Les théorèmes de l’exercice du pouvoir politique en Haïti

Je me rappelle l’avoir déjà précisé dans un article paru dans Le National, le lundi 27 janvier 2020, ʺqu’il soit d’un point de vue juridique, philosophique ou sociologique ; peu importe la société en question et le régime politique adopté, l’exercice du pouvoir politique n’a d’autre but que de SERVIR la nation.ʺ D’ailleurs, si la politique se définit succinctement comme la gestion de la cité, celui ou celle qui en exerce le pouvoir doit être le serviteur de tous. C’est ce même principe fondamental qui assure et maintient la permanence de l’État.

Partant de là, garantir le bien-être collectif, maintenir le bon fonctionnement des institutions tout comme l’harmonie fonctionnelle des organes corporels, assurer la continuité de l’Etat ... sont des idéaux inhérents à l’exercice effectif du pouvoir politique. Cependant, étant commercialisée, profanée et envahie d’apatrides, en Haïti, la politique s’est émaillée d’effets pervers, au sens du sociologue Raymond Boudon (1977). Bien que ce soit des pratiques qui renvoient à des évidences de toujours, elles se sont pourtant mises au couvert d’une politique par tâtonnement et jouies d’une culture d’acceptation de la part du peuple. Ce sont ces idéaux qui s’érigent en des théorèmes politiques que cet article se donne pour mission de présenter au travers d’une réflexion critique de la pratique politique haïtienne. Ainsi, s’impose le suivant questionnement: Quelle est la conception haïtienne de la politique ? Quels sont les théorèmes qui cadrent l’exercice du pouvoir politique en Haïti ? En quoi sont dus les vices de cette pratique perverse ? Ce sont les différentes questions auxquelles l’on va tenter de faire le point dans ce présent numéro.

La conception haïtienne de la politique : une conception suicidaire

Les problèmes majeurs qui assaillent la politique haïtienne se résident même dans la conception qu’on en fait. De la culpabilité des dirigeants, il faut donc soustraire la complicité du peuple. Bien que ce soit une complicité tachée d’ignorance, cela constitue le facteur nodal même de la perpétuation de cet État prédateur et doit être, pour ce, ponctué à l’encre forte dans le mal d’Haïti. Puisqu’entre le gouvernement qui fait le mal et le peuple qui l’accepte, il y a une certaine solidarité honteuse, nous prescrit le philosophe Victor Hugo (2012). Ce qui signifie que tout peuple moribond héberge toujours un État nul.

Étant conçue de vices, la pratique politique s’est avérée tordue depuis la gestation de l’État haïtien, au lendemain de 1804. L’histoire ne nous prive pas de scènes accablantes à propos, à commencer par la mort de notre empereur, Jn-Jacques Dessalines. Dans la famille des « Pitite Caille », le célèbre romancier haïtien, Justin Lhérisson (1905) nous montre qu’on n’a nullement besoin d’être un homme cultivé et compétent pour devenir « Chef » en Haïti, il suffit de remplir trois (3) conditions : primo, avoir de l’argent pour garantir sa popularité au prix de l’insignifiance ; secundo, être un bon magicien afin qu’on puisse se mettre à l’abri de ses « ennemis » dans l’arène politique ; tertio, être entouré de flatteurs-ignorants pour assurer ses arrières, peindre ses bêtises en qualités et ses vices en vertus.

En effet, la politique est vue comme une entreprise : on investit pour accéder au pouvoir moyennant pouvoir en retirer le centuple, une fois élu. Ainsi, le but poursuivi est loin d’être l’intérêt collectif, mais le profit. On ne pratique la politique que pour gagner de l’argent. Ensuite, n’ayant aucune visée commune, l’exercice du pouvoir s’est taché d’une finalité individualiste ou clanique. Et voulant chacun jouir les lots de privilèges qui pleuvent sur l’élu, les candidats se prennent pour des obstacles, des ennemis. L’élimination de son adversaire serait un moyen à son éventuelle victoire. Enfin, il faut se faire une bande de chiens de garde qui, soit par ignorance ou par circonstances, seraient prêts à justifier vos bêtises et colorer vos vices en vertus, tout en espérant une gratification du chef. Ramper ou pas, la fin justifie les moyens. Ainsi disent-ils : « se pa mwen k ap vi n ranje peyi a, se sotan m m ap chache tou. » Donc, la politique haïtienne, telle que conçue, serait un terreau même à la corruption.

Le peuple, pour sa part, emporté par l’excitation de ses passions et noyé de confusion, ne sait même pas identifier ses propres intérêts, voire distinguer ses prédateurs de ceux qui défendent sa cause. Bizarrement, il se bat contre ses propres intérêts, honore ses ennemis et pointe du doigt des hommes de conviction. Loin d’être surprenant. Puisque tout peuple non éduqué est condamné à reproduire ses bêtises du passé, être esclave d’un cycle de violences, donc à se détruire. C’est pourquoi dit-on que l’arme la plus puissante utilisée pour piller, violer, assassiner le peuple est le peuple lui-même. Considérons, durant l’administration de l’ex-président Jovenel, lorsqu’un citoyen de plein droit de cité critique la mal gérance du pays, nombreux sont ceux qui l’ont fusillé d’injures sous prétexte qu’il est un détracteur qui se dresse contre le bon fonctionnement du pays : « kite peyi m mache ! » On se souvient tous de cette formule. À noter qu’un citoyen de droit de cité, tel que noté précédemment, se distingue nettement de nos corrompus/corrupteurs renégats qui se vantent d’opposants politiques ou de défenseurs du peuple sous les ombres sépulcrales d’une politique de faire semblant.

Les théorèmes de l’exercice du pouvoir politique en Haïti :

Du grec « théorêma », un théorème, en mathématique et en logique, renvoie à une assertion qui est démontrée ou qui peut être établie comme vraie par raisonnement. Transcrit au champ politique, je dirais qu’est théorème tout principe explicatif projeté sur la pratique de la politique et qui peut être clairement justifié par les faits vécus au quotidien dans la société. On ne se donne certainement pas pour but d’être exhaustif, mais les théorèmes retenus ci-dessous projettent une pure radiographie de l’exercice du pouvoir politique en Haïti. .

La pauvreté et la chefferie ne riment pas. Que celui /celle qui accède au timon des affaires s’en fait une image digne. Car, il est professionnellement insuffisant et même insensé d’être chef et pauvre à la fois.

Selon la conception populaire de la politique, être dirigeant ne rime pas avec la pauvreté. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui pensent qu’à défaut de l’argent, ce serait osé de se porter candidat pour un poste électif quelconque. C’est pourquoi on entend dire souvent : « nèg la tou pòv, li gen foli chèf. Se sou moun li vle fè milyon. » Et une fois élus député, sénateur, magistrat, on doit se montrer digne de ce titre honorifique en s’offrant un lot de luxe suffisant à se soustraire d’un tas de privations. L’imaginaire collectif se prépare même à se faire piller : « chèf pa dwe pòv ». Dès qu’on est chef, il faut donc se sculpter conformément au goût de cette ignorance populaire. «Nèg la chèf, gade eta kay li, gade yon bobota machin l ap monte. A la nèg salòp papa ! » Pour s’estimer à la hauteur ou s’éviter d’être ainsi poignardé de critiques, le chef ne se remet pas au détournement de fonds, au trafic illicite de stupéfiants ou d’autres pratiques illégales et/ou immorales.

Nourri par cette conception suicidaire, le peuple erre toujours dans la confusion. Le premier objectif de tout dirigeant revient à se faire des fortunes. Et l’appareil étatique haïtien serait conçu comme une école de formation, voire de professionnalisation aux carrières criminelles. Tout retrait ou hésitation à se pactiser avec les forces de la corruption serait perçu comme un manque de professionnalisme. Alors, mon autorité dans le système dépend de mon habileté à m’imposer dans le maniement et la gestion des ressources de l’État. La corruption s’institutionnalise pendant que l’impunité devient une culture sans choc.

Pour se montrer digne de son nom, le chef doit exercer une sale autorité suffisante à se faire passer outre de la loi ou fabriquer sa propre loi.

Comment être chef et voit sa décision contestée ? Tout dirigeant haïtien se pense être au-dessus de la loi. Et c’en est vraiment le cas dans la pratique. L’une des premières conditions à remplir est de se faire des alliés en vue des éventuels compromis. Savoir où aller et qui contacter dans l’exercice de sa politique de manigance. Si vous êtes dirigeant et que vous n’êtes pas capable d’agir comme bon vous semble, vous êtes loin de confirmer votre titre. Les règlements préétablis relativement à l’exercice d’une fonction publique ne sont que vaine littérature et ne servent que de condiments ou d’ornements aux discours des charlatans. Pouvoir nommer n’importe qui à de hautes fonctions, relève de l’apanage exclusif du chef. Contrôlée par des ignorants se comportant en maîtres et seigneurs, l’administration publique est envahie d’illettrés, en vue de constituer une bande d’idiots pour la défense d’une politique d’indignité. Les conditions relatives à la qualification ou la compétence exigée sont pour les intimes. Il suffit d’avoir un patron. C’est normal d’avoir cette pourriture administrative.

Celui qui n’a pas pu passer le pouvoir à un autre pion de l’équipe est un pur crétin.

En Haïti, une tradition vicieuse veut que le pouvoir soit transmis à un autre complice de l’équipe. C’est loin de poursuivre le travail déjà mis en branle. Conscients des trous qu’on a creusés, des brèches qu’on a ouvertes ou encore d’immenses iniquités commises, il faut un successeur digne de confiance pour effacer les traces. C’est ainsi que le pouvoir politique devient le théâtre d’un cycle de violences et de luttes entre les tenants du pouvoir et leurs opposants. Les dirigeants veulent conserver le pouvoir et les acteurs de l’opposition politique réclament leur part du gâteau. À défaut de pouvoir faire la passation, on serait accusé de trahison. À propos, le président René Garcia Préval était un crétin pour n’avoir pas su pondre, coûte que coûte, son allié Jude Célestin à la place de Michel Joseph Martelly aux élections de 2011. Vous l’avez bien constaté combien et comment l’ex-président Jovenel Moïse s’était sacrifié pour organiser les élections, tout à tout, afin de s’offrir un successeur issu de la famille Phtk-iste : « A qui veut l’entendre ? Kèlkeswa lè eleksyon fèt nan peyi a, se nou k ap pran pouvwa a ». Qui ne se souvient pas de ces propos polémiques de Jovenel Moïse ?

Que nul n’aspire à la commande du pouvoir politique s’il n’est un instrument servant à défendre les intérêts de la classe dominante ou satisfaire le fantasme déraisonné des oligarques corrompus contre l’appauvrissement du peuple qu’il prétend défendre.

Croire que la politique de doublure renvoie à un moment lointain de l’histoire d’Haïti serait de la pure naïveté. Car, la récurrence des crises socio-économiques et politiques qui ébranle le fonctionnement de la nation serait le fruit des iniquités de la classe dominante perpétuées à travers des gouvernements corrompus. Par stratégie, ils ne se sont jamais directement impliqués depuis la chute de Boyer, mais se sont érigés en habiles marionnettistes décidant du sort d’Haïti. D’où le concept de l’ « État marionnette. »

Communément dénommé : « Leta rèstavèk », l’État marionnette est un facteur explicatif incontournable de l’hémorragie haïtienne. Maintenir cet ordre asymétrique qui caractérisait l’arène politique en Haïti, lequel consiste à assurer l’enrichissement d’une minorité bourgeoise contre l’appauvrissement d’une multitude, est l’ABC même de tout prétendant à l’exercice du pouvoir politique. Cette tradition inique s’est tellement affirmée tout au long de l’histoire du pays que l’imaginaire collectif pense qu’il est fort difficile ou même impossible à un dirigeant de s’éviter d’en être absorbé : « sistèm nan pap pa bwè w menm ! » C’est ainsi que l’État haïtien devient un appareil répressif aiguillé par la bourgeoisie et pour ses intérêts, un filtre à travers lequel se faufile la volonté de la classe dominante toujours à la soif du gain. Au lieu de nous protéger de toute pathologie qui pourrait nuire au corps social, l’État haïtien devient essentiellement pathogène.

Loin d’ignorer l’importance de la bourgeoisie en tant que tête et force du corps national (Edgar Quinet, 2003), mais la bourgeoisie haïtienne est loin d’être une catégorie nationaliste et qui a le sens d’humanité, mais une bourgeoisie qui agresse, écrase, vole et viole la classe dominée dont la position est principalement défensive. Ils ont le plein contrôle de l’appareil étatique (l’exécutif, le législatif et le judiciaire). De l’extension de leur confort correspond la ruine progressive du pays. Qui ose s’interposer signe son arrêt de mort.

Afin de ne pas voir son mandat chuté, il faut s’assurer de la bénédiction de la communauté internationale et lui plaire, en applaudissant idiotement sa politique d’ingérence en politique d’assistance humanitaire.

Penser la scène politique haïtienne en dehors de la force déterminante de la communauté internationale serait du pire délire. Elle fait semblant jouer le rôle d’arbitre, mais forme une équipe adverse contre laquelle doit-on se défendre. Souventes fois, ce que vous observez n’est que simples formalités, mais tout a été déjà décidé. C’est pourquoi tout prétendant à la gouverne politique cherche à être reconnu par « Ton Blan », en acceptant d’être leur marchepied. Et il est un grand honneur pour eux d’être trempés par les baves des Blancs, du fait qu’ils sont parfois vus en hommes de référence ou « nèg eklere » par des dizaines d’autres voyous qui rêvent cette aventure blanche.

Où est-ce que vous avez déjà vu que les corps diplomatiques se trouvant sur le territoire d’un pays accrêditaire se sont réunies en un seul faisceau, outre qu’Haïti ? Si chaque pays a ses propres intérêts à défendre dans ses relations diplomatiques avec d’autres pays, pourquoi le « Cor Group » sur le sol haïtien ? Peut-être, ont-ils des intérêts communs à défendre à l’égard de la première République noire ? Si oui, lesquels ? L’aider à s’affranchir de ce grand retard de développement ou à éradiquer la pauvreté qui, depuis 217 ans, ne fait qu’empirer ? Nous maintenir dans la mendicité et nous imposer le mal-être, afin de justifier leurs interventions ? Pourquoi nous confiner à l’aide ? Ont-ils pour but de nous soutenir réellement ?

À noter que l’assistance donnée est conservatrice et a pour objectif de maintenir le statu quo social, en combattant les pauvres et alimentant la pauvreté. Une société démoniaque est vue comme une armée d’anges. Que peut-on espérer de bon dans un pays soumis à la merci des démons ? Ils se vantent de pays amis d’Haïti, mais creusent des fosses à notre bonheur, nous assignent à la pauvreté, escortent nos dirigeants dans la corruption et théâtralisent nos malheurs via des scènes d’éloges. Logiquement, dès que la communauté internationale appuie un dirigeant, sachez qu’il est un déshonneur pour sa fonction et un malheur pour la patrie.

Se disposer du contrôle des Gangs en vue d’instaurer une intimidation collective par l’instauration d’une politique de terreur.
Créer ou avoir le contrôle d’une bande armée au prix de la conservation du pouvoir même au creux de l’iniquité a été toujours une préoccupation fondamentale de l’État haïtien (les Sbires de Tonton Nord, les Chimères Lavalassiens... et les gangs d’aujourd’hui). Constituant un levier fondamental de pouvoir, la peur s’est faufilée au-delà même de la raison d’État et la sécurité se transforme en un bien de luxe, dont les grands seuls peuvent s’en procurer. Elle s’est érigée en un programme politique pour répondre aux besoins multiples d’un peuple errant. Hélas ! Les gangs ont leur propre budget (en dollars US), logiquement plus élevé que ceux de la santé et de l’éducation cumulés. Les professeurs qui édifient l’avenir, les médecins qui sauvent des vies peuvent endurer des mois sans être rémunérés. Certaines écoles publiques sont privées de sièges. Des malades meurent massivement à l’hôpital par faute de matériels. Quant aux bandits, ils sont approvisionnés en munitions et ravitaillés de luxe à intervalle régulier.

Récapitulons...

En conclusion, conçue comme espace d’enrichissement et de guerre, la politique telle que pratiquée en Haïti devient réceptacle de corruption. Et aidé naïvement par le peuple, celui qui en exerce le pouvoir ne se met aveuglément qu’au service de lui-même ou de ceux qui l’ont pondu. La morale, laquelle servant d’instrument à la politique (Platon, 505) est bannie du champ. Ce dernier est alors battu en brèches par des politiciens-profiteurs à qui l’on ose confier le salut de la nation. Marionnettés par une "bourgeoisie compradore" et la société des démons, ils se font escorter par des gangs dans leur confort luxueux. Et caractérisé par l’absence d’une force d’une personnalité politique, nos dirigeants se remettent au culte de la vanité politique qui les pousse, selon Max Weber (1919), aux griffes de deux péchés mortels : ne défendre aucune cause que ce qui conduit à rechercher l’éclat du pouvoir au lieu du pouvoir réel ; et n’avoir pas le sentiment de sa responsabilité qui conduit à ne jouir du pouvoir que pour lui-même, sans aucun but positif.

Alors, pourquoi malgré cette situation alarmante, le peuple haïtien continue-t-il à bercer ces dirigeants par défaut qui lui privent de son bien-être ? Entre fuir, se faufiler dans la corruption et se révolter pour Ré-inventer l’Etat et construire une société inclusive, quel doit être le choix des jeunes haïtiens ?

Serge BERNARD ;
Sociologue, Professeur d’université & activiste politique ;
Facebook / Twitter : Serge Bernard de Mazamby

Références

Bernard S. (Janvier 2020). La Nécrologique comme politique publique à l’ère du régime PHTK. Le National, # 1258
Boudon, R. (1977). Effets pervers et ordre social. Paris, PUF.
Hugo V. (2012). Les misérables -Texte abrégé, Hatier, 287 p.
Lherisson J. (1905). La Famille des Pitite Caille.
Platon (505, av. J-C). La République. Paris, 310 p.
Quinet, E. (2003). De la renaissance orientale. Paris, l’Archange Minautaure, 60 p.
Weber M. (1919). Le savant et le politique. Paris, Bibliothèques 223 p.

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