Haïti : une urgence continentale

À l’heure où l’insécurité, la misère et le désespoir poussent des dizaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants en provenance d’Haïti à s’aventurer dangereusement en mer ou jusqu’en Amérique du Sud sur des milliers de kilomètres à travers les montagnes, la jungle, exposés aux pires agressions, pour gagner les États-Unis et de là, avec un peu de chance le Canada, il faut revenir à la case départ pour mieux comprendre le sort fait à leur pays. Réaliser d’abord combien le peuple haïtien a toujours été au cœur des grands enjeux du monde et a dû payer le prix de son insolente venue sur la scène des nations libres.

Ancienne colonie française, dans l’enfer des puissances européennes qui ont dépossédé, déshumanisé, détruit des peuples sur l’ensemble de la planète, l’improbable nation, la République dHaïti est née de la rébellion de 500 000 esclaves noirs qui réussiront à s’affranchir par eux-mêmes.

Leur exploit impulsera dès 1804 la déferlante mondiale du mouvement de décolonisation et de l’abolition de l’esclavage.

Mais, de l’hégémonie post coloniale et de la volonté des États-Unis, sous l’inspiration de la doctrine Monroe, de dominer les Amériques, Haïti ne s’en  sortira pas. Sous la férule de régimes autocratiques et prédateurs soutenus par Washington, la jeune République se retrouvera maintes fois désarticulée. L’économie du pays handicapée dès le départ sous le poids de la lourde dette de réparation exigée par la France, son trésor public sera pendant plus dun siècle aux mains d’une banque française, puis  allemande et américaine. 

De l’humanitaire supranational, du fonds de commerce des logistiques de crises consécutives aux catastrophes naturelles, le pays a également pâti. Les riches pourvoyeurs de service dans le pays et les ONG internationales ont beaucoup encaissé, la population, elle, n’a vu que passer. 

Haïti n’échappera pas non plus aux redoutables réseaux des narcotrafiquants de la région. Ces organisations criminelles transnationales sont passées maîtres dans la manière de déstabiliser des États faibles, par la corruption et la violence. Elles savent s’emparer des territoires, dégager les circuits de leurs nombreux trafics, non seulement de stupéfiants, mais aussi d’armes et de personnes. Et pour mieux terroriser, les attentats ciblés et le kidnapping sont leurs tactiques les plus redoutables.

En Haïti comme ailleurs, des membres des forces de l’ordre, du secteur politique et des cercles affairistes sont sous la houlette de ces criminels. Le Président Jovenel Moïse, comme d’autres, s’en est aussi dangereusement approché et n’est pas le premier dans la région à avoir été liquidé par ces malfrats qui, dès lors qu’ils jouissent de l’impunité, ne deviennent que plus puissants.

Et que dire de l’insouciance des gouvernements canadien et américain dans leurs décisions de déporter vers Port-au-Prince des petits trafiquants d’origine haïtienne, sans même consulter les autorités du pays, déversant ainsi sur la faible nation un fléau insurmontable. Ces déportés, qui évidemment n’étaient pas poursuivis, forts de leurs réseaux, ont vite fait d’ancrer leurs activités criminelles en sol haïtien et de grossir les rangs de la nébuleuse des narcotrafiquants.

Le problème est continental. La République d’Haïti n’arrivera pas à s’en sortir seule. La responsabilité se doit d’être partagée entre tous les protagonistes internationaux de ce drame. Un vrai exercice conjoint de vérité et d’imputabilité s’impose, de manière concertée et ordonnée.

La souveraineté du pays a été si souvent flouée qu’elle est en lambeaux. À la suite de l’assassinat du Président Moïse, ce sont des ambassadeurs étrangers, avec l’assentiment de leur capitale et la participation des Nations Unies qui ont procédé sans retenue à l’installation du Premier ministre Ariel Henry et du gouvernement de facto actuellement en exercice en Haïti. Il s’agit d’une situation hors du commun dans l’histoire contemporaine. On assiste à une débâcle absolue du multilatéralisme. Cela s’est passé sans considération pour une population aux abois qui réclame depuis des années le respect de l’État de droit et pour la mobilisation de  centaines d’organisations de la société civile haïtienne soucieuses d’un retour à l’ordre constitutionnel.

Pour honorer la fonction dans laquelle il a été placé et rétablir la confiance dans le système judiciaire il eut fallu que le Premier ministre accepte de se soumettre à l’interpellation de la justice, de répondre aux questions dans l’enquête autour de l’assassinat du Président Moïse.

Au bout d’un an de chaos, d’insécurité totale, sur fond aussi de résurgence du choléra et d’une crise humanitaire qui s’aggrave, Ariel Henry est récemment arrivé à un accord avec une partie de la société civile donnant lieu à un Haut conseil de la Transition (HCT) et un Organe de contrôle de l’action gouvernementale (OCAG). Cet accord débouchera-t-il sur une alliance sociétale inclusive, une formule consensuelle de gouvernance de transition, une force de proposition portée par les Haïtiennes et les Haïtiens eux-mêmes, avec pour finalités ultimes l’intérêt supérieur de la nation et le bien commun?

Il faut une feuille de route qui permette d’aller au plus pressant, c’est-à-dire éradiquer les gangs armés qui contrôlent la capitale et paralysent le pays. Pour cela Haïti a indéniablement besoin de renforts solides, en s’inspirant de ce que d’autres pays du continent et ailleurs dans le monde ont su mettre en œuvre dans des circonstances semblables.

Il faut une gouvernance inclusive, robuste et représentative, solidement structurée pour bien établir les modalités d’une coopération internationale solidaire avec Haïti. Ne serait-ce que pour l’encadrement urgent de la Police nationale haïtienne, malheureusement très infiltrée par les criminels. Comme pour le contrôle des activités portuaires afin de lutter efficacement contre la circulation et le trafic d’armes en provenance principalement des États-Unis. L’économie de l’insécurité est florissante et ses bénéficiaires résistent à tous les changements qui s’imposent pour la reconquête et la sécurisation du territoire national.

Dans ces mêmes modalités, il sera possible de dégager une stratégie de réponse au choléra et à la crise humanitaire. Tout comme pour la réorganisation du processus électoral, la remise en fonctionnement du système judiciaire et certainement une réforme constitutionnelle pour essentiellement simplifier et moderniser la gouvernance politique.

La paix et la sécurité ne se construisent qu’avec l’apport essentiel des populations. Des expériences menées ailleurs l’ont démontré par le renforcement de la résistance civile, le soutien à des initiatives et des actions citoyennes fondamentalement non violentes. Elles ont l’avantage d’être en faveur de réformes progressives, de la justice et de la cohésion sociale. Les femmes, cela est notoire, jouent un rôle primordial dans le succès de ces campagnes de résistance civile et leur implication augmente les taux de participation publique.

Le temps presse. Le pays est en danger. Haïti a besoin d’un front uni pour sortir de cette crise et avancer vers un gouvernement élu doté de la légitimité nécessaire émanant d’un mandat clair du peuple haïtien pour affronter tous les problèmes de fond.

 

Michaëlle Jean

 

La très honorable / The Right Honorable Michaëlle Jean

27e Gouverneure générale et Commandante en chef du Canada /

27th Governor General and Commander in Chief of Canada 

(2005-2010)

 

Envoyée spéciale de l’UNESCO pour Haïti/

UNESCO Special Envoy to Haiti 

(2010-2014)

 

Ex-chancelière de /

Former Chancellor of Université d’Ottawa / University of Ottawa (2011-2014)
 

Ex-Secrétaire générale de la Francophonie /

Former Secretary General of the International Organization of la Francophonie 

(2014-2018)

 

Chancelière de / Chancellor of United College of the University of Waterloo (2020-…)
 

Chancelière de/Chancellor of

Université Africaine de Développement/ African Development University (2021-…)


Co-Founder & Co-President of/

Cofondatrice et coprésidente de

 

Fondation Michaëlle Jean Foundation
445 Sussex Drive 
OTTAWA (Ontario) 

Canada K1N 6Z4

 

Secrétariat Michaëlle Jean Secretariat : 

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