Valeurs

Récemment, en fouillant dans la bibliothèque familiale je suis tombé sur le Manuel d’histoire d’Haïti du Dr J. C Dorsainville. Partagé entre l’émotion et la curiosité, j’ouvris le livre avec précipitation et frénésie ayant en tête un chapitre bien particulier qui avait marqué mon enfance, celui de la révolte des esclaves qui a suivi la cérémonie du 14 août 1791.

En relisant le récit de Bois Caïman tel que décrit dans le Manuel je ne pouvais m’empêcher de sourire devant le talent exceptionnel de narrateur de l’historien. Plus qu’une narration, c’est un témoignage! Relisons ensemble la leçon 41 concernant Boukman:

« C’ est alors que Boukman entra en scène et résolut de frapper et l’ imagination et les sens.

Né à la Jamaïque Boukman était un N’Gan ou prêtre du Vodou, religion principale des Dahoméens. Sa haute taille, sa force herculéenne l’avaient signalé au maître de l’habitation de Turpin qui en avait fait tour à tour un commandeur et un cocher. Sur tous les esclaves qui l’approchaient, il exerçait un ascendant qui tenait du prodige.

Pour faire tomber toutes les hésitations et obtenir un dévouement absolu, il réunit dans la nuit du 14 août 1791 un grand nombre d’esclaves dans une clairière du Bois-Caïman près du Morne-Rouge. Tous étaient assemblés quand un orage se déchaîna. La foudre zèbre de ses éclairs éblouissants un ciel de nuages bas et sombres. En quelques instants, une pluie torrentielle inonde le sol tandis que sous les assauts répétés d’un vent furieux, les arbres de la forêt se tordent, se lamentent et que leurs grosses branches mêmes violemment arrachées, tombent avec fracas.

Au milieu de ce décor impressionnant, les assistants, immobiles saisis d’une horreur sacrée voient une vieille négresse se dresser. Son corps est secoué de longs frissons: elle chante, pirouette sur elle-même et fait tournoyer un grand coutelas au-dessus de sa tête. Une immobilité plus grande encore, une respiration courte, silencieuse, des yeux ardents, fixés sur la négresse prouvent bientôt que l’assistance est fascinée. On introduit alors un gros cochon noir dont les grognements se perdent dans le rugissement de la tempête. D’un geste vif, la prêtresse, inspirée, plonge son coutelas dans la gorge de l’animal. Le sang gicle, il est recueilli fumant et distribué, à la ronde, aux esclaves; tous en boivent, tous jurent d’exécuter les ordres de Boukman. »

L'historien Dantès Bellegarde, par contre, dans son « Histoire du Peuple haïtien (1492-1952) » dans un style moins hollywoodien rapportera en substance ceci : « Dans la nuit du 14 août 1791, au milieu d’une forêt appelée Bois-Caïman, située au Morne-Rouge dans la plaine du Nord, les esclaves tinrent ne grande réunion en vue d’arrêter un plan définitif de révolte générale. » Décrivant la phase de l’allégeance il écrira: « Sur un signe de la prêtresse, tous se jetèrent à genoux et jurèrent d’obéir aveuglément aux ordres de Boukman, proclamé le chef suprême de la révolte. Celui-ci déclara s’adjoindre comme principaux lieutenants Jean-François Papillon, Georges Biassou et Jeannot Bullet. » Plus loin, il fera mention de la présence d’un des acteurs clés de la lutte pour l’indépendance à cette importante réunion des conjurés:

« À côtés de ses chefs qui s’étaient déjà fait connaître par leur vigueur physique, leur intrépidité farouche, leur cruauté, apparut pour la première fois dans l’histoire un personnage débile et chétif dont la renommée allait bientôt remplir Saint-Domingue et même le monde. Il se nommait Toussaint et, parce qu’il était de tous ses compagnons le seul à savoir lire et écrire, il avait accepté le rôle modeste de secrétaire. »

L’insurrection générale des esclaves dans le Nord, moment charnière dans la lutte pour la liberté débutera huit (8) jours après, soit le 22 août 1791. La bataille de Vertières du 18 novembre 1803 scellera la victoire des esclaves mus par la soif de liberté et de dignité.

Bien avant Boukman, il y eut Mackandal, le manchot noir, et après Boukman, il y a eu Toussaint, le Spartacus noir, tous les trois conscients de la nécessité de se battre pour eux-mêmes et pour leurs frères et sœurs, pour que leurs enfants et petits-enfants puissent grandir libres des chaînes et atrocités de l’esclavage.

Sans un réseau de forte solidarité entre les esclaves disséminés sur différentes habitations et dans des conditions extrêmement contraignantes, sans cet engagement collectif de vivre libre ou de mourir, la révolte générale, prélude à la nation haïtienne treize ans plus tard n’aurait pas eu lieu .

Ces valeurs de liberté, de dignité, de solidarité, de courage et d’abnégation telles que vécues et éprouvées durant les 13 ans de lutte constituent la matrice, les fondements de la nation qui naîtra le premier janvier 1804. La voie à la construction d’une identité haïtienne authentique s’articulant autour d’elles semblait être toute tracée. Il n’en fut rien cependant. Nulle part, ne figure dans nos différentes et nombreuses constitutions (près d’une trentaine) ces valeurs fondatrices de liberté, de courage, de dignité et solidarité soit comme préambule, soit comme devise. Pour cause, aujourd’hui encore, notre devise « liberté, égalité, fraternité » est la même que celle des révolutionnaires de 1789, preuve s’il en était (séquelles sans doute du colonialisme et de l’esclavage toujours présentes chez nous 217 ans après la proclamation de notre indépendance!) de notre attache aux valeurs de la Révolution française reléguant au second plan les nôtres.

Qu’avons-nous fait de l’héritage laissé par les pères fondateurs? Pourquoi nous sommes-nous montrés incapables d’assumer cet héritage en créant les conditions idéales à l’émancipation de chaque Haïtien, chaque Haïtienne tel que rêvé et voulu par nos ancêtres? Qu’est-ce qui explique notre débâcle? La seule lutte qui vaille la peine c’est de nous libérer des structures mentales de l’esclavage et les déconstruire. Pas de nous entretuer dans de sempiternelles et stériles luttes pour le pouvoir. Les résultats parlent d’eux-mêmes.

Aujourd’hui pour la énième fois, la nation est en crise (les crises, rappelons-le, sont faites pour être résolues, pas pour perdurer...) et se retrouve à la croisée des chemins. L’une des pistes de solution à ces crises existentielles récurrentes serait, pour le pays, pour nos pères et pour nos fils, d’envisager une trêve pour nous parler, en puisant et en nous ressourçant dans nos fondamentaux pour poser avec intelligence les bases de notre renaissance. Créons pour la développer cette nouvelle conscience. Ce n’est qu’ainsi que nous retrouverons l’estime de nos ancêtres et l’admiration des générations montantes.
Sommes-nous encore capables de dépassement de soi et de transcendance?

Samuel E. Prophète


 

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