Au gré du pacte de l’indignité Vive la rente, Vive le trafic, A bas Schumpeter

Économiste autrichien de la première moitié du XXème siècle, Joseph Schumpeter qui a vécu et enseigné aux États Unis est surtout connu pour sa théorie de la destruction créatrice. Ni keynésien ni adepte de la toute-puissance du marché, il place l’entrepreneur innovateur au cœur de l’activité économique. Grâce au travail de ce dernier, au progrès technique sur lequel il s’appuie, dont il favorise la diffusion et surtout la concurrence qui en résulte, l’économie se retrouve en perpétuelle mutation. Avec ces bouleversements, surgissent bien sûr des problèmes sociaux qui ne sont d’ailleurs pas abordés par Schumpeter lui-même. Cependant, le chômage temporaire, le déclassement de certaines catégories n’arrivant pas à s’adapter à ces mutations qui requièrent souvent de nouveaux savoirs et savoir-faire sont, à ses yeux, compensés par les gains économiques. Ces gains résultent, de la limitation des pouvoirs de monopole, de la diminution ou l’élimination des rentes associées ainsi que les poches de croissance libérées. Le rôle de l’entrepreneur innovateur et de l’entreprise dans l’économie de marché est ainsi consacré et encensé. 

L’entreprise et l’entrepreneur innovateur dans l’économie

En effet, dans l’économie moderne, l’entreprise est érigée comme principal vecteur de création de richesses. Grâce à la fonction de production qu’elle assure, elle participe, plus que toute autre entité,  à la valorisation des facteurs incluant les ressources humaines disponibles. Mieux encore, elle offre dans l’économie de marché les modalités de répartition de la valeur créée (salaires, dividendes et impôts). Celle-ci ne se révèle pas toujours optimale, car elle porte de plus en plus préjudice aux salariés (la part de la valeur ajoutée consacrée à la rémunération du travail n’a fait que diminuer depuis les 40 dernières annexes, Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty). N’empêche, en favorisant la croissance, elle facilite la capacité d’intervention de l’État à corriger ou atténuer les inégalités par le biais d’une politique budgétaire et fiscale appropriée. Ainsi, instituée au cœur de l’activité économique, l’entreprise contribue à l’harmonie sociale en garantissant la production de la richesse et le début de sa répartition entre les principales parties prenantes. En attribuant à l’entreprise au sens de Schumpeter sa juste place, la société s’accorde donc à tirer l’activité économique de la sphère familiale et de l’emprise totale des forces prédatrices pour l’inscrire dans une dynamique marchande.

Loin de l’imaginaire haïtien, l’idée de cette économie marchande centrée sur l’entreprise, l’entrepreneur moderne, la concurrence et des règles acceptées par tous.  Chez nous, les activités économiques restent aujourd’hui encore figées dans le cercle familial (La crise permanente, Fritz Gerald Chéry, 2005) ; entravées depuis toujours par des règles obscures. Par conséquent, les problèmes économiques auxquels est confronté le citoyen haïtien peuvent continuer à être posés non en termes de formation, d’emplois, de création de valeur et de rémunération, mais d’émigration, de dons de recherche de rente et de trafic. Aussi, aux entreprises dynamiques portées par de vrais entrepreneurs, croyons-nous depuis quelque temps pouvoir substituer des partis politiques, propriété des entrepreneurs politiques. Et surtout, depuis toujours, des monopoles et des oligopoles, sous le regard vigilant des gangs et au gré du pacte liant les détenteurs des pouvoirs politiques et économiques.

Partis politiques détournés de leurs fonctions

Malheureusement, les partis politiques, quelque importants qu’ils soient dans le fonctionnement d’une société, ne créent pas de la valeur économique ou financière, en tout cas pas directement. Au contraire, ils en sont consommateurs nets. Par contre, dans une démocratie, plusieurs fonctions leur sont légitimement assignées : celles de gouvernement, de légitimation du système politique, de recrutement politique etc. A considérer ces seules fonctions, ils n’ont réussi à assurer aucune d’entre elles en Haïti. Par le recrutement par exemple, la société leur confère le rôle de vigile en ce sens qu’ils détiennent le privilège de filtrer les citoyens ayant vocation à devenir candidats et assurer la conduite des affaires de l’État. Ainsi, en attribuant l’investiture à tel ou tel candidat et solliciter le vote de l’électorat en sa faveur, le parti politique le présente au reste de la communauté comme digne de confiance et apte à briguer le poste convoité. Pourtant, le choix même du candidat en amont marqué par le phénomène « d’attribution de chapeau » et le spectacle affligeant de la collusion / confusion entre élus et caïds ne laissent planer aucun doute quant à l’incapacité des groupements ou groupuscules politiques à assurer cette tâche dans notre société.

L’entrepreneur politique haïtien, qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposition ne tarde donc pas à se mettre hors la loi par la corruption qu’il entretient et/ou sa façon antirépublicaine de défier l’autorité. Le marchandage accompagnant la nomination et le vote des gouvernements depuis quelques années, "le raid" effectué par les gagnants des élections ou les champions des transitions sur différents pans de l’administration en disent long. Ces dérivent ne se mesurent qu’à l’aune de « l’immunité politique », autre privilège des uns et des autres, dont le fanatisme, la violence et la vassalisation de l’administration, plus que la loi, ne leur garantissent. Autant de canaux permettant donc à l’entrepreneur politique de capter sa part de la rente. Ni plus, ni moins que la portion négociée avec les détenteurs de monopoles, d’oligopoles et autres trafiquants dans le but de maintenir le pacte.

Pouvoir de monopole et rente

La littérature économique reconnait différents types de monopoles. Certains dits naturels ou de réseau (justifiés souvent par le poids des investissements nécessaires à leur mise en œuvre et les économies d’échelles y relatives) et d’autre type liés à un brevet (monopole temporaire réclamé par les firmes en vue de rentabiliser les coûts liés au RD), d’autres encore ne reposant sur aucune forme de justification. Les entreprises se trouvant dans cette situation, indépendamment du cas de figure considérée, jouissent de ce que les économistes dénomment le pouvoir de marché. Cela implique qu’elles sont libres de fixer le volume à mettre sur le marché et le prix pratiqué. Contrairement à une situation de concurrence, et sans les interventions appropriées de l’État, ces dernières risquent de se verser dans des pratiques abusives portant préjudice aux consommateurs.

Au niveau national, les activités économiques sont dominées par une poignée d’entreprises se trouvant dans cette situation. Ne s’adonnant pourtant ni à la production encore moins aux  recherches et développement, leur pouvoir de marché correspondrait le plus souvent à un « monopole de quota implicite » Ces acteurs qui se retrouvent dans l‘importation de divers biens fixent de par eux-mêmes les volumes à importer, les prix à pratiquer et décident de la qualité du produit. Suivant cette configuration, non seulement le surplus du consommateur est volé, celui-ci n’est d’aucun recours, car les sphères du pouvoir sont contrôlées par ces mêmes acteurs et d’autres agents à leur solde.

Autre phénomène inquiétant et symétrique du monopole est le monopsone, entreprise n’ayant qu’un seul client. Dans le cas qui nous concerne, il s’agit souvent d’entités montées de toute pièce pour répondre à des commandes publiques. Ces dernières sont dans la vente de biens et fourniture de services de toute sorte, des intrants agricoles,  de kits scolaires à la communication en passant par l’énergie. Ces entreprises détenues par les tenants et par les proches du pouvoir d’hier et d’aujourd’hui n’obéissent à aucune logique de compétitivité ; leur seule innovation consiste à capter les marchés par la fraude et la violence. Ces marques de perversions constituent depuis toujours d’excellents moyens de captage et de distribution de rente entre propriétaires d’entreprises, entrepreneurs politiques et hommes de main dans une économie refusant de se tourner vers la modernité.

La concentration voulue par le monopole et les moyens mis en œuvre pour y parvenir vont à l’encontre du bien commun. Le Monopoleur abrité sous le parapluie des positions acquises n’a aucune motivation à produire mieux ni à mieux servir ses clients. La protection l’habilite à privilégier le très court terme en négligeant tout aspect lié à la compétitivité de son entreprise et de l’économie en général. La formation des cadres ou l’investissement dans des matériels plus performants au niveau micro tant la réclamation de l’amélioration du système éducatif ou de la compétitivité de l’économie au niveau macro n’ont aucune signification. Pour garantir la rente, de telles dispositions ne jouent pas toujours un rôle essentiel. La corruption et le contrôle des gangs, admettent-ils, sont au monopole ce que l’innovation et la prise de risque sont à la concurrence.

Enfin, l’entreprise étant un organe de répartition de la valeur créée, les monopoles qui consacrent leur absence facilitent l’aggravation des inégalités. Celles-ci alimentent des frustrations légitimes chez les laissés pour contre et constituent la véritable source d’instabilité. La route conduisant les populistes et les démagogues au pouvoir est malheureusement pavée de ces indignations sans doute trop justes pour être adressées avec sérieux et détermination.

Le capitalisme de copinage ne constitue pas une invention haïtienne. Par contre, difficile de trouver ailleurs un modèle faisant autant l’impasse sur l’idée de destruction créatrice de Schumpeter. Pour preuve, jamais l’emprise des monopoleurs sur cette économie moribonde n’a été aussi forte ni l’ascension sociale des néo-politiciens aussi fulgurante. Parallèlement, la collectivité s’agonise. Le risque de marché incombant aux premiers ou à tout entrepreneur dans une économie capitaliste lui est transféré intégralement et en permanence. Aux seconds, elle doit garantir frasques et désir de grandeur. Rien de mieux pour comprendre la facture qui lui est soumise en retour qu’une simple analyse du rapport qualité-prix des biens et services à sa disposition. De manière plus structurelle, la mesure du mal se jauge à l’école, à l’hôpital, dans chaque commissariat et coin de rue. Le débat pourtant, monopolisé par les mêmes acteurs, se porte ailleurs. Ce choix résulte d’une parfaite entente entre politiques et forces économiques rétrogrades pour le maintien du pacte de l’indignité traduit par la capture des gains par quelques-uns et laissant tous les risques à la majorité. Dans ce concert où le refrain « vive la rente et le trafic » est scandé en chœur, l’entrepreneur innovateur est honni, les idées de Schumpeter combattu avec rigueur, violence et corruption. Pour y mettre fin, les sanctions annoncées, dans ce format, suffiront-elles ? 

 

Duquesne PROPHETE

duquesnep@yahoo.fr

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