Tout a commencé un matin où le vent sentait encore la menthe des collines de Kenscoff. Jezimèn courait dans la cour, le visage baigné de soleil, la voix résonnant de rires. Elle vivait, ou plutôt, elle incarnait la vie même. Fille de Dyefèt, paysan respecté, et de Vyèjeli, reine du jardin des betteraves et des légumes, elle avait grandi parmi les feuilles verdoyantes, les parfums de la terre et les mélodies des contes et lodyans d'enfants.
Chaque matin, elle partait à l'école d'un pas léger, saluant tout le monde, et passait souvent ses après-midi au parc à jouer à cache-cache. Puis, pleine d'énergie, elle aidait sa mère aux champs ou suivait ses frères, Dyené et Dyesonn, pour cueillir des cerises, des légumes, ou taquiner les chèvres, courir après les poules, les canards et les pintades. Kenscoff était leur éden.
Mais un jour, cet éden bascula soudain dans l'enfer. Des hommes sans visage arrivèrent. D'abord un bruit lointain, un souffle de panique, puis des rafales. Des cris. Des flammes. Des larmes. Depuis ce jour, Kenscoff a chaviré. Kenscoff n'est plus. Plus jamais le Kenscoff d'autrefois. Plus jamais, c'est du jamais vu.
Le vent ne portait plus l'odeur de la menthe ou des fruits mûrs. Il empestait la poudre et la chair. Le sang des enfants innocents et des femmes enceintes. L'encens sur l'autel des paysans. Hmmm enfin !
Ce jour-là, Jezimèn vit sa mère s'effondrer dans son champ, les houes encore en main, son corps transpercé comme un passoire. Tant d'espoirs réduits en cendres. Elle vit ses deux frères s'écrouler, puis brûler vifs comme de vieux chiffons. Elle vit son père, silencieux, saisir sa main et courir vers les buissons. « Yo pran Kenscoff papa », demanda-t-elle en pleurant.
Elle n'était plus qu'une ombre sur une route inconnue.
Au site de déplacés de l'école Jean Paul II, Jezimèn ne vivait plus. Elle survivait, ou du moins y essayait.
Elle avait seize ans pourtant. Plus de cahiers, plus de jouets, plus d'amies pour jouer à « Ti Nèg, Ti Blan ». Non. Elle vivait parmi les mouches, les seaux vides, la puanteur des latrines, les menaces et les scènes de violence incessantes. Elle ignorait même comment elle passerait les épreuves de neuvième année fondamentale cette année, peut-être la dernière.
Et ce matin-là, elle découvrit le corps de son père, Dyefèt, suspendu à un madras déchiré, un vieux papier froissé glissé sous une pierre. Pétrifiée, elle le prit, le cœur tremblant, et le déplia. Le monde s'arrêta.
« Il y a des vies qui ne méritent pas d'être vécues ; là où des frères déchirent leur propre fratrie ; là où le gouvernement semble ignorer ce que gouverner signifie ; là où des enfants allaités, des nourrissons qui n'ont même pas connu le monde, sont arrachés des bras de leur mère et jetés dans les flammes ; là où l'indépendance, la liberté, l'égalité et la solidarité ne sont que des mythes ; là où la paysannerie est détruite par ses propres fils, aveuglés par des projets criminels ».
« Je pars retrouver ta maman, assassinée avec ses houes plantées dans son corps. Je pars rejoindre Dyené et Dyesonn, humiliés par des balles assassines puis réduits en cendres. Je ne sais plus où sont nos vaches, nos chèvres, notre poulailler, nos balançoires... Je n'ai jamais mendié, Jezimèn. Je croyais dans la sueur de mon front, dans le labeur des houes sur mes épaules, dans la joie de sarcler les mauvaises herbes, de retourner la terre sans relâche ; dans la fierté de voir mes légumes pousser et mes vaches laitières ruminer paisiblement. C'est voisine Titan qui m'a appris, le visage glacé, que notre maison n'existait plus depuis ce matin. Ils l'ont finalement incendiée. Ne me suis pas trop vite, mais je sais que tu nous rejoindras bientôt. Ton papa, Dyefèt. Courage te soit donné, malgré tout » !
Ce jour-là, Jezimèn ne mangea pas, ne parla pas, ne pleura pas. Mais elle rêva. Elle rêva d'un autre monde, où l'Ayitien se lève pour panser une fois pour toutes les plaies béantes du pays. D'un Kenscoff sans peur. D'une salle de classe résonnant du grattement des ardoises et des craies. Des allées et venues des instituteurs ; des enfants jouant dans la cour sans crainte ni terreur.
La nuit tombée, dans le camp, elle alluma une chandelle plantée comme à l'église, s'assit sur un vieux bac à eau cassé, dans un coin infesté de punaises et de moustiques, imprégné de l'odeur des toilettes et des vêtements sales, prit une feuille arrachée d'un vieux cahier, et écrivit à la République.
Monsieur le Chef du Gouvernement,
Je m'appelle Jezimèn. J'ai seize ans, je suis en 9ème année fondamentale, peut-être plus, je ne sais plus compter depuis qu'on a brûlé mes cahiers, mes livres achetés avec l'argent des légumes que cultivaient ma mère, assassinée puis brûlée, et mon père, assassiné par les secousses d'une insécurité orchestrée par des mains violentes.
Je ne suis ni politicienne, ni journaliste. Je suis juste une fille. Une simple fille déplacée, crucifiée. Une enfant de Kenscoff... d'hier, peut-être.
Je vous écris pour vous dire que mon père s'est suicidé. Il s'est pendu dans ce camp délabré où je subis des tentatives de viol ; où la faim me tenaille l'estomac à chaque instant ; où je vis dans la privation la plus totale. Mon corps ne supporte plus cette odeur de mort et d'humiliation inhumaine.
Avant cela, c'est ma mère qu'on a assassinée. Puis mes deux frères. Ils n'avaient que dix et douze ans.
Avant, nous vivions en paix. J'allais à l'école avec mes frères et mes amis. Nous avions un magnifique jardin et du bétail. Maman vendait des betteraves, papa cultivait des ignames, des légumes et des épices. Kenscoff nourrissait cinq communes. Vous le savez mieux que moi. Oui, cela, c'était avant.
Aujourd'hui, Kenscoff ne respire plus, et nous non plus. Les sacs de riz du P.A.M. ont remplacé nos paniers ; les coups de feu et les cris de détresse ont envahi nos villages, étouffant les cris de nos animaux et la douceur de nos rires. Notre maison a finalement été réduite en cendres, comme tant d'autres. Et moi, j'ai tout perdu. Même mon ardoise. Alors, qui suis-je à vos yeux ?
Je vous écris parce que j'espère encore, malgré tout... Parce que dans les yeux de mon père pendu, il y avait une lueur qui disait : « Courage ! Écris-leur. Dis-leur. Peut-être qu'ils écouteront ».
Alors, je vous pose une question simple, Monsieur le Chef du gouvernement :
Quand pourrai-je retourner à l'école ? Ou quand comprendrez-vous que gouverner un pays, ce n'est pas seulement diriger un bureau, mais protéger des vies, surtout celles des oubliés ?
Savez-vous où je vis ? Dans un jungle que les manipulateurs du langage appellent malicieusement camp de fortune, là où il n'y a plus ni dignité ni pudeur, ni humanité. Le chef du camp me regarde comme un morceau de viande fraîche qu'il s'apprête à dévorer.
Je ne suis pas la seule ici. Il y a des filles comme moi, contraintes de quitter l'école et leur quartier, qui ont succombé. Des mères qui pleurent sans larmes. Des enfants qui dorment sur des roches ou des morceaux de carton. Des filles qui vendent leur corps pour un peu de pain. Je vois des ONG prendre nos photos, humiliées, puis repartir sans rien changer. Pour qui sommes-nous là ?
Est-ce cela, vivre, Monsieur le Chef du gouvernement ?
Je ne peux pas partir comme mon père. Je ne veux pas rejoindre ma mère sous les houes, ni mes frères dans les cendres.
Je veux juste étudier, aimer, rire, cultiver la terre. Retrouver ma dignité, mon nom, mes récoltes. Mais comment, Monsieur le Premier ministre ?
Monsieur le Chef du Gouvernement, si ce pays tient encore debout, c'est parce que nous n'avons pas encore perdu tout espoir. Ne laissez pas notre flamme s'éteindre. Mais si personne ne me répond, le destin me forcera à suivre la trace que mon père a laissée.
Je vous en prie. Faites quelque chose. Pour moi. Pour nous. Pour Jezimèn, pour Kenscoff. Pour les mères violées, immolées, pour les enfants trop jeunes déjà ensanglantés.
Signée :
Jezimèn, fille anéantie et de tout à la fois.
Le lendemain matin, Jezimèn remit sa lettre à Sanouvle, un volontaire parti chercher des comprimés contre la gale, la rouille, contre les ventres gonflés mais affamés, contre la division.
– « Ou panse l ap li lèt la ? »
– « Mèn... m pa konnen. Men m pral ba li l. Se pa premye lèt non... »
Elle soupira, timide mais déterminée. Un soupir fragile, mais vivant. Le genre de soupir qui refuse de mourir.
Puis elle se leva, rangea la vieille boîte de son père, et murmura :
– « Fòk nou fè yon bagay. Nou pa ka ret la konsa non ». Kote asistans sosyal ? Kote chèf kan yo, mezanmi ?
Et Jezimèn commença. Elle prit trois morceaux de carton, un drap taché de sang et de déception, et aménagea un petit coin à l'arrière du camp. Là, elle traça au charbon sur le sol : « Lekòl Kach-Kach Jezimèn ».
Les enfants vinrent. Timidement. Un à un. Puis deux. Puis dix. Ils criaient la mort de Dyefèt.
Elle leur apprenait à écrire leur nom, à compter jusqu'à dix, à répéter l'alphabet en créole en chantant : « Ki mòd viv nan san sa y ap aprann nou la ? » Où sont passés les cours d'instruction civique et morale, le « J'aime Ayiti » ?
Pendant ce temps, Sanouvle atteignait le haut de la capitale.
Dans un bureau en bois, un jeune fonctionnaire du Villa d'Accueil déplia la lettre. Il la lut. La relut. Puis l'enregistra.
– « Chèf, ou mèt li sa... »
La lettre passa de main en main. Certains ricanèrent, d'autres baissèrent les yeux, trop occupés par la politique du gouvernement. Mais un vieil homme silencieux, ministre sans éclat, déclara simplement :
--- « Fòk nou ale la... » Trois jours plus tard, deux camions bleus traversèrent Thomassin.
Jezimèn leva les yeux. Les enfants cessèrent de chanter, silencieux et graves.
Des hommes et des femmes en chemises bleues impeccables descendirent de l'OIM. Ils prirent des notes. Observèrent les lieux. Puis s'assirent avec Jezimèn et les enfants.
Elle ne parla pas. Elle tendit une autre lettre, écrite cette nuit-là.
« On ne vous demande pas la lune. On veut juste marcher dans la rue sans courir. Apprendre sans peur. Manger sans mendier. Et écrire un avenir qui ressemble à quelque chose ».
Ils repartirent. Le camp retomba dans le silence.
Quelques jours plus tard, une journaliste du grand Boulevard enregistra un mini-reportage : « Jezimèn, la fille aux lettres ».
Et pour la première fois, son nom fut prononcé à la radio, dans les micros des médias à deux visages : l'un pour les bonnes nouvelles, l'autre pour porter la voix des oubliés.
Jezimèn pleura. Pas de tristesse déchirante. Pas de rage. Mais quelque chose entre les deux. Comme si une partie d'elle était revenue.
L'histoire ne s'arrête pas là. À vrai dire, elle ne s'arrête jamais. Car pendant qu'on lit ces lignes, d'autres camps s'étendent, d'autres Jezimèn pleurent, d'autres lettres muettes se perdent. D'autres paysanneries, d’autres cités continuent d'être détruites.
Mais une chose est sûre : tant qu'il y aura une voix pour écrire, une main pour tendre, un regard pour croire, il y aura des histoires pour dénoncer les poches pleines, glacées dans la corruption et les transitions avortées.
Et Jezimèn, elle, n'a jamais cessé d'y croire.
Et si le Chef du gouvernement le savait…
joseph.elmanoendara@student.ueh.edu.ht,