Haïti : migration et surexploitation

« En fin de compte, un immigré n’a sa raison d’être que sur le mode du provisoire et à condition qu’il se conforme à ce qu’on attend de lui : il n’est là et n’a sa raison d’être là que par le travail, pour le travail et dans le travail ; parce qu’on a besoin de lui, tant qu’on a besoin de lui, pour ce pourquoi on a besoin de lui et là où on a besoin de lui. »

Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité.

L’un des phénomènes marquants de l’histoire haïtienne du début du vingtième siècle est celui relevant de la migration. Ce phénomène prend une telle ampleur que « [d]urant les années 1920, il y a autour de 20% de la population active masculine haïtienne qui est employée à l’étranger, dont environ les deux-tiers à Cuba et le reste en République dominicaine [1]. »

 

À l’origine : spoliation, surexploitation et immigration

 

Précisons que durant la décennie de 1920, le pays est sous occupation étatsunienne (1915-1934) et que ces déplacements de population qui s’opèrent de façon cyclique s’expliquent par le besoin criant de main-d’œuvre des centrales sucrières qui se trouvent surtout à Cuba, mais aussi en République dominicaine. Ces centrales sucrières sont l’œuvre de l’expansion du capital nord-américain qui tire d’énormes profits de grandes quantités de terre disponibles et de la main-d’œuvre haïtienne importée. Généralement, on comprend mal pourquoi les capitalistes étatsuniens n’ont pas investi autant dans l’industrie sucrière en Haïti, qu’ils l’ont fait à Cuba et en République dominicaine.

 

Quelques hypothèses [2] discutables portant sur la difficulté de prendre possession de la terre par l’occupant en seraient l’une des raisons. Des études démontrent clairement que plus de 266 000 acres de terre ont été accaparés par des compagnies étatsuniennes, ce qui explique en grande partie que près de 300 000 Haïtiens, pendant l’occupation, ont dû quitter le pays vers Cuba et la République dominicaine [3]. Tout laisse croire que dans ce nouvel impérialisme mis en place par les États-Unis dans les Antilles, les travailleurs haïtiens sont utilisés comme main-d’œuvre à bon marché, quasi-esclave.

 

Soulignons également que l’expropriation des terres de la paysannerie haïtienne s’est poursuivie bien après l’occupation militaire. Au cours des années 1940, en vue de ravitailler l’armée nord-américaine, la compagnie étatsunienne Société haïtiano américaine de Développement agricole (SHADA) s’approprie de plusieurs dizaines de milliers d’hectares pour produire du caoutchouc et de la pite [4]. Des milliers de paysans qui ont perdu leur terre sont contraints de s’expatrier, principalement vers Cuba et la République dominicaine.

 

Ce flux migratoire qui se poursuit de façon irrégulière constitue l’essentiel de la force de travail de l’industrie sucrière à Cuba jusqu’à la révolution et en République dominicaine           jusqu’aux années 1970. Haïti devient au cours de cette période un pays pourvoyeur de main-d’œuvre à faible coût [5]. Cette migration de la force de travail ne touche pas uniquement les deux pays susmentionnés : « en 1970, 30 000 Haïtiens vivent aux États-Unis ; en 1973, 40 000 aux Bahamas ; de 1974 à 1985, la croissance de l’immigration haïtienne en Guyane est si élevée que le nombre d’immigrés représente 20% de la population totale du pays en 1985. De façon générale, cette migration est constituée d’ouvriers (particulièrement aux États-Unis), d’artisans, de petits commerçants et d’agriculteurs (particulièrement aux Bahamas et en Guyane).[6] »

 

Le travailleur migrant haïtien répond donc à ce que Marx appelle les conditions du travailleur libre, c’est-à-dire dépossédé de tout, il est libre de vendre « à son gré sa force de travail » [7]. 

 

 

Dictature, politique néolibérale et exode rural

 

À la fin des années 1960 et surtout dans la décennie de 1970, les politiques néolibérales mises en place par l’État haïtien sous pression du Fonds Monétaire international (FMI) et de la Banque Mondiale (BM) contribuent à dégrader l’agriculture et à éliminer de nombreuses industries locales. L’exode rural s’intensifie. La population de la capitale, Port-au-Prince, augmente de façon exponentielle, de 50 000 habitants au cours de la décennie 1950 à 300 000 au milieu des années 1970[8]. 

 

Cette surpopulation allait constituer l’armée de réserve en main-d’œuvre pour les compagnies de la sous-traitance installées dans la capitale. Leur nombre croît rapidement au cours des années 1970, passant de 55 en 1971 pour atteindre 200 en 1984 [9]. L’implantation des mesures néolibérales eut pour résultat non seulement la dégradation de l’agriculture, induisant un exode rural massif, la faillite des industries de l’État, mais aussi une augmentation importante du chômage, la sous-traitance ne pouvant absorber qu’une infirme partie de la population en âge de travailler (6% en 1973) [10]. 

  

Cette situation sociale difficile est aggravée par la répression de la dictature des Duvalier. Le régime spolie, depuis le début des années 1960, systématiquement les caisses de l’État et exproprie violemment les paysans. Toutes formes d’organisations sociales (syndicales, paysannes, étudiantes, politiques, journalistiques, etc.) sont réprimées dans le sang. Des milliers de personnes sont assassinées ou disparaissent, beaucoup d’autres prennent le chemin de l’exil. Puisqu’aucune revendication et critique n'est permise, la dictature ouvre la voie à l’exploitation impitoyable des ouvriers et ouvrières particulièrement dans l’industrie du textile et, de façon générale, à l’implantation des politiques néolibérales, comme ce fut le cas au Chili sous la dictature de Pinochet.

 

L’exode rural devient donc le seul choix de survie de la classe paysanne qui historiquement nourrissait le pays. « On assiste à un changement structurel imposé par les groupes sociaux dominants et le marché mondial pour satisfaire à la demande étrangère, changement qui crée les conditions non seulement d’une dégradation de l’économie paysanne traditionnelle, mais aussi d’une désertification constante du sol [11]. » Ce sont ces conditions également qui vont pousser nombre d’habitants des classes populaires et de la petite-bourgeoisie de laisser le pays au début des années 1970.

     

Immigration haïtienne prolétarisée au Québec

 

À partir de 1968, le nombre d’immigrants haïtiens s’établissant au Québec s'accroît substantiellement. En 1974, cette immigration haïtienne occupe la première place parmi les immigrants reçus dans la province. C’est une immigration qui est caractérisée par le gouvernement canadien comme une main-d’œuvre majoritairement « non qualifiée », c’est-à-dire destinée à combler des postes que les natifs ne veulent pas. Cette immigration diffère de celle de la décennie 1960 qui était constituée principalement de professionnels travaillant dans le secteur tertiaire de l’économie.

 

À l’époque, la politique de l’immigration canadienne s’oriente selon les besoins de l’industrie, en particulier dans l’industrie du textile, localisée à 80% au Québec, principalement à Montréal, et où les salaires sont parmi les moins élevés au Canada. Les Haïtiennes sont surreprésentées dans le secteur où elles constituent plus de 50% de la main-d’œuvre [12].

 

Ces immigrantes, de même que d’autres immigrantes venues de pays comme la Grèce, le Portugal, la Colombie travaillent dans des conditions très difficiles. Le nombre d’heures effectuées au travail est de plus de 5,6% plus élevé annuellement [13]. De façon générale, ces travailleurs et travailleuses qui intègrent le marché du travail au Québec au début des années 1970 se trouvent dans une situation de précarité qui rend possible leur surexploitation : statut juridico-politique vulnérable, incompréhension de la langue, isolement, marginalisation, racisme.             

 

Les dessous de la poussée migratoire haïtienne en Amérique latine

 

Depuis les années 2000, on observe une tendance à l’augmentation des migrants haïtiens vers l’Amérique latine [14]. Elle devient en une grande traversée au cours de la décennie 2010 [15], après le tremblement de terre qui a ravagé l’aire métropolitaine de Port-au-Prince. Selon les données de l’ONU, environ 1,5 million d’Haïtiens en 2019 ont émigré ces dix dernières années, soit 14,26 % de la population haïtienne active. Leurs nouvelles destinations incluent le Brésil, le Chili alors que le Mexique, le Panama, l’Équateur et le Pérou, qui leur servent souvent d’espace de transit [16]. Cette augmentation dans la région coïncide à la transformation des politiques d’immigration. Le Brésil notamment allège sa régulation de manière à attirer cette main-d’œuvre corvéable à merci dans le contexte de la préparation de plusieurs compétitions sportives internationales, dont la Coupe du monde et des Jeux olympiques [17]. Le capital transnational et la bourgeoisie brésilienne en profitent pour la construction des infrastructures. L’économie brésilienne s’intéresse à ces migrants en quête d’espoir, mais sans comprendre les raisons pour lesquelles le territoire haïtien est si répulsif pour leurs citoyens. Dans un contexte où l’armée de plusieurs pays de la région (dont le Brésil) participe à l’occupation militaire d’Haïti sous le label de l’ONU, il s’avère intéressant de s’interroger sur la cause de cette grande traversée des Haïtiens vers les pays de l’Amérique latine.

 

 L’impensé de la grande traversée

 

Les trois dernières décennies constituent une période charnière dans la mise en œuvre des politiques néolibérales en Haïti. Depuis le retour à l’ordre démocratique en 1994, le pays est entré dans une seconde vague de néolibéralisation [18]. Sous la menace des Marines américains, les gouvernements successifs sont contraints de privatiser les principales entreprises d’État, réduire au minimum les investissements sociaux et dégraisser l’appareil d’État. Si ces troupes sont parties en 1999 après avoir été progressivement remplacées par des missions militaires et civiles de l’ONU, l’année 2004 donne lieu à une autre occupation militaire des États-Unis. La composante militaire est par la suite remplacée par les Casques bleus de l’ONU sous le commandement de l’armée de terre du Brésil [19]. Depuis lors, Haïti est sous tutelle de l’ONU [20]. La saignée néolibérale des masses urbaines et rurales se poursuit sous la pression des chars et des mitraillettes des militaires des Nations unies.

 

Dans le jargon des ambassades occidentales et du Conseil de sécurité de l’ONU, l’objectif de l’occupation onusienne vise la « stabilisation des institutions haïtiennes » . Celle-ci se définit par la restauration d’un climat sûr et stable ; le renforcement des institutions gouvernementales et les structures d'un État de droit, la promotion et la protection des droits de l’homme [21]. Dans les faits, la présence militaire sert d’appui à un processus de néolibéralisation à grande échelle qui résulte dans à accroissement de la pauvreté dans les principaux centres urbains et ruraux, ainsi que l’explosion du chômage de masse. Entretemps, les entreprises publiques et des pans entiers du territoire sont livrés à vil prix aux multinationales [22]. L’enjeu consiste à tenir en respect les mouvements sociaux haïtiens tout au long de ce processus dit « de stabilisation du pays ».

 

Le bilan de répression est lourd, notamment par des milliers de morts dans les quartiers populaires de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince et des villes secondaires du pays. Des centaines de femmes et d’enfants subissent des viols commis par des Casques bleus. De surcroît, l’introduction du choléra par les troupes onusiennes tue plus 10 000 personnes (sur une population 800 000 personnes infectées) sans le moindre dédommagement pour les victimes. Les troupes militaires d’occupation quittent Haïti en 2017, mais l’ONU maintient le pays sous tutelle à travers la Mission civile des Nations unies. Les deux décennies de tutelle génèrent une situation de chaos social et institutionnel [23], où des gangs armés sèment la terreur avec l’appui des agences gouvernementales et internationales. Ce chaos rend le territoire de plus en plus répulsif pour la majorité de la population haïtienne. 

 

En guise de conclusion

 

Il ressort de tout cela que la migration haïtienne est essentiellement une migration de main-d'œuvre à faible coût. Tout au long du XXe siècle, les différentes formes qu’elle a prises relèvent soit d’une situation de coercition, d’expropriation et de dépossession de la terre, comme cela a été le cas au cours de l’occupation étatsunienne ou encore au cours des années 1940 ; soit de l’implantation de la politique néolibérale à partir des années 1970. Cette migration touche particulièrement la paysannerie, même si la petite-bourgeoisie y est également concernée, constituée en bonne partie d’exilés politiques dans la décennie 1960, victimes de la dictature des Duvalier. Un demi-siècle plus tard, le capitalisme mondialisé et la financiarisation de l’économie ont provoqué la fermeture et la délocalisation de nombreuses industries à forte intensité de main-d'œuvre. L’immigration en tant que force de travail déqualifiée devient de moins en moins importante pour les économies des pays du centre. Mais les déplacements de population restent encore et surtout aujourd’hui un enjeu majeur : réfugiés venant des pays du Sud, théâtres des guerres impérialistes ; réfugiés de la crise écologique, de la destruction des économies paysannes, de la paupérisation constante des classes moyennes. Cette nouvelle réalité de la migration explique en partie la montée de l’extrême-droite occidentale et redéfinit du même coup les luttes sociales au niveau mondial pour sortir de la domination du capital.

 

 

Alain Saint-Victor et Renel Exentus

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Alex Bellande, La grande Migration haïtienne vers Cuba. Économie et condition paysanne au début du XXe siècle, Les Éditions du CIDIHCA, 2019, p. 7

[2] Ibid. p. 192-196

[3] Voir Suzy Castor, L’occupation américaine d’Haïti, Imprimerie Résopresse, version française 1978. Fred Doura, Haïti. Histoire et analyse d’une extraversion dépendante organisée, Les Éditions DAMI, 2011

[4] Voir Myrtha Gilbert, SHADA : Chronique d’une extravagante escroquerie, Imprimeur II, 2012, Port-au-Prince

[5] Pour approfondir cette notion, voir : Alejandro Portes, « Migration and Underdevelopment », Politics Society, 1978

[6] Alain Saint-Victor, De l’exil à la communauté. Une histoire de l’immigration haïtienne à Montréal, 1960-1990, Les Éditions DAMI, 2020, p.59

[7] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, p.131, Éditions Garnier-Flammarion, 1969

[8] Georges Anglade, « Atlas critique d’Haïti », Centre de Recherches Caraïbes de l’Université de Montréal, 1982

[9] Fred Doura, op. cit., p.124.

[10] Alain Saint-Victor, op. cit., p.58.

[11] Ibid. p. 59.

[12] Bernard Banier, « Main-d’œuvre féminine et ethnicité dans trois usines de vêtement de Montréal », Anthropologie et Sociétés, vol. 3, no 2, 1979, pp. 117-139. 

[13] Micheline Labelle, Geneviève Turcotte, Marianne Kempeneers et Deidre Meintel,  Histoires d’immigrées. Itinéraires d’ouvrières colombiennes, grecques, haïtiennes et portugaises de Montréal. Les Éditions Boréal, 1987, p. 215.

[14] Dubuisson P-R. (2020) Politiques migratoires en Amérique Latine entre 2010 et 2020, et choix du Brésil comme pays de destination par les migrantes et migrants d’Haïti, Alterpresse.org. Voir également Exentus R. (2021). Haïti- États-Unis, crise migratoire dans la ville Del Rio, Presse-toi à gauche; United Nations Report (2019) International Migration 2019; Rapport OIM (2014). La migration haïtienne vers le Brésil : Caractéristiques, opportunités et enjeux, Cahiers migratoires N°6 

[15] Dans son analyse des déplacements massifs des haïtiens vers les pays de l’Amérique latine au cours des dernières années, l’historien-géographe Lucien Georges Eddy a repris l’image de « grande traversée ». Il associe cette poussée migratoire à l’histoire des grandes traversées lors des traites musulmanes et occidentales. Pour plus de précisions, voir le lien https://www.youtube.com/watch?v=uAjROnI3O6Y

[16] Op. Cit., Dubuisson, P-R.

[17] Il s’agit de la Résolution Recommandée No. 06/08 du Conseil national de l’Immigration (CNIg) de mars 2011, qui permet l’octroi, pour des raisons humanitaires, de résidence permanente aux Haïtiennes et Haïtiens, qui sont au Brésil ; la Résolution Normative No. 97, publiée le 13 janvier 2012, qui décide d’octroyer annuellement 1,200 visas aux Haïtiennes et Haïtiens, et la Résolution Normative 102/2013, publiée le 29 avril 2013, qui révoque la limite de 1,200 visas annuels (Ibid, 2020, p 2).

[18] À côté de la privatisation des entreprises publiques, des projets de création de zones franches deviennent l’unique programme économique des pouvoirs publics. Pour avoir une vue globale des zones franches en Haïti, voir https://ayibopost.com/privileges-et-impacts-des-zones-franches-en-haiti/

 [19] Les gouvernements de gauche libérale de Lula et de Dilma Vana Roussef n’ont pas hésité à commander une force d’occupation sous l’égide de l’ONU en Haïti. Cette fonction leur a permis de développer des opportunités d’affaires pour leur bourgeoisie et se positionner pour trouver un siège dans le conseil de sécurité de l’ONU. Voir le lien https://cetri.be/IMG/pdf/3-3.pdf

[20] Voir le site web de l’ONU https://peacekeeping.un.org/fr/mission/minustah

[21] Voir le lien https://peacekeeping.un.org/fr/mission/minustah

[22] Lucien G.E. (2018). Le Nord-Est d’Haïti, la perle d’un monde fini : entre illusions et réalités (Haïti open for business). Paris, l’Harmattan.

[23] Pour de plus amples informations sur le comportement sanguinaire de l’institution policière haïtienne, sa complicité avec les gangs armés, voir les liens suivants : https://www.gazettehaiti.com/node/4882

 http://hrp.law.harvard.edu/wp-content/uploads/2021/04/Massacres-cautionnes-par-lEtat-2.pdf

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