Qu’il y ait sur ton chemin de la boue ou des fleurs, partage !

Ma tante est morte. À Port-au-Prince, de sa belle mort. Née à Jean-Rabel quatre-vingt-quatorze années plus tôt, elle a toujours souhaité être inhumée dans son patelin. De la capitale vers le département du Nord-Ouest, plusieurs passages sont contrôlés par des bandits. Faut-il risquer sa vie pour enterrer une morte ? Ferons-nous comme Antigone ? Vu la dangerosité de nos routes et l’insécurité ambiante, la parentèle installée dans la diaspora penche même pour faire partir la dépouille vers une terre plus tranquille.

Heureusement, la volonté de celle qui n’est plus finit par l’emporter. Nous irons la mettre en terre à Jean-Rabel. Per fas et nefas. Quel est l’itinéraire le moins à risques dans ce pays où du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest des bandits verrouillent l’accès aux routes nationales ?

Formant un convoi funèbre qui compte quatre véhicules, nous nous engageons pour une redoutable traversée. Seule la morte est épargnée de la peur qui occupe l’esprit des voyageurs et davantage encore celui des parents et amis de la capitale et de la diaspora qui suivent le parcours à la minute. Têtes et lèvres multiplient les oraisons. Les détours qu’on est forcé d’emprunter pour éviter les niches de hors-la-loi rendent le voyage deux fois plus long. Les heures passent, les kilomètres s’additionnent. Nous ne sommes toujours pas en direction du Nord-Ouest. On traverse le Plateau Central de part en part. On pique une tête dans le Nord, à Saint Raphaël avant de reparaître dans l’Artibonite. Nous atteignons Gonaïves venant d’Ennery, après avoir touché Saint Michel de l’Attalaye. À vos cartes d’état-major, les amis, pour bien comprendre que de Port-au-Prince à Gonaïves, la route droite n’est pas le plus court chemin. Le plus court chemin est réservé à la flânerie quand le pays sera redevenu Haïti chérie. 

Tournant le dos à la Cité de l’indépendance, nous sommes enfin en pays connu. Nous pouvons avancer les yeux fermés, Morne Lapierre, Anse Rouge, Corridon... Il ne faut pas accélérer cependant. La nuit est tombée, l’asphalte a pris fin, aucun lampadaire pour éclairer les pistes poussiéreuses et les pentes raides. Mais la peur nous a quittés. À tout le moins, elle a changé de nature. Dans notre Far West, avec une obscurité totale alentour, on redoute par-dessus tout une panne. Dieu merci, nous en sommes épargnés. Nous voici en vue de Jean-Rabel. Il est presque 9h du soir, vendredi. Nous sommes partis de Port-au-Prince le matin à 10h.

Mais la boue s’invite à la fête. Après tout, il ne manquait qu’elle pour que notre équipée soit complète. Deux des voitures de notre convoi ne sont pas de vraies 4x4. Prises dans la gadoue, elles se dandinent, gigotent, se trémoussent. Émile Ollivier, aurait parlé de danse de Saint Guy. Si vous n’avez pas encore assisté à ce spectacle, les amis, dépêchez-vous de combler cette lacune. Grâce à l’habileté de nos chauffeurs, les pneus embourbés sont dégagés. Nou rive nan peyi n.

Un bon bouillon nous console (un peu) de toute cette boue, de toute cette peur, de ce trajet complètement insensé. Et puis, même dans des circonstances pénibles, il fait bon se retrouver chez soi, parmi les siens.

La veillée est écourtée en raison de la fatigue. Il pleut à verse pendant la nuit. Le bruit de la pluie tambourinant sur la toiture me réveille, bien avant que j’aie eu mon compte de sommeil. Je me remets à stresser. Comment sera la route après ces précipitations qui se prolongent ?

Dans la matinée de samedi, la pluie continue faiblement. Mais en début d’après-midi le ciel s’éclaircit et les funérailles se passent comme ma tante aurait voulu. Elle est exposée dans la cour de chez elle, d’où nous partons à pied, suivant le corbillard. De l’église au cimetière aussi nous faisons route à pied, le cercueil porté à bras d’homme. Les funérailles en province ont ce cachet particulier…

Ma tante est morte et enterrée. Comme elle l’avait voulu. Mission accomplie.

Il nous faut retourner vivre dans notre capitale mortifère. Nous repartons le lendemain dimanche. L’heure du départ a été fixée à 4h du matin. Il n’est pas question d’arriver dans l’Ouest, par l’entrée nord, après le coucher du soleil. On nous l’a fait jurer 400 fois. Il faut se donner une marge pour d’éventuelles pannes et pour patauger dans la boue comme au temps de notre enfance.

C’est bien compté, bien calculé. La boue nous immobilise au sortir de la ville, au lieu-dit Kolèt, comme l’avant-veille. Collante, épaisse, gélatineuse, elle a pris des forces neuves. En quantité et en qualité. À Kòlèt, kole w pran, pa kole w pran. Pour décoller une des voitures complètement enlisée, nous faisons appel à T., un de nos cousins vivant à Jean-Rabel que nous tirons de son lit. Il s’amène avec sa toute-puissante « Zo reken ». Je ne suis pas payée pour faire de la publicité, mais machin sa a se traktè. À l’aide de grosses chaînes, la voiture qui auparavant refusait d’obéir à son conducteur est ramenée dans le droit chemin. La manœuvre est répétée un peu plus loin. Mais une fois dégagé de la boue, notre pseudo-tout-terrain se met à chauffer. Il écume. Il faut lui laisser le temps de se calmer. Au total, entre attendre la remorqueuse, décoller la voiture plusieurs fois, rafistoler ce qui s’est cassé au passage et laisser les pauvres engins refroidir, cela aura pris près de trois heures. Il est 7h quand nous reprenons la route pour de bon.

Le spectacle de cette boue qu’il faut affronter – en 2023 – me ramène des décennies en arrière, à ces voyages de mon enfance où les choses ne semblaient guère dramatiques. Nous voyagions en camion et il arrivait que l’on reste collé dans la boue des heures, voire toute la nuit. Je me souviens d’un chauffeur de camion qui, lorsque ses pneus étaient pris dans la vase, manœuvrait son volant debout dans l’habitacle. J’entends encore la voix de cet autre chauffeur disant « n ap ranmase balan » pour exprimer sa manière de gérer les balancements de son poids lourd patinant dans la boue. Je répète que c’est un spectacle à voir. Le mieux, pour vivre toutes les sensations (y compris la peur) serait de le faire à bord d’un camion. Vous aurez aussi le rythme régulier du changement de vitesse.  Ces grondements cadencés sont une musique indissociable de mes souvenirs d’enfance à Jean-Rabel.

Dans nos esprits d’enfant, l’état catastrophique de la route était presque un motif de fierté. Catinette est le nom d’un autre tronçon particulièrement redoutable en temps de pluie. Pour nous, c’était une référence. Et quiconque nous vantait les mérites d’une voiture tout-terrain robuste, s’entendait répondre: « Al lage l Catinette ». G., mon frère l’a répété à satiété lorsqu’un concessionnaire automobile a lancé ici la marque Lada Niva. En guise de spectacle promotionnel, une Lada Niva a escaladé les pentes abruptes menant à la Citadelle Henry, pour être photographiée devant le célèbre monument. Comme preuve visible d’endurance et de robustesse. C’était, je crois, au début des années 80. À la maison, nous n’étions guère impressionnés. À nos yeux, le seul test concluant en la matière était Catinette couvert d’une boue coriace.

Le morne Catinette a été bétonné depuis. Mais je me demande si tout ce qui reste de boue à assécher dans ce pays ne finira pas par engloutir les vivants et les morts.

Aucune note d’espoir dans ce bourbier ? Pas une seule fleur ? Oui.

À la sortie des Gonaïves, une panne de pneu nous condamne à une autre longue station. Le pneu est irréparable, et le pneu de rechange ne vaut pas mieux. Il faut trouver à en acheter un d’occasion dans la ville. Un dimanche en milieu de journée ! Rien à l’horizon. Hormis un vendeur installé sous un arbre qui, se croyant plus malin, fait monter les enchères. V., mon cousin qui est au volant, a repéré une voiture du même modèle garée près du trottoir. Il demande de l’aide aux occupants, deux jeunes hommes au visage sympathique. Que fait le chauffeur ? Sans hésiter, il nous prête son propre pneu de rechange. On le lui renverra par un autobus le lendemain. Il ne nous connaît ni d’Adam, ni d’Eve. Reconnaissants et émus, nous nous disons que c’est un ange sollicité par feu notre tante. Nous nous disons aussi : Peyi a gen moun toujou.

 

Nathalie Lemaine

19 janvier 2023

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