Haïti : du rabòday ou de la musique profane à la carte

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Le rabòday haïtien, d’un rythme foncièrement profane, se cherche jusqu’à s’introduire dans le religieux. C’est une exception par rapport à d’autres rythmes plutôt à caractère sacré tels le Yanvalou, le Mayi ou le Dawomey d’après Erol Josué cité par Ducrépin (2023). Il serait assimilé et renvoyé au  Blues à ses débuts dans le sud des États-Unis, qualifié de musique du diable. En effet, « le sacré est tout ce qui ne peut être touché impunément, voire moqué, tordu, profané » (Simon, 2023). Sans avoir la prétention d’établir une analogie entre l’évolution du Blues et celle du Rabòday, nous avons constaté dans les deux cas un processus de désacralisation. Le Rabòday ne doit pas être confondu à l’expression anglaise du « Rap or die ». C’est un rythme propre à Haïti (Margron, 2014). Il se définit entretemps une passerelle en appropriant le religieux. Le Gospel Blues s’est servi de point de jonction en ce sens, mais le Rabòday est plutôt à la croisée des chemins en empruntant d’autres rythmes pour se faire bâtard et syncrétisé.

Le Blues a utilisé des instruments rudimentaires dont le fifre en bambou, une corde fixée à une planche, le jug ou le cruchon en terre. Il allait atteindre une grande technicité dans le temps. Le rabòday « moderne » est joué par les DJs. Il est davantage proche de l’afro pop » (Rouzier, cité par Ducrépin, 2020). S’il y a lieu de comparer le Blues et le rabòday c’est par leur passage du rudimentaire au moderne. Le rabòday est jugé de rythme dénaturé en quittant le folklore pour devenir électronique du fait de la partition de forts décibels exécutés par des Djs (Margron, 2014).

Le rabòday se cherche et tend à rejoindre des rythmes évangéliques protestants, voire s’adapter dans des refrains catholiques. Nous citons un morceau de Rabòday Levanjil de DJ Guy Mix (2021), « Baka yo tonbe », (soit le diable a été vaincu, en français). Les refrains ont maintenu une ligne liturgique. Le sens des mots s’inscrit dans le contexte religieux. Nous rapportons les séquences suivantes:

 « O non de Jezi baka yo tonbe.

O non de Leternèl , baka yo tonbe.

Lè m ap mache nan vèy denui yo

Baka yo tonbe »

Ce qui s’est traduit comme suit : Le diable a été partout vaincu, et sur tous les fronts.

Au nom de Jésus, le diable est vaincu.

Au nom de l’Éternel, le diable est vaincu.

Grâce à ma persévérance dans les prières de nuits.

Le diable est vaincu ».

 

Les notes déconcertantes ne manquent pas pour autant. La profanation est constatée quelque fois. C’est le cas du Méringue Rabòday “Ozana nan kay la “ (2014) qui fait référence à Ozana comme substitut du mari.

‘Ozana nan kay la (bis).. Bwòdè pa ka rantre’..

m pral nan misyon m kite Ozana nan Kay la…

Ce, pour évoquer sa capacité de contrôle sur le corps de la femme. Un macho est à la maison en mon absence durant son pèlerinage. Personne ne pourra le remplacer comme rival auprès de la partenaire. Ensuite dans des notes du titre ‘Letènèl k ap jere sa “

M di w m p ap bwè kleren…men kounye a m sou ou”

‘m pa wè madanm mwen (2 fois)

Sa k konnen. Gad yon doub pakin.Nan pwogram sa chaje madan   marye… nan pwogram sa.. chaje ti fanm deyò….

 

Comment accepter le bon ménage d’une musique misogyne qui s’immisce dans le monde religieux? Mais des thèmes évangéliques sont quelques fois détournés de leur sens originel et sacré. Ce qui est de l’ordre d’une désacralisation. il eut connu une certaine place dans des notes d’engagement sociopolitiques dans les prestations du ’ Fresh la ‘du groupe ‘Vwadèzil’ m pa nan pale fransè (2004) voire dans quelques chants évangéliques qui sont le fer de lance de mobilisation politique de 2019. Nous citons à titre d’exemple:” yon konba ret yon konba” puis  “n ap repare tout sa cheni yo te gate”.

Il y a lieu de noter aussi des refrains qui sont des expressions de la prévention de l’abus sexuel contre des enfants couramment appelé ‘Zokiki’ en Haïti dans le titre : “Bagay yo rive” de MagicFlow

“M pa tande zokiki ankò

Pakè a vire bagay yo

M pa tande after school ankò

Komisè a vire bagay yo

Anvan w pale ak yon ti fi

Fè l ba w laj li

Anvan w pale ak yon ti fi

Fè l ba w kat li

Katreven tan pé pran kenz an kounye a’.

En voici tout de suite les traductions. On n’entend plus parler de Zokiki. Le parquet sévit contre l’abus sexuel aux enfants. On n’entend non plus parler de After School. Le commissaire a changé la donne. Avant d’adresser une fille, veuillez lui demander son âge. Avant d’aborder une fille, demandez-lui de présenter sa carte d’identité. Les octogénaires se gardent de se mettre avec des 15 ans maintenant.

Le Rabòday est appelé à intégrer des thématiques de l’éducation à la citoyenneté et la promotion de la culture populaire. C’est le voeu de Karine Margron (2018). Pour Acacia: ‘on peut également encourager les jeunes artistes du Rabòday à présenter plusieurs versions de la même chanson, dont une version plus dure ou plus explicite devant un public averti’. Pour lui, le Reggaeton, le bachata ont connu du rejet dans le temps. Ils sont devenus patrimoine immatériel de l’humanité selon l’UNESCO (Acacia, 2017). La société ‘bien pensante’ a peur du rabòday, dans notre cas. Cette même hystérie, poursuit Acacia, a été connue par le hip-hop dans les années 80-90. Le Jazz n’a pas non plus échappé à de dénigrements, jugé comme une dépravation sexuelle par l’Église catholique irlandaise dans les années 30. Ces rythmes sont cotés de nos jours pour leur technicité et comme musique savante et à vocation éducative.

 

 Hancy PIERRE, professeur à l’Université

 

Repères bibliographiques

-ERWAN Dianteill, ‘la danse du diable eu bon-dieu. Le blues, le gospel et les églises spirituelles’, consulté online le 20 janvier 2020.

-SIMON James Stanley Jean  (2023), ‘Le rabòday haïtien, entre représentation et désacralisation du fait religieux, débat autour de cette perméabilité’ in Le National du 22/03/2023

-LAMY Obed(2018) ‘D’où vient la musique ‘Rabòday’, interview avec Karine Margron ? Loop News, 28 janvier 2018.

-Aly ACACIA (2017), ‘Faut il combattre ou encadrer le rabòday ‘? in Le Nouvelliste, 22 septembre 2017.

-JASMIN Frandy (2020), Musique haïtienne : Éléments des chansons rabòday

Suscitant l’émotion lors de l’écoute des femmes haïtiennes. Cas des femmes âgées de 15 à 30 ans du quartier Caridad, Faculté des Sciences Humaines, Université d’Etat d’Haiti.Non publié.

- DUCREPIN Sindy (2023) . ‘Le corps de la femme dans les chansons Rabòday en Haïti : Usages et enjeux’, Faculte des Sciences Humaines, Universite d’Etat d’Haiti.Non publie.

PIERRE Hancy (2022),’Le PAP JAZZ, une culture métissée a la croisée des chemins de l’IMAJ -JAZZ de Kesler BIEN -AIME dans son dialogue image, musique et mots’ in Le National du 25/01/2022.

-PIERRE Hancy (2023), ‘Les expressions de la musique haïtienne dans le prisme de la culture de masse: dilemmes éthiques et perspectives’ in Le National, Port-au-Prince.

PIERRE Hancy(2023) Haiti - Le Rabòday à l’aune de la musique populaire et de la musique savante ‘, in le National

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