Sommet des Noirs en Haïti : discours du doyen de l’IERAH/ISERSS

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Je remercie le Bureau de l’Organisation des Jeunes pour les Nations unies d’Afrique en Haïti (BOJNUAH) et le Sco Tour Haiti (STH) de m’avoir choisi comme invité d’honneur du premier sommet des Noirs en Haïti ayant pour titre « Contribution des Noirs dans la construction du monde ». Ce sommet n’est pas sans rappeler le premier congrès des écrivains et artistes noirs, présidé par Jean Price Mars, tenu à Paris en 1956, à l’initiative de la maison d’édition Présence Africaine, dirigée à l’époque par Alioune Diop, dans le contexte de la décolonisation de l’Afrique. L’objectif c’était de mettre en exergue les pensées de ces intellectuels et artistes dont la culture a été bafouée, occultée par plusieurs siècles d’impérialisme et de domination blanche et arabe. Ce congrès a été l’occasion pour Jacques Stephen Alexis de définir l’un des aspects fondamentaux de notre culture : « le réalisme merveilleux ». Sa théorie, en dépit de certaines contestations, sert aujourd’hui encore de socle à plusieurs auteurs d’ici ou d’ailleurs pour appréhender l’imaginaire collectif haïtien dans les domaines de l’art et de la culture en particulier. Ce premier sommet des Noirs en Haïti est aussi important que le congrès de Paris, j’espère qu’à travers les conférences et les échanges qui auront lieu, sortira une pensée nous permettant de mieux nous ressaisir.

J’en profite pour rendre hommage à deux pionniers, deux grands hommes. Il s’agit de Léopold Sédar Senghor et Charles Poisset Romain. Senghor, à l’époque président de la jeune République du Sénégal, après sa visite en Haïti en 1976, a proposé la création d’un institut capable d’étudier et maintenir les liens entre l’Afrique et Haïti. C’est à Romain qu’il revient d’avoir concrétisé ce projet. Ainsi est créé l’Institut d’études et de recherches africaines d’Haïti (IERAH) en 1980, et il en fut le premier doyen.
Inutile de rappeler ici que beaucoup d’efforts ont été faits pour nous séparer de l’Afrique. Sous la pression de la colonisation et la mise en quarantaine du pays après son indépendance, on pensait que cela avait effectivement réussi dans des domaines ou des expressions artistiques, comme la sculpture. Mais c’était sans compter avec la capacité de mémoire du peuple haïtien. Et si on a mis souvent l’accent sur la victoire de l’armée indigène sur l’armée expéditionnaire de Bonaparte, créant la première république noire au monde, l’exploit accompli par 21 nations (ethnies) africaines parvenant à fonder une culture homogène, en si peu de temps, n’est pas moins conséquent, alors que tout a été entrepris pour les fourvoyer. Et que dire de toutes les expériences de guerre apportées sur cette terre par nos ancêtres africains au dix-huitième siècle ? C’est grâce à leur savoir-faire que nous avons pu aboutir à l’abolition de l’esclavage puis à l’indépendance.

Non sensible à cette homogénéisation opérée par le peuple, on s’obstinait à faire du pays le phare de la latinité dans la Caraïbe, voire une province intellectuelle et culturelle de la France. Ainsi, pendant tout le 19e siècle et une bonne partie de la première moitié du 20e siècle, il a été question pour l’intellectuel haïtien de se justifier, de prouver la capacité de l’homme noir à s’ajuster à la Civilisation, telle que celle-ci était entendue par les philosophes des Lumières. Tentative qui a donné lieu, parmi les élites haïtiennes, à une mentalité qui fait écho au personnage de Lakunle dans le roman Le lion et la perle de Wole Soyinka, et que Jean Price Mars a dénoncée sous l’appellation de Bovarysme collectif de l’élite haïtienne dans son ouvrage Ainsi parla l’oncle.

Il a fallu donc l’affront de l’occupation américaine de 1915 pour qu’une génération de poètes, écrivains et d’artistes prenne conscience qu’une nouvelle civilisation se créait dans les Caraïbes et que l’Afrique en était l’un des points centraux. La culture traditionnelle et paysanne a toujours été perçue comme archaïque. Les intellectuels haïtiens du 19e siècle croyaient pouvoir en finir avec le vodou par l’éducation et la littérature, qu’on pense à Louis Joseph Janvier, par exemple, qui enjoignait à son vieux Piquet de ne plus sacrifier aux Lwa. Le retour à l’Afrique, grâce au mouvement indigéniste, a permis une réévaluation de la culture populaire. Ainsi, sommes-nous redevables à des personnalités comme Antoine Innocent, Jean Price Mars, Jacques Roumain, Carl Brouard, Philippe Thoby Marcelin, Émile Roumer, Magloire St Aude, Jean Brière, etc., qui ont contribué à cette prise de conscience.

Il nous faut réentendre ces voix, non comme une sorte d’anesthésie mystifiante, mais comme un éveil constant à la liberté, un retour sur nous-mêmes, dans ce que notre parcours nous a légué comme identité. Ce premier sommet ne doit pas être une manière de nous réaffirmer en tant qu’élite ; ce n’est pas l’occasion de nous regarder subjectivement, de nous plonger dans une forme d’autosatisfaction. Il doit être, au contraire, une expérience audacieuse, un moment décisif pour nous insurger contre toute assimilation imposée, nous armer de clairvoyance, scruter les choses et les faits objectivement, tout en faisant corps avec les luttes du peuple. C’est une manière de marcher sur les traces de Boukman, Cécile Fatiman, Marie Jeanne Lamatinière, Jean Jacques Dessalines, Sanite Belair, Valentin Pompée de Vastey, Anténor Firmin, Frantz Fanon, Thomas Sankara, Cheik Anto Diop, Nelson Mandela, Steve Bico, Malcolm X, Bob Marley, Tony Morison, Wole Soyinka, Hector Hyppolite, Jean Michel Basquiat et j’en passe.

Bref, il faut nous faut éviter toute forme de morgue aristocratique qui nous conduirait à banaliser notre culture au nom de certains comportements stylisés, exploitant la forme et ignorant tout à fait le fond.

Et j’aimerais terminer avec la mise en garde du professeur Wole Soyinka, dans La mort de l’écuyer du roi, contre ceux qui sont convaincus que la modernité, même mal assimilée, doit l’emporter toujours sur la tradition.


Dr Sterlin ULYSSE

Doyen de la faculté IERAH/ISERSS
Invité d'honneur au Sommet des Noirs

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