiaires les reçoivent à n’importe quel point de service (succursale, agence, bureau de transfert, kiosque) sur le territoire national ou à partir d’un instrument de paiement (carte de paiement par exemple). Par contre, si les transferts sont effectués sur un compte en dollars d’une institution financière de dépôt, cette dernière est tenue de les payer au bénéficiaire en dollars. Une mesure qui avantageait en effet uniquement les banques commerciales qui avaient accumulé durant l’exercice 2020 des bénéfices-records sur les opérations de change.

 

Une autre disposition de cette même circulaire avait provoqué la colère des sous-agents de transfert - alors au nombre de 4500 dans le pays- qui s’était soldée par un mouvement de grève déclenché le 27 septembre 2023. Les sous-agents qui étaient vent debout contre la décision de leur accorder 30% des transferts en dollars se plaignaient du risque d’être déficitaires parce que les dollars leur seraient versés suivant le taux de référence alors que les banques commerciales appliquaient un taux supérieur.

Une nouvelle décision plus sévère a été prise 18 mois plus tard, soit début octobre 2022. La BRH exige désormais que tous les transferts soient payés en monnaie locale, quelle que soit la situation du bénéficiaire. Les agents de change avaient alors observé une longue grève qui avait duré plus d’une semaine protestant contre la circulaire 114-2 de la BRH. Une situation qui avait entrainé la fermeture de la plupart des bureaux de change dans le pays et suscité la colère des bénéficiaires qui avaient dû se masser devant ces bureaux pour retirer leur argent.

Une dernière phase concernant le paiement des transferts monétaires a été définie par la circulaire 114-3. Il s’agit d’une deuxième modification de la circulaire 114-1 qui indique la monnaie dans laquelle doivent être payés les bénéficiaires des transferts.

 

Conclusion

 

En un peu plus d’une cinquantaine d’années, la situation monétaire d’Haïti a été chamboulée tant pour ce qui concerne la dollarisation et la dédollarisation alors que la valeur de la monnaie nationale est passée de 5 gourdes à 153 gourdes pour un dollar. Les acteurs de la dollarisation ne manquent pas d’imagination pour prendre et modifier des mesures qui n’ont jamais pu résoudre le problème tandis que la monnaie est en chute libre permanente. Toutes les mesures de dédollarisation commerciale ont piteusement échoué. La Banque de la République d’Haïti de son côté assiste aussi au dérapage permanent de la monnaie, malgré ses efforts qui ne peuvent pas rectifier le tir. Ce n’est point sa faute, car le contrôle des quatre piliers du développement économique lui échappe complètement dans un pays où la production s’affaiblit de manière drastique et où l’instabilité politique chronique et la mauvaise gouvernance font des dégâts de plus en plus violents avec une situation qui dépasse l’équipe dirigeante, les acteurs politiques et la société civile. Le grand problème est que la gourde est de plus en plus en train de devenir un « zorèy bourik », pour le malheur de sa population.

  Jean SAINT-VIL

 jeanssaint_vil@yahoo.fr

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

1 COMMENTAIRES