Le climat, victime oubliée de l'essor de l'intelligence artificielle

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L'un des problèmes posés par le recours intensif à l'IA est son impact sur l'environnement, souvent négligé.

Il est évident que le recours à l'intelligence artificielle va s'imposer dans tous les domaines d'activité, avec des apports très bénéfiques, mais aussi quelques effets secondaires. Le plus inquiétant et le plus négligé d'entre eux est une consommation d'énergie en hausse vertigineuse.

Avec l'arrivée fracassante de ChatGPT en novembre 2022 et son ouverture au grand public, nul n'ignore plus l'existence de l'intelligence artificielle. Il aura fallu qu'elle arrive sous la forme générative (c'est-à-dire avec la capacité de créer à la demande des textes ou des images) pour que d'un seul coup, le sujet s'impose dans l'actualité. Comme le rappelle le rapport Bouverot-Aghion, remis le 13 mars dernier au président de la République, ce terme est pourtant apparu dès 1956, et des événements médiatiques de grande ampleur ont à intervalles réguliers révélé les progrès étonnants enregistrés en ce domaine.

 

En 1996, le programme informatique Deep Blue, conçu par IBM, remportait une victoire éclatante sur le champion du monde des échecs Garry Kasparov. Vingt-et-un ans plus tard, le programme AlphaGo, développé par l'entreprise britannique DeepMind et racheté en 2014 par Google, battait le Chinois Ke Jie, champion du monde du jeu de go à trois reprises.

L'IA est déjà entrée dans les entreprises

Aujourd'hui, chacun d'entre nous a recours à l'intelligence artificielle quotidiennement et trouve cela parfaitement normal. Quand on commence à écrire un mot sur son portable et que celui-ci propose la suite, cela paraît aller de soi. Cela suppose pourtant que la machine connaisse notre langue, qu'elle ait appris qu'à tel endroit d'un texte deux ou trois lettres soient généralement suivies par telles autres lettres, etc.

Progressivement, l'IA entre aussi dans les entreprises et modifie les façons de travailler. Selon des statistiques publiées par Eurostat, en 2021, 8% des entreprises européennes utilisaient les technologies de l'intelligence artificielle, et ce pourcentage montait à 28% dans les grandes entreprises. Il est probable que la mise à jour de ces données, qui doit être publiée en mai prochain, comporte des chiffres nettement plus élevés encore.

Il est clair que le mouvement ainsi lancé va se poursuivre, et même s'accélérer. Un pays qui resterait à l'écart risquerait fort de se faire distancer. Le rapport Bouverot-Aghion met l'accent sur le retard pris par la France et l'Europe, et propose des mesures à prendre rapidement pour le combler. Le Medef, qui organisait une réunion le 26 mars dernier sur le thème «Dans la main de l'IA?», incite ses adhérents à s'intéresser sans attendre à cette nouvelle révolution technologique. L'importance prise par le sujet est telle qu'on a pu entendre à cette occasion un intervenant déclarer: «Il faudrait que dans dix ans, on ne puisse être responsable politique si on n'a pas écrit dix lignes de code dans sa vie!»

L'Europe réglemente l'IA

Le trait est peut-être un peu forcé, mais le fait est qu'aucun responsable politique aujourd'hui ne peut ignorer ce phénomène. Le 14 janvier dernier, Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), soulignait que, selon les études menées par ses services, près de 40% des emplois dans le monde étaient exposés à l'intelligence artificielle, et que l'écart risquait de se creuser encore entre pays, les plus riches étant souvent mieux préparés à l'adopter.

À ce sujet, on entend beaucoup d'inepties en France. Il est de bon ton de dire qu'on est en retard parce qu'on a des gouvernements et des législateurs, à Paris comme à Bruxelles, qui freinent l'innovation et ne songent qu'à édicter des lois contraignantes. En résumé, les États-Unis innovent, la Chine produit et l'Europe réglemente…

Des lieux communs comme celui-là, que l'on entend sortir de la bouche de gens réputés intelligents et cultivés, sont consternants. Oui, le 13 mars, le Parlement européen a adopté une loi sur l'intelligence artificielle qui vise à garantir le respect des droits fondamentaux des citoyens et leur sécurité juridique, sanitaire, etc. Mais est-il possible de développer ces technologies sans règles du jeu?

Sans doute l'Europe est-elle la première zone économique à se doter d'une législation aussi complète, mais d'autres pays y réfléchissent. Et ce n'est sans doute pas cette loi qui explique que Nvidia détient 80% du marché mondial de la conception des processeurs graphiques, dont l'intelligence artificielle est très consommatrice ou que trois autres entreprises américaines (Amazon Web Services, Google Cloud et Microsoft Azure) contrôlent les deux tiers du marché des centres de données (data centers).

Les États-Unis et le Canada aussi

Comme l'a souligné l'avocate Thaima Samman devant les adhérents du Medef, les États-Unis ont adopté une autre approche: ils ont commencé à réguler par la jurisprudence. Les procès intentés sur les conséquences de l'intelligence artificielle sont un autre moyen de contrôler et de gérer son développement. Il ne faut pas oublier non plus que l'État fédéral n'est pas seul à légiférer: l'an passé, 190 projets de loi ont été déposés au niveau des États fédérés pour réglementer l'IA, et quatorze d'entre eux ont été adoptés.

Le 30 octobre 2023, Joe Biden a publié un décret en encadrant l'usage. Bien que le président ait présenté son décret comme «l'action la plus importante prise par un gouvernement pour la sûreté, la sécurité et la confiance en ce qui concerne l'IA», il faudrait que les travaux menés au Congrès débouchent sur des textes pour que l'on puisse vraiment parler d'une législation américaine en ce domaine.

Le Canada travaille aussi sur le sujet: le projet C-17, déposé au Parlement en novembre 2022, comporte plusieurs volets, dont une loi sur l'intelligence artificielle et les données. En attendant que ces dispositions soient adoptées, le ministre de l'Innovation, des Sciences et de l'Industrie a annoncé en septembre 2023 la mise en œuvre d'un code volontaire visant à la fois un développement et une gestion responsable des systèmes d'IA générative avancés.

Des défaillances et des scandales

Beaucoup a été dit au cours des derniers mois sur les problèmes qui risquent de se poser avec le développement de l'intelligence artificielle, qu'il s'agisse des photos ou vidéos truquées, de l'utilisation malveillante de données ou des défaillances de ces systèmes. Nous n'en rappellerons ici que deux, qui doivent inciter les gouvernements à une certaine prudence.

Aux Pays-Bas, l'administration fiscale avait cru bon de recourir à des algorithmes pour détecter des fraudes aux allocations familiales. Mais il s'est avéré que ce programme avait été entraîné sur des données donnant une place disproportionnée à des critères tels que les noms à consonance étrangère ou les titulaires d'une double nationalité. Le résultat a été catastrophique, avec des familles contraintes de rembourser des prestations auxquelles elles avaient légalement droit ou séparées de leurs enfants. Le scandale a été d'une ampleur telle que le gouvernement a dû démissionner en 2021.

En Autriche, le ministère du Travail avait estimé que l'intelligence artificielle pourrait aider les chômeurs à retrouver un travail. Mais son chatbot mis au point avec OpenAI et lancé au début de cette année a montré tout de suite une défaillance grave: il adoptait systématiquement un biais sexiste. Des personnes ayant les mêmes diplômes et des expériences similaires n'étaient pas du tout aiguillées sur les mêmes pistes selon qu'elles étaient de sexe masculin ou féminin. Inutile de vous préciser lesquelles recevaient les propositions les plus valorisantes…

Au passage on peut rappeler que Siri, l'assistant virtuel développé par Apple, a eu au départ des problèmes pour reconnaître les voix féminines. L'explication est simple: dans l'équipe qui l'a mis au point et avec laquelle le programme a été entraîné, les femmes étaient très minoritaires. On ne saurait trop recommander aux femmes de s'intéresser aux emplois offerts par l'intelligence artificielle…

Une empreinte carbone en en hausse rapide

Parmi tous les problèmes que peut poser le développement extrêmement rapide de l'intelligence artificielle, il en est un sur lequel on passe généralement un peu vite: celui de sa consommation d'énergie, et de l'impact qu'un recours intensif à son utilisation pourrait avoir sur le climat. Sur ce point, le rapport Bouverot-Aghion, remarquablement bien fait par ailleurs, est un peu léger.

Certes il rappelle que l'empreinte carbone des modèles d'IA doit se mesurer sur l'ensemble du cycle de vie: fabrication et transport des équipements, développement et utilisation du modèle, et enfin déchets matériels. Il rappelle aussi que la consommation d'énergie nécessaire pour utiliser un modèle est assez faible, mais que dans le cas d'un modèle comme ChatGPT, dont le nombre d'utilisateurs se compte chaque jour en millions, les chiffres grimpent très vite. «Au total, l'IA pourrait consommer 85 à 134 TWh d'électricité en 2027, soit une consommation équivalente à celle de l'Argentine ou de la Suède.»

L'IA doit être considérée comme une brique d'un ensemble plus large, le numérique, dont la progression constante va à l'encontre de la trajectoire vers une économie bas carbone.

Mais ce danger est aussitôt relativisé. D'une part, le coût de la dépense en électricité est tel que tous les acteurs de la filière vont avoir à cœur d'améliorer leur efficience énergétique, et les processeurs utilisés pour l'intelligence artificielle représentent un pourcentage très faible de tous les processeurs fabriqués dans le monde. D'autre part, l'IA doit permettre une meilleure utilisation de l'énergie dans tous les secteurs, et donc aider à éviter des émissions de gaz à effet de serre. En fin de compte, il devrait suffire d'informer les utilisateurs de ce risque et de les encourager ainsi à faire «des choix éclairés».

Ce pari semble pour le moins optimiste. L'IA doit être considérée comme une brique d'un ensemble plus large, le numérique, dont la progression constante va à l'encontre de la trajectoire vers une économie bas carbone.

Deux visions du monde

Le Shift Projet, qui vient de publier deux études, l'une consacrée aux mondes virtuels et l'autre aux réseaux mobiles, rappelle à cette occasion que le numérique représente déjà 10% de la consommation électrique, en France comme à l'échelle mondiale, et près de 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit pratiquement autant que l'ensemble des véhicules utilitaires lourds. Signe particulier du numérique: ses émissions croissent à un rythme particulièrement rapide incompatible avec sa décarbonation, de 6% par an en moyenne au niveau mondial. «Les optimisations techniques et opérationnelles ne parviennent pas à compenser le développement soutenu de ses infrastructures, parcs et flux.»

On se trouve ainsi en présence de deux visions du monde sensiblement différentes. On a d'un côté des économistes comme Philippe Aghion, résolument optimistes, qui pensent que le progrès technique peut poser des problèmes, mais qu'il en est en même temps la solution. D'autres, comme les économistes et ingénieurs du Shift Project, qui croient aussi au progrès technique, mais estiment que les bienfaits qu'il apporte ne dispensent pas les acteurs du numérique d'une réflexion sur leur pertinence environnementale.

On aimerait bien partager l'enthousiasme des premiers pour une IA qui «devrait augmenter la prospérité collective et peut contribuer à l'amélioration de la qualité du travail et à la réduction des inégalités», tout en étant «au service des transitions énergétique et environnementale». Mais les appels à la sobriété des seconds nous semblent mériter d'être entendus face à la démesure de certains projets.

La tâche de nos gouvernants va être délicate: comment rester dans la course au plus haut niveau sans négliger les considérations éthiques et environnementales, alors que la gouvernance mondiale réclamée avec raison par le rapport Bouverot-Aghion semble de plus en plus difficile à mettre en place dans un monde multipolaire? La réponse n'est pas évidente.

 

Source: Slate.fr

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