L’incapacité du comportement électoral post-86 des masses populaires haïtiennes à garantir une société émancipatrice

Le comportement électoral manifesté depuis la chute de Jean Claude Duvalier, le 7 février 1986, est symptomatique du mouvement social haïtien. Sa nature est incapable d’être un foyer susceptible de provoquer le changement véritable de la société haïtienne. Il est, comme le mouvement social haïtien, pris dans les rets de la société d’enclosure qui a pris naissance au lendemain du 1er janvier 1804. Celle-ci n’a pas dépassé la société coloniale qui a consacré le privilège à une minorité au détriment du bienêtre de la majorité traitée comme humanité subalterne. Ce rapport ségrégatif a créé une atmosphère pathologique dans la mesure où le fond du rapport maitre-esclave est tissé par un déni de reconnaissance reléguant les esclaves au rang de choses commercialisables.

Toute montée en humanité de ces derniers est appelée à se manifester dans la tension tendant à imploser le rapport asymétrique maitre-esclave.

 

De 1791 à 1803, ils se sont, sans arrêt, inscrits à des mouvements virulents consistant à imploser le rapport du déni de reconnaissance en vue de créer une brèche.

 

Cette possibilité de sortir de la condition de minorité engendrée par le système colonial esclavagiste allait être récupérée par une élite créole. Celle-ci, de très tôt, au lendemain de la victoire de Vertières, réclame la légitime de se substituer aux anciens colons en instituant un ensemble de mécanismes capables d’endiguer la montée en humanité des bossales (la masse des anciens esclaves nés en Afrique). Ces mécanismes ont engendré une société de mépris fondée sur un apartheid social reléguant la masse des anciens cultivateurs aux marges de la société. Depuis, l’effort pour garantir l’existence des masses est incapable d’être pacifique. Les murs des enclos qui préservent les privilèges sociaux, économiques, culturels et politiques des élites sont tellement rigides, les affranchir exige de cogner ; cogner avec virulence qui frise le plus souvent de l’aveuglement nourri par le souci d’affirmation radicale de soi, etc.

Mais, ce qui fait problème c’est que ce type précis de rapport avec ces murs participe au renforcement de ces derniers. Ceux-ci s’éprouvent dans l’action « affectuelle » résultant du souci de prendre sa revanche du mépris structurel imposé par les privilégiés de la société.

 

En fait, l’affranchissement des enclos, des forteresses, appropriés par les élites haïtiennes dépend- t-il uniquement des actions consistant à cogner, à retourner les fusils. Dépend-il de réfuter ou de s’affirmer autrement en recourant à l’institution d’un nouveau régime d’engagement ? N’est-il pas temps, pour les masses, d’opérer un retour critique sur leurs actions ? N’est-il, en effet, pas temps, pour les opprimés, pour les méprisés de la société haïtienne, d’opérer un nouveau régime d’engagement dans le but d’engendrer une nouvelle société capable de dépasser le rapport privilégié-marginalisé ?

 

À propos du rapport de l’Afrique avec l’Occident qui est encore un rapport dominant-dominé, Achille Mbembe disait qu’il est, en effet, temps que l’Afrique sorte « du paradigme de la réfutation. L’heure est à une parole affirmative, confiante en elle-même. » Felwine Sarr nous dit, pour sa part, qu’un « contre-discours est toujours dans la sidération d’un discours dominant, il est halluciné, fasciné.

» À cet effet, l’Afrique n’a rien à répondre, mais elle doit être libre et créative. Elle doit inventer les modalités de sa présence au monde. Nous nous situons dans ce même courant d’idées en ce qui concerne les méprisés séculaires haïtiens. Ceux-ci doivent sortir de la contestation qui a été toujours la leur pour être créatifs et capables d’inventer un avenir en partage, démocratique et au profit du bien-être de tous. Le régime d’engagement, approprié depuis les deux siècles déjà écoulés, a été toujours prisonnier du paradigme de revanche, de réfutation, de colère aveugle, etc. Celui-ci a souvent frise de l’hallucination, de l’épilepsie qui fait que la lucidité n’a pas toujours trouvé la bonne terre pour s’accroitre.

 

Si la voix lucide de Michel Rolph Trouillot n’a pas été entendue, au lendemain du départ des Duvalier, c’est parce que sa lucidité a été étouffée par la cacophonie des voix d’opportunistes professionnels surveillant des occasions même dans les interstices des évènements.

Ce type de comportement a fait le chou gras des francs-tireurs se comportant en hommes providentiels, en porte-paroles professionnels d’un objet jugé amorphe, ayant toujours une épaule provisoire et fulgurante à offrir aux têtes fatiguées après les actions émotionnelles. Ces francs-tireurs sont foncièrement les agents de l’ordre social. Ils sont, en vérité, des agents d’endiguement de toute lueur d’émancipation.

 

Le comportement électoral des masses populaires manifesté depuis la période post-1986 demeure un creuset d’émotion relayé par des injures, des actes de sabotage, des actes de « dechoukage », des menaces d’extermination, etc. Des présidentielles de 1991 à celles ayant favorisé l’arrivée de Jovenel Moïse au pouvoir, le comportement électoral reste prisonniers du paradigme de la réfutation, du paradigme de la sidération du comportement égoïste et prédateur des dominants.

 

Il est incapable de frayer la voie de l’émancipation en instaurant un paradigme nouveau fondé sur un socle d’affirmation de soi consistant à garantir de nouvelles modalités de présence au monde appelées à traiter les pathologies structurelles et favoriser la montée collective en humanité. Enfin, le sursaut vers l’émancipation doit dépasser le couple symétrique mépris des élites/ haine des masses.

 

Géraldo Saint-Armand,

Professeur de sociologie au Campus Henry Christophe de Limonade

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