Haïti : repenser la crise

L’indépendance d’Haïti est universellement reconnue comme étant un épisode fondamental de l’histoire de la modernité et des libertés. Fort de l’héritage des aïeux, l’Haïtien arbore, depuis 1804, cet orgueil légitime d’appartenir à ce que François Mauriac a appelé « l’élite de l’humanité ». Ce sentiment, il faut l’avouer, a été soumis à rude épreuve au fil de nos 220 ans d’histoire et, tout particulièrement, depuis les trois dernières décennies. La crise politique, devenue chronique, atteint aujourd’hui son apogée. La faiblesse de l’Etat, accentuée par les lacunes personnelles des hommes qui ont été appelés par les circonstances à le diriger, n’a jamais été plus manifeste. Toutes les structures mises en place ont fini par voler en éclats. Même nos acquis les plus emblématiques, les libertés essentielles et la démocratie représentative, sont aujourd’hui menacés. Portant un regard désabusé sur ce qu’est devenu ce pays qu’elle connaît de longue date, l’ex-ambassadrice des Etats-Unis d’Amérique, Mme Pamela White, a résumé en termes graves la situation actuelle : « Haïti : le triomphe du mal » [1].

La désagrégation des institutions haïtiennes a créé un vide où se sont engouffrés les gangs armés. L’ampleur du phénomène a pris tout le monde par surprise. Le pays est non seulement entré en déliquescence, il est en « guerre », comme le laissent entendre maints experts militaires. Mais les autorités haïtiennes affichent une incapacité totale à penser cette « guerre » d’un nouveau genre, à concevoir et mettre en œuvre une stratégie de riposte cohérente. Dès lors, les gangs qui contrôlent plus de 60 % du territoire de la capitale continuent de grignoter chaque jour du terrain, et leurs chefs se projettent déjà en nouveaux acteurs incontournables sur l’échiquier politique.

Par-delà les revendications multiples et les flambées de violences, on se trouve confronté, en fait, à un bouleversement des équilibres traditionnels, s’accompagnant d’une demande collective particulièrement forte de transformation du politique et de l’économique, de renouveau démocratique et de justice sociale.

A l’évidence, le pays aspire à un nouvel ordre de choses.

La communauté internationale, pour sa part, n’a cessé de gesticuler. LEtat de droit, ce leitmotiv des missions successives déployées par le Conseil de sécurité des Nations Unies depuis 19 ans, s’est  graduellement effrité, tel un « vernis précaire ». Alors que les gangs resserraient leur étau sur Port-au-Prince, l’ONU n’avait rien trouvé de mieux que de proposer l’établissement de « couloirs humanitaires » pour assurer l’acheminement de l’aide aux populations prises en otage. Cette impuissance est, au demeurant, à l’image des défaillances de la coopération internationale en Haïti, comme l’a constaté sur place un ancien coopérant : « Ce que j’ai vu alors, écrit-il, c’est une aide internationale un peu déboussolée aussi affligée de corruption et, surtout, des projets qui ne répondaient pas aux besoins des Haïtiens et, pour certains, ont même nui à l'économie haïtienne. » [2].

Certes, la Représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU, Mme Helen La Lime, a décrit en termes assez justes les « trois crises croisées » auxquelles est confronté le pays : la crise économique, la crise sécuritaire et la crise politique. Mais ce qu’elle a omis de souligner, ce sont les interactions dynamiques entre ces trois crises et la perspective réelle qu’elles débouchent un jour ou l’autre sur une situation échappant à tout contrôle. A ce sujet, le président de la République dominicaine partie concernée et intéressée tout à la fois , a été jusqu’à évoquer ce qu’il appelle la « somalisation » d’Haïti, faute d’un concept plus adéquat qui embrasse toutes les dimensions de la crise. En parallèle, d’autres voix s’élèvent dans la région réclamant le déploiement d’urgence d’une force d’intervention multinationale pour « stabiliser » la situation en Haïti, perçue à tort ou à raison comme ce fut le cas en 2004 , comme une menace insupportable à la stabilité des Caraïbes et à la paix et la sécurité internationales.

Jusqu’à tout récemment, les mécanismes traditionnels de la politique internationale envers Haïti ceux des États-Unis singulièrement  semblaient être devenus inopérants. Le peu de résultats des nombreuses missions dépêchées par l’administration Biden illustre bien le malaise et l’indécision des autorités américaines. Il aura fallu la brutale détérioration de la situation au cours de l’été 2022 pour que soit déployée l’arme des sanctions ciblées, dans la foulée de la résolution 2653 du Conseil de sécurité. Ce changement de cap marque incontestablement une volonté de la communauté internationale des États-Unis et du Canada au premier chef d’accroître les moyens de pression et de coercition sur les acteurs nationaux de la crise. Néanmoins, si l’on s’accorde à reconnaître la relative efficacité des sanctions mises en oeuvre, force est de reconnaître qu’elles ne sauraient constituer, à elles seules, l’ultima ratio, capable d’influer de façon décisive sur le règlement d’une crise aux racines anciennes, nombreuses et profondes.

L’un des défis qui se posent aujourd’hui consiste à penser la complexité de la crise haïtienne. Pour l’instant, on reste frappé par l’indigence du discours des acteurs nationaux devant la gravité de la situation et l’ampleur des changements qui se sont produits au fil de ces dernières années dans l’environnement économique, social et politique. Quelque direction que prendront les événements dans les prochains mois, les élites nationales, tout  comme la communauté internationale, ne pourront faire l’économie d’un examen en profondeur des facteurs ayant conduit à l’effondrement sans exemple de la société haïtienne, ainsi que des modalités d’une refondation viable et pérenne de l’Etat.

A cet égard, il convient de saluer le récent manifeste du secteur privé haïtien [3], qui semble annoncer un salutaire réveil des consciences. Prônant une « rupture avec le passé », il plaide pour un nouveau contrat social, assorti de « nouvelles règles de conduite de la politique et des affaires en Haïti ». L’un de ses points forts est l’accent mis sur la réforme de l’Etat, essentielle mais constamment différée par une succession de dirigeants trop souvent dépourvus de véritable culture de gouvernement. Car, tout compte fait, la crise actuelle est, pour une large part, le résultat de la gouvernance à l’haïtienne, avec son effrayant cortège de défaillances, de lacunes, de non-décisions et de mauvaises décisions. L’historien Thomas Madiou dénonçait déjà ce mode singulier de gouvernance qu’il qualifiait non sans raison de « direction par fantaisie » [4].

L’heure est venue de se pencher, avec le « réalisme patriotique » qu’exigent les circonstances, sur les causes profondes du malheur haïtien, la faillite des institutions, les carences des acteurs qui ont conduit le pays au bord du précipice, et de s’engager dans voie de la reconstruction et du redressement national. La pire des hypothèses serait l’absence de tout consensus national pour l’adoption de « ces grandes mesures de salut public auxquelles on eût dû songer, depuis de nombreuses années, au lieu de s’entre-déchirer, en se croyant invincibles », pour reprendre l’expression de Madiou [5]. Car, à défaut d’une solution nationale viable à l’horizon 2024, il y aura lieu de craindre que la communauté internationale ne cède à la tentation de laisser « cuire dans leur jus » les Haïtiens, incapables de se gouverner, ainsi que le préconisait déjà Talleyrand au début du XIXe siècle.

C’est donc le moment de se rassembler pour dessiner l’avenir, de forger des « pensers nouveaux » afin de s’attaquer aux « durs problèmes, toujours posés, jamais résolus », et de mobiliser les forces vives dont l’union seule permettra de casser les mécanismes de l’« État bandit » [6] et de sortir enfin du « cercle de nos échecs » [7].

Par Jean Fortin Chery, Conseiller en Développement international et Coopération, Ottawa, 2023.01.02

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Notes

[1] « Le mal triomphe en Haïti, et les États-Unis ne font pas grand-chose ». Titre d’une tribune de l’ambassadeur White dans le Washington Post, cf. Le Nouvelliste, 4 décembre 2022.

[2] Claude Gélinas, dans le Courrier des lecteurs du journal Le Devoir, 23 novembre 2022.

[3] Le Nouvelliste, « Des membres du secteur privé appellent à mettre un terme à la crise », 8 décembre 2022.

[4] Thomas Madiou, Autobiographie, Éditions Henri Deschamps, Port-au, Prince, 2017, p. 79.

[5] Ibid., p.19.

[6] Guy Taillefer, « Casser l’État bandit », éditorial du journal Le Devoir, 23 novembre 2022.

[7] cf. Frantz Duval, « Haïti 2023, sortir du cercle de l’échec », Le Nouvelliste, 23 décembre 2022.

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