Quelle alternative pour les Haïtiens en quête d’un mieux-être ?

L`homme par sa nature est un être qui est constamment â la quête du plaisir, de la gloire. Et la vie collective est donc bâtie sur le fondement de la gloire et contractée par l`amour-propre. Pour réfuter la thèse du philosophe Aristote que l`homme est un animal politique, Thomas Hobbes en remarquant une crainte et une menace de chacun envers chacun, a fait savoir que l`homme n`est pas un être sociable. D`où une nature de guerre de tous contre tous. De fait, sous l`influence de cet amour-propre, la vie est devenue une course, une compétition, où règne la concurrence des rivaux. Cette concurrence des humains s`explicite dans la volonté de marquer leurs supériorités envers un proche, de partir à la quête du plaisir, de la gloire, de la richesse, c`est-à-dire faire la différence devant son prochain. Cet engagement pour la quête de la gloire, de la richesse et se faire plaisir est donc normal que l`un représente une menace pour l`autre puisque les humains ne sont que des rivaux l`un pour l`autre.

 

Les champs sociaux comme espaces de compétition

Parlant de concurrence, de compétition, le sociologue Pierre Bourdieu (2000) décrit la société (la vie collective) comme un espace de conflictualité, de lutte pour l`accumulation des capitaux inégalement distribués. À l`intérieur de cet espace social, selon Bourdieu (2000), il y a une multitude de champs plus ou moins autonomes dans lesquels l`homme peut faire son capital ou conquérir sa gloire pour se faire plaisir. Il y a le champ artistique, le champ économique pour le capital économique (richesse matérielle pour la classe possédante), le champ intellectuel pour le capital culturel, symbolique et social (les diplômés, honneurs, prestiges, distinctions) et enfin le champ politique pour le capital politique dans lequel s`affrontent les leaders politiques (les politiciens) pour la quête du pouvoir. Dépendamment de notre point de vue et de notre position dans l`espace social, nous nous sommes orientés dans un champ. Et dans chaque champ, il n`y a qu`une nature de guerre de l`un envers l`autre.

Dans un article paru dans la revue La vie des idées, 2016, titré en haut, en bas, Pierre Merle a reparti la société selon Weber en trois champs suivants : le champ économique (les classes de possessions et de production), social (les groupes statutaires) et politique (les partis). Le champ social (les groupes statutaires) est identifié par un chanteur de variété, un champion olympique, un dirigeant d`une grande organisation, un diplômé d`université, un artiste connu (musicien, peintre, comédien, etc.), un jeune footballeur de première division peuvent jouir des honneurs, de grands privilèges, du prestige social grâce à leurs visibilités. Le champ économique appartenant aux classes possédantes et de production (la bourgeoisie et les commerçants) tient une place noble grâce à leurs grandes capacités économiques.

Quant au champ politique (les partis) il regroupe, selon Weber, non seulement les partis politiques, mais aussi toutes les associations (syndicats, les associations religieuses) qui sont orientées par des intérêts. De cette multitude de champs, chacun puise ses plaisirs, ses visibilités et ses profits selon ses positions sociales.

 

Situation sociale et économique des classes en Haïti

L’écrivain haïtien Etzer Charles (1994) a présenté dans son livre six classes que comprend la société haïtienne. La grande bourgeoisie, la petite-bourgeoisie, le coprolétariat, le prolétatariat et le lumpenprolétariat et la paysannerie. La grande bourgeoisie ou la bourgeoisie des affaires, de taille restreinte, cette classe contrôle intégralement l’économie haïtienne, les entreprises commerciales d’importations, d’exportations, industrielles, agricoles et financières.

La petite bourgeoisie regroupe non seulement la bourgeoisie politicoadministrative ou élite politique (groupe de personnes qui se trouve aux commandes des appareils de l’État), elle regroupe aussi les petits commerçants, les propriétaires fonciers (gros habitants, grands dons) les officiers, les entreprises privées, les membres professionnelles (médecins, notaires, avocats, ingénieurs, etc.), les intellectuels, les chefs religieux et autres. Le coprolétariat regroupe les maçons, les cordonniers, les ébénistes, les petits détaillants (marchands ambulants, fresco, friture, etc.) et les gens de ménages. Avec l’émergence du phénomène d’industrialisation et le développement du système capitaliste, Karl Marx distingue le prolétariat comme la classe des ouvrières modernes qui ne vient qu’à condition de trouver du travail à faible revenu de main d’oeuvre ne répondant qu’à leurs besoins élémentaires. Cependant, dans un pays comme Haïti possédant un faible degré d’industrialisation où l’économie repose essentiellement sur l’agriculture, le prolétariat regroupe les paysans (groupe de personnes qui s’abandonne au travail de la terre). Ces paysans forment le corps prolétariat en abandonnant le travail de la terre pour s’installer dans les milieux urbains pour travailler dans des entreprises agricoles installées depuis l’occupation américaine.

Le lumpenprolétariat, Karl Marx considère cette classe comme sousprolétariat vivant dans une pauvreté extrême. Cette classe constitue les domestiques, les très pauvres, les balayeurs des rues, les mendiants qui laissent les campagnes pour les milieux urbains à la recherche des moyens pour subsister. Sans emploies, ils deviennent une foule en haillons qui occupent les bidonvilles, les corridors. Et enfin, la classe paysanne vivant constamment du travail de la terre, représente la classe laborieuse.

Outre de toutes ces différentes classes sociales et économiques (Etzer Charles, 1994), la société haïtienne présente, similairement au système colonial, un rapport entre blancs et esclaves. Cette classification sociale est un modèle du régime esclavagiste qui divisait la colonie de Saint-Domingue en deux grandes classes antagonistes : d’un côté, la bourgeoisie qui jouissait tous les privilèges, de l’autre côté, la masse des esclaves qui vivaient dans des conditions infrahumaines. Certes, la révolution haïtienne a rendu possibles quelques réformes dans la société, mais c’est la même pratique d’organisation sociale coloniale qui dirige la politique générale des gouvernements et ce sont les mêmes structures socio-économiques qui persistent.

La classe dominée constituant la majeure partie de la population vit dans la pauvreté et au dépens du Bon Dieu. Si on voulait faire une répartition, la classe dominée pourrait regrouper les diplômés sans emplois, les universitaires, les intellectuels-chômeurs, ceux qui détiennent une profession manuelle, les professeurs d’école, les transports publics (les motards, les chauffeurs de taxi et tap-tap), ceux qui s’abandonnent aux commerces informels (les marchands ambulants ou stables) et autres. Cette classe dominée qui est marginalisée et exclue politiquement par l’État haïtien vit au jour le jour aux miracles de la vie, elle dépend de la diaspora. Il y a aussi certaines personnes de cette classe dominée en échange de leur dignité humaine qui sont obligées de se livrer à des pratiques sexuelles involontaires et des pratiques affreuses pour répondre aux besoins de leurs familles. Profitant de leurs incapacités économiques par des leaders politiques, certains jeunes se livrent aussi dans des pratiques de délinquances et de banditismes. Ces derniers ont un grand rapport d’ordre socioéconomique et d’intérêt politique avec l’État haïtien. Les détenteurs du pouvoir politique nourrissent le phénomène banditisme pour maintenir leur pouvoir politique en octroyant aux bandits certains avantages ou des moyens pour répondre à leurs besoins. Quant à la classe dominante qui contrôle absolument le système économique et le pouvoir dans le pays (l’État haïtien), regroupe la bourgeoisie des affaires et une frange, la bourgeoisie politico-administrative (les leaders politiques), à la lumière du modèle d’organisation sociale du système colonial, n’entretient qu’un rapport des blancs et des esclaves avec la classe dominée. Cette classe dominante très restreinte, en séquestrant tous les privilèges du pays, abandonne la classe dominée dans une condition de bestialité et une nature de guerre de tous contre tous. De fait, cette classe dominée a une alternative pour un mieux-être, s’émigrer vers un pays étranger ou cibler le pouvoir politique dans le but de s’enrichir ou de sortir du lot.

 

La migration haïtienne, un phénomène récurrent en Haïti

Autrefois, la migration haïtienne était marquée par le déplacement des paysans et ouvriers haïtiens pour la République dominicaine, Cuba. Mais de nos jours, on remarque une autre catégorie de classe dans la population haïtienne qui marque la migration haïtienne vers d`autres pays. Ce sont de jeunes professionnels, étudiants, des jeunes talentueux qui laissent le pays parce qu’ils n’ont pas d’autres alternatives. Le Canada, la France, les États-Unis deviennent de nos jours des pays d`accueil avec un statut social très bénéfique pour l’élite intellectuelle. Depuis que le Brésil cesse d’être attractif, en 2016 le Chili se dessinait aussi lentement comme une des destinations sollicitées par les jeunes haïtiens. En l’an 2000, Haïti figurait en tête de liste avec plus de 80% de la fuite des cerveaux que comporte la mobilité internationale selon un rapport en 2007 de CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement). Ce flux migratoire vers ces pays étrangers s’explique par le chômage, l’augmentation du coût de la vie, la pauvreté, la misère, un faible niveau de réussite, la diminution du pouvoir d’achat et l’insécurité alimentaire, ou encore l’instabilité politique (Bénédique Paul, 2008). D’après les remarques de l’économiste Kesner Pharel (2016), environ 200.000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail alors que l’économie du pays ne crée même pas 10.000 emplois.

De fait, en moyenne plus de 150.000 de chômeurs additionnels s’ajoutent sur le marché des tensions sociales.

L’accroissement démographique de la population n’est pas proportionnel avec le produit de l’intérieur brut (PIB) remarque-t-il encore l’économiste Kesner Pharel. Outre pour des raisons climatiques, de guerre, la pauvreté et la misère, la crise socio-économique aussi constituent d’autres raisons pour l’émigration d’un peuple d’un pays à un autre pour une quête de mieuxêtre avec pour principe “sauve qui peut”.

 

Le champ politique en Haïti : lieu de rentabilité et de distinction

Le pouvoir politique en Haïti, en particulier les sommets de l’État, devient en fait un véritable filtrage sociopolitique au sein de la société (Etzer Charles, 1994). On entend par filtrage sociopolitique, ce sont des individus qui peuvent changer de situation socio-économique et connaitre ce qu’on appelle un transfert de classe (Charles, 1994).

Cette opération se réalise à travers les structures économiques, politiques et idéologiques (notamment école et université). Après l`indépendance nationale, les élites politiques du pays ont transformé les appareils de l`État en un véritable champ d`action pour la quête des fortunes, des privilèges et d`ascension sociale. De fait, ce filtrage sociopolitique devient une véritable lutte à mort et engagée entre les membres des classes dominées pour accéder à leur tour au sein de la classe dominante en particulier la bourgeoisie politico-administrative.

En quête d’un mieux-être, tous les membres de la classe dominée veulent s’échapper à la misère, de la pauvreté, de la souffrance et acquérir un meilleur niveau de vie. Cette lutte à mort est le résultat du taux de chômage, de l’augmentation du cout de la vie, d’un faible espoir de réussite et de très peu de places dans les secteurs privés et publics pour ceux qui veulent s’adhérer à une position confortable et une vie humaine dans le pays.

 

Bref, on peut dire la porte de la réussite est très étroite en Haïti.

Ainsi, tous les jeux sont permis, le vol, la corruption, l’opportunisme, l’égoïsme, la trahison. Il n’est pas question pour les acteurs politiques de changer ce système social et politique qui leur permet le vol et d’exploiter les plus faibles. D’où une lutte à mort, une course atroce, cruelle, féroce et qui enlève toutes les notions des valeurs humaines pour s’ériger à la tête de l’État. Enfin, les appareils de l’État, lieu du pouvoir politique et lieu de rentabilité deviennent un espace à conquérir pour certains de la classe dominée pour conserver leurs pouvoirs de domination, pour accroitre leurs privilèges, pour défendre leurs intérêts, pour piller les fonds de l’État sans rendre compte et pour avoir véritablement une distinction sociale.

En somme, ces dynamismes et tensions sociales entre les Haïtiens s’approuvent chaque jour dans le pays. Ces dynamismes sociaux sont marqués d’une part, par la migration haïtienne vers les pays étrangers.

Cette migration est tantôt destinée pour la République dominicaine, le Brésil, le Chili et peut-être aussi pour un autre pays qui sera ouvert pour les Haïtiens. À l’heure actuelle, ce sont des jeunes diplômés d’université, des jeunes professionnels et des jeunes talentueux qui pourraient coopérer pour le développement du pays qui s`émigrent. D’autre part, outre du phénomène migratoire, la scène politique est devenue un véritable champ où s’affrontent les différentes classes, fractions, les clans avec pour principe « à chacun son tour ». C’est ainsi s’explique la vie sociopolitique du pays durant deux siècles après l’indépendance.

Une vie politique marquée par des soulèvements armés, des coups d’État, des insurrections populaires et d’inflation constitutionnelle. Et la vie sociale est marquée par des déplacements constants des Haïtiens en quête d’une vie meilleure vers des pays étrangers.

 

Micky-Love Mocombe

 

Références bibliographiques

 

• Etzer Charles (1994), Le pouvoir politique en Haïti de 1957 à nos jours, Portau- Prince, Edition : Karthala

• Pierre Bourdieu (2000), Propos sur le champ politique, Lyon, Edition : Presses universitaires

• Merle, P. (2016). « En haut, en bas », La vie des idées, le 22 novembre 2016

• Paul, Bénédique, (2008), Migration et pauvreté en Haïti : impacts économiques et sociaux des envois de fonds sur l`inégalité de la pauvreté

• Guillaume Pigeard, G (2000), Si la philosophie m`était contée, De Platon à Gilles Deleuze, Paris, Edition : J’ai lu

• Cajuste, Yves, (2016), ``L`économie haïtienne en 120 minutes`` présentée par Kesner Pharel au Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Cambridge, paru dans Info Haïti.net le 22 juin 2016

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