Maudeline Dérival ou la réappropriation esthétique de « Kite m ri » de Beethova Obas

« S'il existe des artistes haïtiens qui, par cécité intellectuelle, ne voient pas la situation de la débâcle actuelle du pays, je leur dis :  Viens  à Martissant, à Canaan, au Bélair, à Carrefour-Feuille, à Mariani, mesurer le poids de l'horreur, de la barbarie et de la terreur,.. «  M pa ka ri sa wè la »…

 

« M pa ka ri

Twop fizi nanpwen tet ansanm

M pa ka ri

Lò m wè san, m chonje  manman m

M pa ka ri

twop chay sou do m, twop nan do m »¹

 

                   Beethova Obas, Kite m ri, Album, Si,     1994, ( version originale) ; Maudeline Dérival, ( 1er prix du concours de chant Annchantebeetov, décembre 2023) ( Nouvelle version)

Il est de ces artistes qui, par l'expression mélodieuse de la  voix, charrient chez les mélomanes de vives émotions. Il est de ces artistes qui, s'appropriant des thèmes et des sujets déjà abordés, y posent et laissent leur marque indélébile, leur touche originale, inoubliable. Rares pourtant, sont les voix pouvant susciter à fleur de peau chez les aficionados tant de spasmes, des sensations fortes, que celles qu' a fait naître Maudeline Dérival dans sa reprise exécutée avec maestria de la chanson « Kite m ri » de Beethova Obas. Très rares, ces voix dont le passage à la postérité demeurent Polichinelle. « Liberté » de Magnum Band, « Yo » de Tabou Combo, « Caroline » de Skah Shah, « Kite m ri » de Bethova Obas constituent un pied-de-nez à l'éternité. En effet, un peuple qui a produit un Jacques Roumain ne peut pas mourir, ne saurait morrir ! 

Les rois fous de l'immédiateté et de l'éphémère peuvent s'accrocher à écumer les thématiques ayant rapport aux petits désirs coupables. Leurs compositions empreintes d'artifices, espèces d'étoiles filantes, mourront, passeront l'arme à gauche, avant eux et, ne leur succéderont pas.

Dans le cas de notre analyse, on tentera de situer la chanson de  Beethova Obas reprise  par la  talentueuse voix de Maudeline Dérival dans le contexte actuel. On essayera, par la suite, de montrer le jeu polyphonique ( la polyphonie) qui s'y opère, puis l'utilisation de l'ellipse comme figure, des tropes telles l'ironie, la périphrase ironique, l'antiphrase, etc.

Maudeline Dérival constitue l'une des participants du concours de chant « AnnchanteBeethov », réalisé par le staff  l'artiste Beethova dans le cadre de la célébration de ses 35 ans de scène et de carrière. L'artiste Maudeline demeure celle qui a reçu le premier prix du concours et l'un des 7 gagnants. Elle a interprété la chanson « Kite m ri » de Beethova Obas. Cette chanson figure dans sa version originale sur l'album « Si » du  chanteur, paru en 1994.

Dans la mouture principale, la chanson exécutée par la voix de Beethova situe les émotions et la détresse populaires évoquées dans le contexte du coup d'État militaire de  Raoul Cédras ( 1991-1994) et le retour de Jean Bertrand Aristide dans les malles des soldats américains. Les voix polyphoniques s'apparentent ( dans la première version) d'abord, à celle d'un/e humble fils ou fille du peuple ou des quartiers pauvres du pays ( M pa konn ri/ Lò m ri se pou m maske kriye m/ Pa kwè m ri/ Sa je m wè reponn mwen nan nanm/ nanm mwen chire). Ces vers traduisent la peur,  les violences et les tribulations vécues par les gens du peuple dans le contexte des luttes menées pour le triomphe de la démocratie et contre la dictature. Les troubles vécus laissent  des séquelles profondes dont les faits  énoncés ( Lò m ri se pou m maske kriye m/ si m ri ou met mande m sa k rive m/    Lè w wè dan m, ou pa wè anndan m) ne sont que les manifestations psychiques ( refus, troubles, refoulements, transcendances). Un certain travail psychanalytique est opéré par l'artiste dans l'énonciation  des troubles et blessures psychiques que laissent les séquelles des plaies vives internes et externes ( viols, massacres, bastonnades, assassinats).

Les paroles suivantes ( Lò m wè san, m chonje  manman m/ M pa ka ri/ twop chay sou do m, twop nan do/ twop cha, twop bòt 2 mak sou po m) traduisent une scène de violence, de bastonnade et viol et de tuerie par les escadrons criminels des années 80, 90 et 2000. Beethova Obas a fait choix  de la figure littéraire de l'ellipse pour renforcer et concentrer l'objectif sur l'effet que sur la cause de l'action ou du crime ( lò m wè san, m chonje manman m/ ~ Lorsque je vois du sang les souvenirs de ma mère assassinée et violée me remontent à la mémoire). La figure elliptique  consiste dans « l'économie du dire, [où] le narrateur, [...] peut choisir d'ignorer, de passer sous silence ou faire le black-out sur différents moments de l'histoire ou du récit dont il juge secondaires ou anodins. C'est du procédé elliptique qu'il s'agit ou dont use le récitant dans la mise en œuvre de la trame narrative. Le black-out ou  passage sous silence ( turn-off) des épisodes narratives demeure moins un artifice purement fictionnel qu'un aiguisage au silex des traits ou des lignes-forces de l'histoire »². L'artiste Beethova use par ailleurs des figures telles l'antiphrase ( M pa ka ri/ pa kwè m ri ~ je pleure, je crie au contraire), la périphrase ironique ( God la bless America), la periphrase ( twop fizi Nanpwen tet ansanm), la figure métonymique ( twop cha, twop bòt 2 mak sou po m), l'ironie pour créer et renforcer la tournure du texte et de sa pensée.

La version interprétée par l'artiste Maudeline Dérival (2023), environ trois décennies plus tard, ancre dans une dynamique contextuelle nouvelle ( guerres de gangs contre la population haïtienne). Si, dans la version précédente, les escadrons de la mort de la dictature et du coup d'État suivis des colons Yankees constituent les auteurs des malheurs du peuple, dans celle chantée par la talentueuse Maudeline les nouveaux escadrons sont les mafieux gangsters de la capitale, les politiciens et dirigeants corrompus haïtiens et de la classe économique. Les voix polyphoniques demeurent ici, d' une part, les habitants ( des quartiers Bélair, Martissant,  Carrefour Feuilles, Plaine du cul-de-sac, Mariani, etc) chassés de leur logis par la terreur des gangs qui ceinturent Port-au-Prince et enferment le pays dans la terreur ;  d'autre part, toutes les femmes et filles victimes de viol, de kidnapping dans les grands lieux de mort que sont devenues les villes d'Haïti. Les images de la vidéo, offrant un nouveau support au texte et à la voix de Maudeline Dérival, renforcent l'actualité de la chanson nouvellement interprétée avec brio par la superbe voix de l'artiste. Ce pays qui a produit Lumane Casimir, Martha Jean-Claude, Carole Demesmin, Yole Dérose, Émeline Michel, Maudeline Dérival, ne peut pas mourir !  Non !

La chanson « Kite m ri » de Beethova Obas, interprétée par l'artiste Maudeline offre une autre possibilité de lecture. Les figures polyphoniques évoquées peuvent s'apparenter notamment au peuple souffrant, victime des expéditions punitives des militaires et de leurs affidés d'autrefois, aujourd'hui, aux gens des bas quartiers victimes de la terreur des gangs, mais aussi aux femmes et filles, victimes dans leur chair de violence sexuelle érigée en méthode d' abêtissement et de domination par ces plaintives créatures de sac et de corde. Dans un univers macro, tous ces gens souffrants sous la barbarie de ces misérables symbolisent par une vibrante prosopopée ou allégorie le pays, la souffrante Haïti qui expire sous les coups des attaques racistes de l'occident collectif ( twop zam nanpwen tèt ansanm / il faut constamment soulever les gens sans chaussures contre les gens à chaussures/ voilà la prophétie d'un ancien dirigeant de l'occident que l' on est en train de vivre aujourd'hui) ( God la bless America, tout ti nasyon yo byen blese ). Mais l' énoncé « God la bless America » revêt plutôt ici une signification ironique. Toutes les victimes de la barbarie des gangs- dont les manches longues et les cargaisons de balles viennent tout droit des douanes de la Floride- proclament comme une litanie « God la bless America ». Sous ces paires de lèvres souffrantes, expirantes, cette expression ne présage nullement une bénédiction, mais plutôt, le contraire !

Le texte Kite m ri de Beethova Obas, interprétée par la voix ô combien très vibrante de Maudeline traduit la triste réalité que vit dans son corps et sa chair l'humble peuple haïtien. Le texte littéraire ou la chanson se doit de donner une mission. Nous le situons dans la démarche dénonciatrice. L'écriture ou la chanson ne doit pas se voiler des quartiers d’innocence ! La chanson ou le texte littéraire doit être Action. D'où l'urgence de la littérature au temps de la débâcle. Le chanteur ou le littéraire a une mission et la littérature ne saurait avoir comme fin qu'elle-même. Soulignons ces images tirées du texte « Kite m ri » ( nanm mwen chire, maske kriye m), ses parallélismes ( Lò m ri /se pou m maske kriye m), ( Lè w wè dan m / m pa wè andan m ( l'apparence et l'intérieur), ( Sa je m wè reponn Nan nanm (le vécu et le refoulé). La chanson de Beethova, s'il n'est pas totalement un texte littéraire, compte des passages poétiques, à la limite littéraire. Le texte peut être étudié dans une perspective littéraire ou dans le cadre de la littérature haïtienne d'expression créole.

Un champ lexical appartenant à la désolation, à la douleur, à la souffrance parcourt le texte de Beethova Obas « nanm mwen chire, m pa ka ri, blese, fizi, san, sonje manman m, mak sou po m, kou nan do m , twop chay, twop, twop » et traduit les cris, les pleurs d’un peuple excédé sous les poids de la trahison,  ( A 2 pa la/ tout près d’eux (USA), des coups bas, de la tristesse, de la détresse et de la souffrance générale.

L'artiste Maudeline Dérival demeure une voix confirmée qui se révèle au public avisé haïtien. Les voies pavées de lauriers s'ouvrent déjà toutes grandes à son destin d'artiste. Qu'elle continue à briller et à rayonner de tous feux ici et sur tous les podiums à l'extérieur. Haïti souffre, mais ta voix, Maudeline Dérival, nous dit qu'Haïti ne mourra pas. Une certitude, ça ne ment jamais!

 

James Stanley Jean-Simon

E-mail :  jeansimonjames@gmail.com

 

Notes

¹) Obas, Beethova, Kite m ri, Album, Si, 1994

https://www.wikimizik.com/browse-by-artist?artist=Beethova%20Obas

Jean-Simon, James Stanley , Polyphonie, engagement et ellipses dans « Dyaman nan bidonvil » de Zafèm, et « Petite fleur du Ghetto » de Jean D'Amérique, in Le National

https://www.facebook.com/858125614259359/posts/9553783714693462/?mibextid=MxTYgLaxjQnoCJnv

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