Entre la « sécurité alimentaire » et la « souveraineté alimentaire » : Vers où devrait-on s'en aller ?

Entre ces deux champs opposés, il ne s'agit pas d'une simple guerre de concept et d’idéologie, mais d'une lutte réelle entre l'appropriation de deux paradigmes opposés : c’est le paradigme du monde des capitalistes et celui du monde des socialistes. Peu importe sous l’égide du système économique auquel obéit le pays, capitaliste ou socialiste, il n'y a ni souveraineté ni sécurité alimentaire en Haïti. Entre-temps on parle toujours de la sécurité alimentaire et on l'a fixée comme objectif à atteindre, mais sans jamais y arriver. De ce fait, cette notion devient plus familière dans les communautés médiatiques, scolaires, universitaires, associatives, tandis que celle de la « souveraineté alimentaire » reste peu connaissable, voire étrangère.

En ce qui à trait à ces deux paradigmes, chacun d'entre eux charrie ses propres valeurs idéologiques et économiques, ainsi pour Haïti un pays dit libre, ne devrait-elle pas réapproprier son choix ?

Semblables, mais différentes

Apparemment semblables, on les qualifie de notions cousines, mais pourtant bien différentes, bien que la « souveraineté alimentaire » est née à partir de l'existence de la « sécurité alimentaire », mais d'origine différente. Objectivement leur dissemblance ou différenciation est surtout déterminée dans leurs démarches qui sont différentes, alors que leurs objectifs sont prétendument les mêmes.

La « sécurité alimentaire », elle est d'abord une notion onusienne, c'est un concept de la FAO, organisme des Nations-Unies. On retient de la sécurité alimentaire [ Un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive pour mener une vie saine et active, à tous les êtres humains ]. Cette définition a été adoptée par le Comité de la Sécurité alimentaire mondiale, au Sommet mondial de l'Alimentation à Rome l'an 1996.

La « sécurité alimentaire », comme notion, comprend quatre (4) axes principaux à savoir  « la disponibilité, l'accès, l'utilisation et la stabilité » des différents éléments au sein de la population, en vue de lutter contre « l'insécurité alimentaire ».

Quant à l’accès évoque FAO, il s'agit de l’accessibilité aux aliments. Mais pour l'organisation, c'est une question de choix afin de parvenir à cet accès. D’où l’accessibilité des aliments peut être assurée soit par l'offre agricole locale, des aides alimentaires ou par l'offre agricole extérieure, en renforçant le pouvoir d'achat de la population locale. Le renforcement de son pouvoir d'achat lui permet d’acquérir ceux qu’elle en a besoin et elle n'en a pas, même si elle n'a pas produit.

En dehors de la question de l’accessibilité, les aliments doivent être aussi disponibles à la population, qu'il s'agisse de l'importation, de la production locale ou de l'aide alimentaire. Mais, faudrait-il que ces aliments soient de qualité au regard des valeurs nutritives, de la santé ainsi que du point de vue social et culturel. Néanmoins, vous allez voir ce qui se passait en Zambie, dans la partie en bas du texte, alors qu'on parle de qualité des aliments en ce qui a trait à la santé. Et, en dernier ressort la FAO, à travers la « sécurité alimentaire », réclame une stabilité dans la quantité des aliments disponibles, les prix des produits agricoles et alimentaires, le pouvoir d'achat de la population et les régimes alimentaires.

Contrairement à la « sécurité alimentaire », la « souveraineté alimentaire » est un concept de la Via Campesina, un mouvement des travailleurs agricoles, paysans, des organisations paysannes et des peuples indigènes de toutes les régions du monde. [ Elle désigne le droit des populations, de leurs États ou Unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers ou, c'est le droit de chaque pays de maintenir et développer sa propre capacité pour produire son alimentation de base, en respectant la diversité culturelle et agricole. ] Une définition qui a été adoptée par la confédération des organisations paysannes, en marge du sommet de l'alimentation organisé par la FAO à Rome en 1996.

La « souveraineté alimentaire » est exprimée à travers six (6) principes fondamentaux.

À travers lesquels on accorde une priorité à l'alimentation de la population, cependant ces aliments doivent être le produit exclusif de la production locale et la population doit avoir choix à sa consommation. La question de l'aide alimentaire est exclue dans le principe de la « souveraineté alimentaire ». Et, l'importation est l'ultime recours pour accéder aux aliments, mais elle n'est pas priorisée sur la production agricole locale. On n'accroche pas à l'importation, d'abord, en vue de sauvegarder la production locale du commerce extérieur et des manœuvres déloyales. Aussi, le mouvement exhorte que la population soit impliquée, c’est-à-dire participer dans les processus décisionnels liés à la politique agricole. D'ailleurs, ce sont les producteurs qui doivent produire les savoirs et savoir-faire et de déterminer les techniques de production. Il s'agit en effet de mettre en valeur les producteurs d'aliments, car il n'y a pas de production sans la valorisation des producteurs d’aliments, pour la Via Campesina. De même que dans le processus de la production, la protection de l'environnement devient incontournable. Pour cela, la confédération préconise des pratiques agroécologiques, c’est-à-dire qui sont respectueuses de l’environnement et non une agriculture qui ne respecte pas l'environnement.

Deux concepts, deux approches, deux réalités

Pour les deux concepts confrontés, en terme de contenu, il semble de ne pas avoir la même finalité. D'ailleurs, en analysant leurs approches, ils sont deux concepts parallèles.

D'abord on comprend mieux que la vocation de la « sécurité alimentaire » est contraire avec la production agricole locale, car elle est trop accrochée au libre-échange, aux multinationales et à l'assistanat : elle est un cycle infernal pour les pays pauvres. Mauvaise pour les pays pauvres, parce qu’entre le déséquilibre des forces entre la capacité de production locale et l'importation agricole et alimentaires, la plus puissante s'empare pour satisfaire la demande locale, alors que l’importation paraît être l'option la plus puissante.

Les marchés mondiaux sont ouverts aux puissances agroalimentaires, permettant l’élargissement du capital, c'est-à-dire l'industrie agroalimentaire étrangère en bénéficie grandement de l'accessibilité dont parle la FAO, au détriment des producteurs locaux.

Le libre-échange, un des facteurs qui provoque de l'assistanat, puisque les producteurs agricoles locaux ne sont pas protégés de l'importation agricole, ils ne peuvent pas résister aux vagues pressions de l'importation agricole, la production locale est fléchie, et connaissant le pouvoir d'achat des populations pauvres est très faible ; cela engendre de la misère, alors que la misère suscite de l'assistance humanitaire, voilà le cycle.

En ce qui concerne l'assistanat, quant aux « Papas bons cœurs », il faudrait que d’autres pays soient toujours nécessiteux pour qu'ils puissent donner de l'assistance. L'assistance humanitaire est l'un des moyens pour prouver leurs existences comme puissances économiques, mais c'est aussi un moyen utilisé pour élargir le capital vers d'autres pôles géographiques du monde, en se référant à l’un des témoignages de Jean Ziegler sur la Zambie. Les aides sont généralement des affaires mafieuses, et elles ne respectent pas la culture et la volonté des peuples, car dans l'assistanat on n'a pas de choix.

L'affaire de Monsanto

En Zambie par exemple, selon les écrits de Ziegler, le 12 octobre 2002 le président zambien criait scandale après la distribution des dizaines de milliers de tonnes de maïs dans des zones sinistrées, distribution réalisée par le Programme alimentaire mondiale (PAM). Une grande partie de ces aliments était le don du gouvernement américain. Il s’agissait pratiquement des grains génétiquement modifiés. Le président zambien avait même parlé de « la nourriture empoisonnée ». En revanche, le PAM se trouvait dans l'obligation de renoncer à la distribution du surplus des produits américains, et s’était obligé de faire moudre le maïs avant sa distribution. C’était quoi le problème ? 

Les OGMs représentaient un enjeu énorme, car d’une part on ne connaissait pas encore son effet sur l'organisme à moyen et à long terme. D'autre part, les semences des OGMs ont été brevetées, une fois que ces semences finissaient par intégrer le Zambie, elles deviendraient une entrave pour les producteurs. Car ces seulement les détenteurs du brevet qui ont un droit exclusif sur ces dernières, les paysans devraient payer des taxes chaque année à la société transcontinentale détentrice du brevet, pour qu’ils puissent prélever une partie de la récolte aux fins d’utilisation comme semences. Du moins qu'ils utiliseraient le « Brevet Terminator ». Dans le cas contraire, à défaut du paiement des taxes, ils seraient passibles devant la justice.  C’était avec beaucoup de difficultés pour que les agroalimentaires des États-Unis arrivent à imposer leurs semences et produits hybrides en dehors des États-Unis. Pour trouver cet accès, ils ont été prêts à propager leurs semences OGMs dans certains pays, particulièrement dans des pays africains et ceux des Latino-américains. Déterminer pour le faire, ils tentaient d'utiliser l'assistanat comme un des meilleurs moyens pour y parvenir.

Au cœur de cette affaire se trouvait Monsanto qui, jouissait d'une très grande influence auprès de la Maison-Blanche, à cette époque.

Démarcation de la « souveraineté alimentaire » de la « sécurité alimentaire »

Pour toutes ces raisons citées en haut et d'autres encore, la « souveraineté alimentaire » est l’opposée de la « sécurité alimentaire », car elle est trop accrochée aux multinationales et à l'assistanat, mais non à la production agricole locale.

Le principe de la « souveraineté alimentaire » veut que la population locale soit nourrie de la production alimentaire et agricole locale, prioritairement. Et, si pour des raisons non contournables, certains produits agricoles sont rares ou non disponibles, il va falloir se tourner vers le commerce afin de compenser ce manque. Incessamment des efforts doivent aller vers le renforcement de la production agricole locale. On doit respecter la volonté et la culture de la population locale. Faut-il donc sauvegarder le droit des consommateurs à pouvoir décider ce qu’ils veulent consommer, qui et comment le produit, ce qui est contraire au principe de l'assistanat et de l'importation.

Pour renforcer la production agricole locale, il faut que des paysan(ne)s et des sans-terres aient accès à la terre, à l’eau, aux semences, au Crédit Agricole. Le mouvement des travailleurs agricoles plaide même pour de réformes agraires, de la lutte contre les OGMs pour le libre accès aux semences et non des semences brevetées, et de garder l’eau comme un bien public à répartir durablement.

Le principe de la « souveraineté alimentaire » n'est pas contre le commerce, mais il veut garantir le droit des États à se protéger des importations agricoles et alimentaires à trop bas prix, donc éviter le dumping. Cependant des prix agricoles liés aux coûts de production, c’est possible à condition que les États ou Unions aient le droit de taxer les importations à trop bas prix, s’engagent pour une production paysanne durable et maîtrisent la production sur le marché intérieur pour éviter des excédents structurels. Tout comme la participation des populations aux choix de politique agricole, la reconnaissance des droits des paysannes, qui jouent un rôle majeur dans la production agricole et l’alimentation ainsi que la protection de l'environnement est des éléments incontournables.

Haïti, la « sécurité alimentaire », état des lieux

Ne vous faites pas illusion, la « sécurité alimentaire » n'est pas une simple notion, mais un outil conceptuel qui justifie le bien-fondé des dérapages de l’impérialisme dans certains pays. Les pays contrôlés par « l’impériale » se sont vus obligés de bien marcher dans la logique, c’est le cas d’Haïti, car il existe un sentiment de puissance qui implique la soumission du plus faible.

Depuis l'invention du concept « souveraineté alimentaire », Haïti comme membre de l'ONU s'engage à maintenir la sécurité alimentaire, c'est-à-dire lutter contre la faim au sein de la population. Au gré de cet engagement, la production agricole locale est déchue, l'importation agricole et alimentaire grimpe et l’insécurité alimentaire ne cesse pas d'augmenter, au point où environ deux tiers de la population sont dans la faim en 2022. D’où aujourd’hui on arrive à un bilan alimentaire honteux. Car plus de 50 % de la consommation des produits agricoles et alimentaires dépend de l'importation, seulement qu'environ 40 % de la consommation dépend de la production agricole locale, et environ 10 % sont de l'aide alimentaire.

La « sécurité alimentaire », en Haïti, au service du capital étranger

À remarquer que, concernant les aides alimentaires, elles passent généralement par les ONG sur le terrain et non à travers l’État. Les pays donneurs assurent d'abord la propagande de bienfaisance du capital dans le pays établi, en vous affirmant la relation d'amitié et de confiance entre eux et vous. C’est une forme de pacification. Pour cela, ils ont utilisé les Organisations non gouvernementales comme moyens de facilitation à cet effet.

En tête, les donneurs d’aides en Haïti sont généralement les États-Unis d'Amérique, le Canada, l’Union européenne et d'autres pays viennent en second lieu, tandis que la part du marché agroalimentaire haïtien est partagée entre ces mêmes pays. Ils luttent davantage pour la stabilisation de leurs marchés agroalimentaires, à travers leurs influences, et toute volonté politique qui vise à déstabiliser leurs marchés constitue une menace pour leurs industries. Ces puissances ont donc réduit la capacité de résistance de l'agriculture locale par l'implantation des programmes à destin et d'autres stratégies.

En gros la logique de l'assistanat en Haïti c'est que, ces pays cités font leur capital ici, et en retour, ils font des œuvres charitables au pays par l’assistance alimentaire.

L'idée même de la « sécurité alimentaire » est un fardeau pour le pays, car pour les pays sous-développés, l’économie primaire (l'agriculture) est le meilleur secteur qui permet la croissance économique, alors que dans la « sécurité alimentaire » la production agricole n’est pas l’idéale, mais plutôt favorable aux producteurs étrangers.

Voyez aujourd’hui, le riz qui est le principal consommation de la population haïtienne, d'abord c’est un processus résultant de l’application de la politique néolibérale en Haïti, avant ce n’était pas le cas.

Il en est ainsi, puisqu'en trois décennies les taxes douanières sur le produit chutent jusqu’à moins de 5 %. Les barrières douanières n'ont presque plus. En effet, le riz devient le produit le plus importé, avec un record d'environ 400000 tonnes par an, il représente près de 40 % des importations agricoles et alimentaires dans le pays. En conséquence les producteurs locaux en paient le prix. Car à travers cette politique, l’État haïtien renforce des producteurs de riz d’Arkansas ou autres au détriment de ceux de la plaine de l’Artibonite, du Maribarou, de la plaine des Cayes, etc.

Aussi dans le contexte néolibéral, on ne finance pas presque les activités agricoles, en dépit de l'importance du crédit dans les affaires, en particulier la production agricole, donc « l'essor du Crédit Agricole est immobilisé » dans le pays. Les institutions financières ont pris pour prétexte que le secteur agricole est hautement risqué dû à des raisons d'ordres structurelles. En ce sens, les Institutions de la Microfinance (IMF) octroient moins de 5 % de leurs portefeuilles au Crédit Agricole, et les Banques Classiques octroient aux crédits agricoles soit 1 % de leurs portefeuilles. Mais, réellement, le problème ne se réfère pas aux éléments évoqués par les institutions financières. De préférence, les IMF n'ont pas été destinées à l'entrepreneuriat agricole, mais plutôt au développement du commerce intérieur. D’abord la microfinance se développe dans le pays dans l'objectif de poursuivre le plan néolibéral en Haïti. Donc, on a mis des moyens financiers pour faciliter la commercialisation interne des produits alimentaires importés.

Conclusion

En effet, le principe de la « sécurité alimentaire » ne partage pas les valeurs d'un pays souverain, car un pays souverain doit avoir sa « souveraineté alimentaire ». De ce fait, il est temps que le pays tourne le dos aux principes contraires au non-respect de la souveraineté du peuple. Nécessairement, il faut que le pays rapatrie ses droits régaliens, lui permettant d'aller vers les intérêts nationaux.

 

Lopkendy JACOB, libre penseur, Agronome.

Lopkendyjacobrne@gmail.com

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