Pour Jean-Claudy, Marion et Cédric
Le 10 décembre 2025, le Konpa – l’emblématique genre musical haïtien – est inscrit au Patrimoine universel immatériel de l’UNESCO. Et ce n’est pas trop tôt ! Ni démérité. Le Konpa est un authentique phénomène de société et un facteur identitaire rassemblant.
Cette reconnaissance mondiale signifie que notre pays continue de compter – malgré tout – et brille par sa créativité culturelle et artistique. Et ce, nonobstant les vicissitudes qu’il a connues et qu’il continue d’endurer.
Cette distinction universelle prouve par ailleurs deux choses : d’abord, Haïti n’est pas que violences, misère et fuite de cerveaux – contrairement à ce qui est sempiternellement et cyniquement véhiculé dans la plupart des médias internationaux.
Dans le cours de son histoire, notre pays a toujours su se distinguer par une production intellectuelle et artistique qui soit à même de correspondre valablement à ce qui se réalise de mieux dans le monde. Et quand on considère les conditions singulières de la venue au monde de la première République Noire, l’on ne s’étonne pas que celle-ci soit une matrice qui génère autant de femmes, d’hommes et d’œuvres exceptionnels.
Une longue tradition culturelle
Il y a de cela deux-cent-vingt-et-un ans, une nation nègre s’est forgée dans un écosystème international où il était obstinément et obsessionnellement décrété que les Noirs sont inaptes à la réalisation de choses rationnelles. Cette insanité n’a-t-elle pas été « abolie » par ceux-là même qui en subissaient les conséquences ? De la sorte, comme le remarque justement l’historien français Pascal Ory, dans son ouvrage intitulé « Qu’est-ce qu’une nation ? » (Gallimard, 2020), la venue au monde d’Haïti constitue une contribution majeure à la modernité politique mondiale.
Il y a de cela cent-quarante ans, en 1885, Anténor Firmin publia un ouvrage désormais classique De l’égalité des races humaines. Par sa prise de position scientifique dans le débat qui avait lieu à l’époque, l’auteur haïtien a efficacement tenté de sauvegarder l’intégrité du genre humain contre les assauts d’un pseudo-scientifique racialiste et raciste nommé Gobineau. Aussi a-t-il contribué à changer le cours doctrinal de l’anthropologie génétique moderne.
Ensuite, il se pose la question des particularismes universalisés et de l’exotisme. Comme on a toujours tendance à le faire accroire, tout ce qui est proposé par l’Occident serait normatif et universel. En revanche, ce qui n’est pas du cru de l’Occident relèverait, naguère, de la barbarie et, aujourd’hui, est désigné sous l’appellation euphémique d’exotisme (du grec : exo = dehors ; exoticos = qui vient de l’extérieur. Du latin : exoticus = étranger, venu d’ailleurs). La vérité est que le génie n’est pas l’apanage d’un peuple en particulier. Il est peut-être la chose la mieux partagée entre les nations.
Le génie est aussi collectif
Aussi accomplie que soit une œuvre, elle est le résultat d’un travail collectif plurinational, pluriethnique. Et chacun pourrait y reconnaitre et revendiquer sa part de contribution. Par une division mécanique du travail, il arrive que celui qui dispose de moyens de servir de vitrine ou de présentoir à l’œuvre en question, s’attire toute la visibilité au point de passer pour en être l’auteur exclusif. Il faut croire que, s’il y a des rôles qui sont généreusement rétributifs, et d’autres qui, hélas ! sont désespérément ingrats.
Tout le monde sait que le fauvisme de Matisse et le cubisme de Picasso, entre autres, sont inspirés de l’art africain. De même, le Pop Art et le Jazz sont généalogiquement familiers à l’Afrique. Enfin, comme l’a mis en lumière feu l’anthropologue Jean-Philippe Omotunde, l’Afrique est à l’origine de la technologie mathématique fractale utilisée notamment dans la téléphonie mobile. Cette révélation a été reprise et confirmée notamment par Jacques Attali.
La question de la reconnaissance partiale voire partisane est à prendre au sérieux par le droit international de la propriété intellectuelle. Dans l’état actuel des choses, trop de mémoires sont invisibilisées, et trop de créateurs rendus anonymes. Il est assez curieux que l’on soit capable d’identifier avec force précision une œuvre insignifiante de l’Antiquité grecque tels que, par exemple, les fragments de Parménide ou ceux de Plotin, alors qu’il serait systématiquement impossible de lier une personne individuelle africaine à sa propre création. Épicure et Démocrite ont vécu d’il y a environ vingt-six siècles.
Le moindre point-virgule de ce qu’ils auraient produit leur est attribué, si vrai que leurs noms résonnent de générations en générations. Socrate n’a pas écrit un seul mot. Pourtant, il est considéré comme le fondateur de la pensée occidentale, elle-même pourtant essentiellement scripturale. L’astuce étant de faire transcrire les enseignements oraux du maitre par deux de ses disciples les plus remarquables, Platon et Xénophon. A contrario, un créateur africain ayant vécu aussi récemment qu’au dix-neuvième siècle, ne serait pas retraçable. De la sorte, si son œuvre ne relève pas de la catégorie des res communes (choses communes), elle serait au mieux comparable à la terra nullius (terre n’appartenant à personne).
En droit romain, les res communes sont des biens communs voués à une jouissance commune. Ils n’ont ni possesseur ni propriétaire et sont inappropriables ; tel que l’air – par exemple. La terra nullius désigne une terre sans maître, mais appropriable. Cela ne veut pas dire que cette terre ne soit pas habitée voire possédée. Mais on préfère en néantiser les occupants ou les possesseurs, pour la rendre plus facilement prenable, à l’issue de rapports de forces. Par exemple, la notion de « découverte de l’Amérique » traduit l’idée d’une néantisation idéologique délibérée de l’existence de plusieurs peuples vivant chez eux, sur l’étendue de tout un continent. Ce stratagème constitue l’une des premières étapes d’un long processus devant aboutir à la spoliation de leurs terres, en passant, bien sûr, par leur anéantissement physique.
Rendre au Sud global ses trésors et ses savoirs
Sur un autre registre, il est regrettable de constater certaines survivances de telles pratiques de prédation. Par exemple, c’est une contradiction dans les termes que d’entendre des dirigeants occidentaux condamner les colonisations entreprises par leurs ancêtres, tout en refusant de restituer les objets pillés dans la foulée de ces atrocités qu’ils disent réprouver. Et quand les circonstances le leur dictent, ils consentent bien à une restitution symbolique – selon leurs propres modalités.
L’ex-président français Jacques Chirac hésita quelque temps à répondre favorablement à la demande de restitution, formulée par Nelson Mandela, des restes de Saartjie Baartman (1789-1815) – ironiquement surnommée la Vénus hottentote. Après sa mort, en 1815, le cadavre disséqué de cette jeune Sud-Africaine fut d’abord exhibé au public, puis placé au Musée de l’Homme à Paris – jusqu’en 1970. Et plus près de nous, le président Macron s’est condescendu à restituer à son homologue béninois 26 artefacts représentant des miettes de l’immense trésor d’art pillé pendant plusieurs siècles au Benin.
Les États du Sud global doivent enfin entreprendre d’identifier systématiquement leurs œuvres ancestrales et d’y associer des noms propres d’auteurs. Et il n’est pas indispensable que l’historicité de ces auteurs soient effectivement attestée. Par exemple nul ne sait si Socrate, Homère ou Shakespeare ont véritablement existé. De sérieuses études helléniques ont carrément nié l’historicité de Socrate. Selon elles, le vieux sage ne serait autre qu’un personnage fictif, imaginé par Platon.
De même, l’« Odyssée » et l’« Iliade » seraient d’un auteur inconnu. Mais étant donné que ces œuvres majeures ne pouvaient pas rester « res communes », on aurait tôt fait de leur attribuer un auteur : Homère. Cela vaudrait aussi pour les classiques de Shakespeare.
Feu le professeur Raphaël Draï, répondant à la question de savoir si Abraham ou Jésus a réellement existé, affirma : « à supposer qu’ils soient des personnages anhistoriques, autrement dit, des fictions ; néanmoins, ils existent par les textes. Et leurs existences scripturaires leur assurent une immense influence à travers le temps et l’espace ».
Les États du Sud global gagneraient à poursuivre la récupération de leurs biens intellectuels et culturels de quelques mains qu’ils se trouvent, afin de se les réapproprier, de les patrimonialiser dans leurs milieux natifs, de mieux les valoriser et d’en tirer économiquement le meilleur parti.
Jean Claudy Pierre
