Les soins de santé en Haïti : notre rocher de Sisyphe

L’interdisciplinarité est la clé de la compréhension de l’univers

Gérard, environ la cinquantaine, travaille dans une petite entreprise avec un salaire qui ne lui permet point de satisfaire ses besoins de base et ceux de sa famille. Il habite une zone éloignée de son lieu de travail et qui est contrôlée par un puissant chef de gang.  Afin de pouvoir arriver à l’heure au bureau où il prête ses services et, surtout, minimiser les risques liés à un va-et-vient perpétuel travail/domicile, il a choisi de ne voir ses proches que le week-end en dormant dans une maison d’amis à proximité du bureau. C’est une personne de bon commerce, honnête, serviable, courageuse et joviale. Je ne fais officiellement plus de clinique depuis un certain temps, me consacrant surtout à la santé publique, la santé scolaire, la promotion de la santé et à l’interrelation santé/éducation. Comme Gérard se plaint de maux de tête assez intenses et récurrents, je lui fais un petit examen médical. Sa tension artérielle   affiche 160/143. Le rythme cardiaque est régulier, quoiqu’accéléré à 101. Je lui prescris alors deux anti-hypertenseurs : un diurétique thiazidique  et de l’amlodipine. J’y adjoins de l’aspirine à 81mg pour prévenir une éventuelle coagulation vasculaire cérébrale , ce qui risquerait d’entrainer des dommages, une paralysie, ou même le décès. Nous exécutons rapidement cette ordonnance au niveau d’une petite pharmacie de la zone, propriété d’un centre privé de santé communautaire, et qui vend des médicaments de base à un coût modique. Environ une demi-heure après avoir absorbé ces produits, Gérard se porte déjà bien. Il devra certes effectuer d’autres examens médicaux, consulter peut-être un diabétologue, voire un cardiologue ou un néphrologue. Mais, ceci exigera de grands débours. Entretemps, je lui recommande de contrôler régulièrement sa tension artérielle, de surveiller son alimentation, quant à sa teneur en sel, en sucre et en graisse et surtout de gérer son stress en cette période du fameux « vivre ensemble ».

Il ressort de tout ceci que Gérard a pu s’en sortir en raison d’une opportunité salvatrice. Comme beaucoup d’autres de sa condition (à savoir la grande majorité), il n’a pas vraiment  « accès aux soins », c’est-à-dire la possibilité de se faire soigner adéquatement, en utilisant  le chemin régulier du « système de soin » existant. Tentons d’en remonter la filière causale, comme nous l’avons fait pour le petit Gabo, écolier décédé de choléra [1]

 

Pourquoi Gérard n’a-t-il pas accès aux soins de santé ?

 . Le premier obstacle s’avère certes d’ordre économique. Il ne dispose pas des moyens financiers adéquats. Il doit donc choisir entre ses dépenses quotidiennes vitales (y comprises celles de sa famille) d’un côté, et de l’autre, des médicaments, une médecine, qui lui coûte les yeux de la tête et auxquels il ne croit peut-être pas et n’a pas intérêt à croire, d’un point de vue pragmatique.  Par chance, il a pu obtenir un sursis. D’autres débours beaucoup plus importants apparaissent à l’horizon. Cette angoisse risque, par ailleurs, d’aggraver son hypertension artérielle par effet psychosomatique. {2 à 4}

Existe-t-il d’autres causes ou facteurs explicatifs de ce manque d’accès aux soins ?

A côté du facteur économique, il y a d’autres composantes de l’accès aux soins. La deuxième, c’est évidemment l’existence de centres de santé fonctionnels (dispensaires, hôpitaux, structures de diagnostic) accessibles, bien répartis et organisés à travers les dix départements géographiques du pays, dans les différentes communes, voire dans les sections communales.  Ici intervient le concept de « l’aire de desserte d’un centre », laquelle indique la région géographique et la tranche de population couvertes par ce dernier. L’aire de desserte est liée à la répartition, la densité de la population, mais aussi à l’étude épidémiologique des pathologies les plus courantes et les plus urgentes de la région.  Une troisième composante de l’accès s’avère l’information de la population concernée quant au public-cible du centre et les modalités de fonctionnement de ce dernier. Une quatrième, évidente dans un autre pays, mais pas suffisamment chez nous, c’est la disponibilité « effective » des services prétendument offerts ainsi que leur organisation. À part quelques rares exceptions, la majorité de nos structures publiques de soin ne sont que de jolies coquilles vides souvent dépourvues de tout, avec un personnel souvent irrégulier, voire absentéiste. On y prescrit tout :  du médicament d’urgence au soluté, à la seringue, l’aiguille, le gant, le coton alcoolisé. Cette réalité frappe chroniquement non seulement les zones reculées du pays, mais aussi l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti (HUEH), le plus grand centre du pays localisé à la capitale et dans lequel travaillent (ou sont censés travailler) les plus éminents spécialistes. {5,6} Dans une telle situation, les patients disposant de quelques moyens financiers n’ont d’autre choix que de se rendre dans les structures privées lucratives. Signalons que certaines Organisations non gouvernementales haïtiennes ou étrangères, certaines initiatives privées, mettent sur pied des centres de traitement hospitaliers et/ou ambulatoires à l’intention des classes défavorisées, ceci à un coût privilégié. Par ailleurs, pour faciliter l’accès aux soins, l’État Haïtien a initié plusieurs essais prépayés ou assurance-santé à l’intention des employés de la fonction publique. Dans ce cas, un prélèvement salarial est fait régulièrement sur la paie de ces derniers. Citons : le Service Intégré d’Assurance Médicale (SIAM) Croix Blanche (visant spécifiquement les policiers et les militaires), ensuite, le « Programme d’auto-assurance dirigé par le Groupe Santé Plus (GSP).  Aujourd’hui, la gestion de cette assurance-santé est revenue à l’OFATMA (Office d’Assurance des Accidents du Travail Maladie et de Maternité) qui dépend du Ministère des Affaires sociales et du Travail (MAST). Il s’agit là de tentatives très limitées.

Analysons à présent, une cinquième composante, déterminant fondamental de l’accès aux soins, à savoir, le médicament. Tout État, tout ministère de la Santé qui se respecte, devrait se doter d’une « Politique du médicament » ou mieux encore, surtout en pays pauvre, d’un solide document de « Politique des médicaments essentiels » lequel devrait être largement vulgarisé et rigoureusement mis en œuvre. Parallèlement la médecine naturelle et les médecines alternatives devraient être, après étude, validées et intégrées dans le paquet de soin, comme ceci se fait dans de nombreux pays, notamment l’Inde et la Chine. Il y a eu certes, dans le temps, quelques essais prometteurs. {7,8}

Qu’est-ce qu’un médicament essentiel ?

Pour mieux le comprendre, il faut d’abord savoir ce qu’est un « médicament générique ». Qu’il ait été fabriqué ou non à partir d’une plante exploitée dans un « pays dit en voie de développement » (ce qui est fort souvent le cas), tout produit chimique destiné à la prévention, au diagnostic ou au  soin comporte un nom originel : le « nom générique » appelé encore « Dénomination Commune internationale (DCI) ». C’est celui du « principe actif » qui guérit et qui assure à l’inventeur, un droit de propriété intellectuelle (ou brevet) d’une durée de vingt ans. Après ce laps de temps, le médicament tombe dans le domaine public : n’importe qui pourra alors le produire{9-11} L’industrie pharmaceutique et les multiples agences qui lui sont liées, lesquelles ne sont pas des organismes de bienfaisance, mais des institutions uniquement motivées par le gain, essaient entretemps d’en tirer profit au maximum. À cette fin, le produit initial change d’apparence, subit un maquillage : couleur, boite, emballage, parfois goût, odeur, etc., autant d’éléments n’ayant aucun rapport avec l’efficacité diagnostique ou thérapeutique. Et, surtout, il change de nom. On lui en attribue un autre, un « nom commercial », lequel sera seul utilisé auprès du grand public qui ignore absolument tout du « nom générique ». Les prix grimpent alors au fur et à mesure, conformément à la loi sacro-sainte du marché. Pour un même produit générique, il peut exister même une dizaine de produits commerciaux (noms commerciaux) : c’est la cacophonie. Ces produits font évidemment l’objet d’une publicité agressive auprès du grand public et surtout auprès des prescripteurs (médecins, pharmaciens, revues, hôpitaux, cliniques, associations médicales). Sans oublier la presse. En plus des échantillons médicamenteux gratuits, les activités médicales et paramédicales de ces prescripteurs, comme les congrès, les conférences et autres sont largement financées. Ces professionnels désormais, fidélisés, voire cooptés pour la plupart, ne jurent plus que par ces « spécialités commerciales » coûteuses. Depuis quelque temps, il est rapporté que ces puissants « lobbies » investissent les États et les Organisations internationales en s’intégrant même dans leur budget et planification. {12}

 A l’époque où l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) disposait encore d’une certaine autonomie vis-à -vis des magnats de la finance, elle avait fait son principal cheval de bataille, de la lutte contre cette « cacophonie médicamenteuse » laquelle bloquait l’accès aux soins aux plus déshérités. {13 à 15}. Ainsi, en 1977, elle publiait une liste de 208 « médicaments essentiels » avec leur nom générique, en précisant que ces derniers suffisaient à traiter les principales maladies existantes sur la planète. {16 à 18} Elle encouragea alors les pays les plus pauvres à constituer leur propre liste locale. Le Programme d’Action des Médicaments essentiels ou PAME fut alors lancé officiellement en 1981. En Haïti, il était géré conjointement par l’OMS et le Ministère de la Santé publique et de la Population et se nommait PROMESS, remplaçant l’ancien système d’Approvisionnement des Pharmacies Communautaires ou (AGAPCO).  Il s’appuyait sur certaines agences pharmaceutiques locales qui, tant bien que mal, avec leurs forces et leurs faiblesses, produisaient ces drogues en faveur des « damnés de la terre ». {19} Plusieurs de ces agences ont été récemment pillées, vandalisées, incendiées. De même que de petites pharmacies, des cliniques populaires, des hôpitaux, des écoles, des universités, des bibliothèques, des centres culturels…

Dans la mythologie grecque, Sisyphe fut condamné par les dieux à pousser constamment un rocher au sommet d’une montagne d’où il dégringolait à chaque fois : tâche absurde par excellence.  L’accès aux soins, déterminant fondamental de ce que nous appelons sociologiquement «la santé », représente le rocher de Sisyphe d’Haïti et des « pays dits en voie de développement ». (20,21) En détruisant un système de soin déjà inaccessible à la majorité de nos compatriotes, ce en dépit des efforts consentis depuis plus de deux siècles, les politiciens et terroristes du fameux « vivre ensemble » se sont faits les complices de ces « Maitres du monde » dépourvus d’éthique et qui imposent leurs lois.  Il s’agit certes de pousser le rocher, mais d’aplanir préalablement le terrain….

Dr Erold JOSEPH

Erold Joseph est docteur en médecine, pneumologue, expert en santé publique, santé scolaire et de l’interrelation santé/éducation

Courriels : eroldjoseph2002@gmail.com et eroldjoseph2002@yahoo.fr

RÉFÉRENCES

  1. Erold Joseph, Comprendre la santé autrement. Du choléra à la santé globale : une approche interdisciplinaire, Amazon, aout 2023.
  2. Raymond Massé, Culture et santé publique, Gaétan Morin Editeur, 1986
  3. Lacourse Marie-Thérèse, Sociologie de la santé, Éditions de la Chenelière, Montréal, Québec, 1998
  4. Michael Marmot, The status syndrome: how your social standing directly affects our health and longevity, Owl Books, 2005
  5. Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP), Haïti, Politique Nationale de Santé, 2012
  6. Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP), Haïti, Enquête Mortalité, Morbidité et Utilisation des Services, EMMUS VI, 2017-2018
  7. Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP), Haïti, Politique pharmaceutique nationale, septembre 2014.
  8. Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP), Haïti Direction de la Pharmacie, du Médicament et de la Médecine Traditionnelle, Liste nationale des médicaments essentiels, deuxième édition, janvier 2020
  9. German Velasquez, vaccins, médicaments et brevets, le Harmattan, 2021
  10. Pascale Brudon, Médicaments essentiels : le mythe de Sisyphe, open edition books, 2001
  11. Mario Navarro, L’industrie pharmaceutique, dans « Regards croisés sur l’économie », 2009/1 (no  5), p 210 à 214
  12. Nora Bussigny, Les nouveaux inquisiteurs: l’enquête d’une infiltrée en terre Wokes,  Albin Michel, 2024
  13. Jean Dominique Michel, Autopsie d’un désastre : mensonges et corruption autour du Covid, Fnac, 2023
  14. Christian Perronne, Y a-t-il une erreur qu’ils n’ont pas commise ? Albin Michel,2020
  15. Christian Perronne, Les 33 questions auxquelles ILS n’ont toujours pas répondu, Renaud-Bray, 2023
  16. OMS, La sélection des médicaments essentiels. Rapport d’un comité d’experts no 615, Genève, OMS 1977
  17. Erold Joseph, Médicaments génériques et essentiels :la bête noire de l’industrie pharmaceutique, Le National et Le Nouvelliste, 4 novembre 2021
  18. German Velasquez « Hold-up sur le médicament »,Le monde diplomatique, juillet 2003, p1,26, 27
  19. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Editions Maspero,1969
  20. Georges Canguilhem, La santé, concept vulgaire et question philosophique, Pin- Balma, Sables, 1990
  21. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942 (première publication)

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