HAÏTI, DE SÉISME EN SÉISME

Alors qu’un séisme de très forte magnitude vient de frapper toute une région d’Haïti et que l’heure est à l’urgence humanitaire, est-il superflu de se soucier de démocratie et de respect de l’ordre constitutionnel du pays ? On ne peut gérer correctement une crise humanitaire dans le déni de l’État de droit et de la bonne gouvernance.

La nouvelle m’est parvenue que la terre avait de nouveau tremblé en Haïti par mes proches, quelques amis et responsables de coopératives dont je soutiens les efforts en agroforesterie dans la région horriblement touchée.

J’ai reconnu et ressenti l’angoisse, l’essoufflement des voix tentant de trouver les mots pour me décrire l’intensité des secousses violentes venant du sol, le grondement terrifiant comme un orage des profondeurs, les dégâts majeurs, la panique et la peur des répliques, tout aussi redoutables. Un séisme d’une même magnitude qu’en 2010, cette fois localisé sur la faille parcourant le Sud-Ouest, des zones moins densément peuplées que la capitale. Les premières images, la vue des décombres a réveillé le cauchemar d’il y a 11 ans. Des lieux défigurés, des écoles, hôpitaux, bâtiments administratifs et patrimoniaux effondrés, toutes ces petites habitations détruites, dont la modestie témoigne des faibles ressources des familles. Quel chagrin, mon Dieu !

Je connais la vaillance de ces communautés, leur investissement quotidien, sans la moindre aide de l’État, leur dépassement total pour la sauvegarde de l’écosystème végétal de ces campagnes encore luxuriantes et de cette côte d’une beauté saisissante. Je pense aux vies emportées, aux blessés, à celles et ceux dont on est toujours sans nouvelles. Une seule supplique me vient devant tout ce malheur étalé « N’en jetez plus, mon Dieu ! La cour est pleine ! »

Cessons de dire que les Haïtiennes et les Haïtiens sont résilients, comme si leur valeur ne résidait que dans la capacité de se relever encore et toujours du pire. Cette perpétuelle mise à l’épreuve, se coucher et se réveiller dans le deuil, cohabiter chaque jour avec la détresse face au lendemain, tant la vie est dure, est totalement insupportable.

Comme le rappelait Chantal Guy dans sa très juste chronique du 15 août dernier, la République d’Haïti est née du courage, de la force, beaucoup plus que de la résilience, mais de résistance d’un peuple qui s’est affranchi par lui-même de 400 ans d’esclavage et de colonialisme inhumains, meurtriers. Cet exploit sans pareil avait pour seul cap la foi indestructible en un humanisme universel, le droit de vivre libres, dans l’égalité et la fraternité.

Lisez la chronique de Chantal Guy, « Rien à voir avec une malédiction »

Haïti n’en peut plus du saccage de ce rêve. La population haïtienne demande grâce, n’a eu de cesse de se révolter, de manifester à hauts cris ces derniers mois contre la corruption, l’absence de justice et de transparence, la misère absolue et déshumanisante, le non-respect de l’État de droit.

Le pays déjà tendu par tous les facteurs d’insécurité extrême et de déstabilisation réunis, il ne manquait plus que cette onde de choc sismique pour l’achever. Gare que certains se saisissent de cette catastrophe tellurique pour masquer la tectonique des plaques politiques !

Rien ne pourra masquer la honte et le dégoût d’un État en décomposition, d’un gouvernement qui a laissé agir en toute impunité des organisations criminelles fortement armées, coalisées, chargées d’une stratégie de terreur à vous glacer le sang, multipliant kidnappings, attentats, assassinats ciblés, massacrant et incendiant des quartiers, jetant à la rue des dizaines de milliers de personnes, des familles atterrées sans plus de logis.

Cette crise sécuritaire, de tous les dangers, est d’abord politique. On a pu en prendre la pleine mesure avec l’assassinat du président Jovenel Moïse, toujours non élucidé, qui a suscité dans la communauté internationale un sursaut d’intérêt.

Et voilà que le « Core Group » – rassemblant les ambassadeurs de l’Allemagne, du Brésil, du Canada, de l’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de la France, de l’Union européenne, ainsi que le représentant spécial de l’Organisation des États américains et la représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies en Haïti – qui n’avait eu de cesse d’accorder sa bienveillance au régime autocratique de Moïse, fermant les yeux sur son obstination à balayer les institutions, poursuit dans la même veine.

Dans un premier temps, ces ambassadeurs ont sans la moindre hésitation adoubé l’ancien premier ministre Claude Joseph, révoqué par le président juste avant sa mort. On a vu ensuite le « Core Group » changer son fusil d’épaule, écarter Claude Joseph et conférer le titre de ce dernier à celui que Jovenel Moïse avait choisi pour le remplacer, Ariel Henry, qui allait ainsi devenir son septième premier ministre en moins de cinq ans. Mais à la date prévue pour son investiture, le 7 juillet, le président de la République a été criblé de balles à sa résidence.

Dans un système présidentiel, le premier ministre n’est pas élu par le suffrage universel, il est nommé par le Président. Voici donc Ariel Henry installé comme chef du gouvernement par les représentants de pays étrangers et d’organisations internationales.
Comble du déshonneur, en Haïti comme du côté de la diaspora, la communauté internationale prend ainsi les rênes sans tenir compte des dispositions prévues par la souveraineté constitutionnelle du pays. Elle fait fi des options avancées en bonne intelligence par la société civile très largement mobilisée pour trouver une solution haïtienne à la crise. Elle impose un gouvernement sur fond d’illégitimité et d’illégalité.

Passé largement inaperçu, sauf en Haïti où il est devenu une référence, un avis rendu public il y a deux semaines par un groupe d’universitaires et juristes haïtiens qui recommandent autre chose que « le bricolage auquel nous assistons ». Les grands experts haïtiens réunis autour de l’Université Quisqueya jugent que l’on enfreint dangereusement ainsi des principes fondamentaux de la gouvernance démocratique qui doit, même durant une période de transition, animer la conduite de l’État.

Lisez l’avis d’universitaires haïtiens sur la gouvernance post-Jovenel Moïse

Ce qu’ils proposent est la constitution d’un organe de contrôle, un Conseil d’État qui de manière très inclusive regrouperait les dix sénateurs encore en fonction, ainsi que des représentantes et représentants des secteurs de la société civile traditionnellement sollicités pour la mise en place des conseils électoraux provisoires, notamment. Le Conseil d’État ainsi formé désignerait jusqu’aux prochaines élections, sur la base des critères énumérés à l’article 135 de la Constitution haïtienne, un président ou une présidente provisoire, qui à son tour nommera un premier ministre ou une première ministre après consultation avec l’organe de contrôle, en respectant les qualifications énumérées à l’article 157 de la Constitution.

Est-il superflu de réfléchir au respect de l’ordre constitutionnel, de se soucier de démocratie alors qu’un séisme vient de frapper toute une région du pays et que l’heure est à l’urgence humanitaire ? Nullement. On ne saurait gérer correctement une crise humanitaire dans le déni de l’État de droit et de la bonne gouvernance.

La population haïtienne se souvient. Elle dénonce la corruption. Elle exige que lumière soit faite sur la dilapidation de milliards de dollars des fonds PetroCaribe qui devaient servir à la création d’infrastructures de développement de l’industrie agroalimentaire et soutenir la reconstruction du pays après le séisme du 12 janvier 2010. Elle sait que ce qui a permis ce gigantesque scandale politico-économique est un immense déficit de démocratie et les vices nombreux d’une gouvernance malfaisante.

Il existe bel et bien une sagesse haïtienne, des forces vives de résistance qu’il faut cesser de mépriser.

MICHAËLLE JEAN,
EX-GOUVERNEURE GÉNÉRALE DU CANADA ET EX-SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA FRANCOPHONIE
La Presse, Montréal, 17 août 2021

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