L’exécution sommaire des bandits notoires en Haïti : pour ou contre ?

Formulée d’une telle manière, cette interrogation semble renvoyer à une collecte d’opinions. En réalité, une simple revue de presse permet de constater que cette question ne laisse personne indifférent. Entre la faillite d’un État qui parodie la démocratie et un formalisme juridique abstrait, on choisit son camp. On postule son éthos politique suivant qu’on est animé d’un angélisme moralisateur ou qu’on est mû par la règle du talion. Mais, il se trouve que l’opinion publique ne pense pas, tout au moins selon Bourdieu. Étant fondées sur la compétence politique, la raison et le savoir, les positions sont prises à partir de certaines références inconscientes assimilables parfois à une conscience de groupe. C’est probablement ce qui explique la vague d’indignation provoquée par la position contre-intuitive de certains journalistes et défenseurs de droits de la personne humaine sur l’exécution sommaire de Zo Pwason. « Légalité », « Légitimité » et « Justice » sont trois concepts fondamentaux, il me semble, pour appréhender en toute objectivité les enjeux que soulève cette question.

Par légalité, il faut entendre ce principe démocratique selon lequel tous les actes administratifs/étatiques sont tenus d’être conformes à la règlementation juridique en vigueur. Laissons ici de côté, le respect de la hiérarchie des normes qui est une conséquence de ce principe, pour voir ce que dispose le droit positif haïtien en ce qui a trait au traitement des personnes accusées de crimes. D’abord, la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, deux instruments faisant partie intégrante de la législation interne de la République d’Haïti, établissent le principe de la présomption d’innocence. Cela veut dire que tout individu doit être considéré comme innocent jusqu'à ce qu’un Tribunal prouve le contraire. Ensuite, la constitution haïtienne dans la section « Liberté individuelle » indique les procédures à suivre pour priver quiconque de sa liberté. En son article 27, elle indique que toutes les violations des dispositions relatives à la liberté individuelle sont des actes arbitraires. Le Code d’Instruction criminelle, pour sa part, prévoit qu’en cas de flagrance le commissaire du gouvernement fera saisir les prévenus présents, contre lesquels il existerait des indices graves, et, après les avoir interrogés, décernera contre eux le mandat de dépôt. Par ailleurs, l’article 20 de la loi mère du pays abolit la peine de mort en toute matière. Il en résulte que toute exécution est illégale peu importe les raisons évoquées et l’arrestation des fauteurs de trouble doit se faire selon certaines formalités.

Cependant, dans une démarche de compréhension, s’arrêter à la légalité c’est passer à côté de l’ambiguïté de la chose. Ceux qui affirment que le Commissaire du Gouvernement ou n’importe quel policier peut tuer des bandits notoires savent très bien que cela va à l’encontre de la loi. Ainsi, en l’affirmant malgré tout c’est la légitimité de l’acte qu’ils questionnent (inconsciemment). Devenue avec le temps un concept carrefour, la légitimité est une notion plurivoque qui réunit plusieurs domaines comme le Droit, la science politique et la philosophie. Conçu comme supérieur à la légalité, le concept est parfois défini comme l’ensemble de normes symboliques partagées par les membres d’une société et qui permettent à ces derniers d’interagir . En ce sens, donner raison au commissaire du gouvernement c’est proposer une nouvelle normalité, une nouvelle mode d’interaction. Ici, par légitimité, nous nous référons aux notions de juste ou d’équitable (lex naturalis) dans la mesure où elle suppose une certaine justification morale en allant au-delà de la simple conformité légale. En l’occurrence, la question est de savoir s’il est juste de tuer ceux qui endeuillent les familles haïtiennes en plein projet d’État de droit.  Porter un regard critique sur les acteurs ainsi que le système juridico-politique établi n’est-il pas le propre de la démocratie ? Tzvetan-Todorov, théoricien qui a étudié la notion de symbole, a démontré à travers ses œuvres que la légalité ne vaut pas toujours la légitimité. L’essayiste prend en exemple l’assassinat de Ben Laden pour illustrer un acte illégal, mais légitime. En effet, le terroriste n’a été jugé par aucun tribunal. Cependant, Todorov estime que c’était légitime, car Ben Laden essayait de tuer autant d’adversaires que possible tout en étant conscient des risques qu’il prenait. Dans cette perspective, plus d’un se mettraient d’accord pour dire que l’exécution de Zo Pwason est légitime. Dans cette logique, est légitime ce qui est conforme aux intérêts collectifs.  Cependant, si la légalité est une notion objective, la légitimité semble relever du sentiment, de la représentation que l’on se fait de l’intérêt supérieur de la communauté. Ce débat a pour vertu de faire ressortir la fameuse opposition entre droit naturel et droit positif, mais aussi ramène les éternels questionnements sur le fondement de la morale.

Au final, l’idée de justice traverse à la fois les notions de légalité et de légitimité. Par justice on entend avec Giorgio del Vieccho, l’idée d’une proportion et d’un ordre préétabli, dont se dégage une harmonie déterminée. Un autre sens plus spécifique renvoie à l’intersubjectivité, en ce sens que la justice a une signification essentiellement sociale. Ainsi, l’on peut considérer le droit positif comme la proposition d’un idéal de justice. Donc, c’est au nom de la justice que la loi interdit de tuer les malfrats. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle les décisions rendues par les tribunaux « décision de justice ». Cependant, c’est aussi au nom de la justice que certains estiment qu’il est légitime de tuer les bandits notoires. Ici, la justice réside, d’une part, dans l’utilisation d’une force proportionnelle et d’autre part dans la nécessité d’assurer la protection de la société. D’où le dilemme : qu’est-ce qui est réellement juste ? L’ordre juridique établi ou le sens du devoir qui pousse à protéger sa communauté ?

Somme toute, c’est la loi posée qui garantit l’ordre public. Les procédures protègent avant tout les innocents. Sans l’instruction criminelle et le débat contradictoire, n’importe qui risquerait d’être enfermé ou abattu à tort. Mais les procédures protègent également les coupables, qui, faut-il le souligner, restent des êtres humains. Néanmoins, il est également logique de questionner le rapport du droit haïtien et des politiques à l’équité. Il est crucial de distinguer légitimité et légalité et savoir quand il faut primer l’une sur l’autre. Par exemple, face à un régime dictatorial légal, la violation des lois injustes est un droit sacré.  Par-dessus tout, il faut être conscient de nos choix et des conséquences qu’ils peuvent engendrer. Ainsi, répondre à la question posée plus haut nécessite une vraie réflexion et ne devrait pas être abordée par émotion. D’ailleurs, la vraie question est la suivante : que veut-on réellement ? Un État de droit dans lequel chaque institution remplit son rôle avec efficacité ou un champ de bataille où le plus fort remportera la victoire sur des cendres. Le débat à mon avis qui vaille (parce qu’il inclut à la fois les enjeux liés aux notions de légalité, de légitimité et de justice) est ce qui suit : faut-il rétablir ou pas la peine de mort en Haïti ?

 

Patrick Erwin Michel

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