Thézin, le poisson amoureux

Autrefois dans une contrée reculée du pays, il y avait une famille. Cette famille, pas trop nombreuse, regroupée autour du père, de la fille et de trois garçons, de la mère et d'une tante, habitait une petite maison non loin d'une rivière.

Pour aller à la rivière, le chemin le plus court, que prenaient les gens, c'était la traversée de la forêt. Elle constituait par ailleurs le moyen le plus sûr afin d'éviter de se perdre entre les contours des chemins de travers. On y prenait également moins de temps pour accéder à la rivière.

Cette famille s'organisait traditionnellement autour des travaux des champs. Et en récoltait, à chaque saison, les produits. Père et mère et les garçons s'adonnaient au métier de la terre. Ils cultivaient la parcelle familiale. Les denrées recueillies lors de la récolte étaient souvent envoyées pour être vendues dans les bourgades proches.

Les grands jours de marché. Les femmes et la fille se réveillèrent de très tôt, sous la lune gardant encore sa robe blanche, pour être avant l'aube, à l'ouverture hebdomadaire du marché . Quand la récolte ne fut pas bonne, la fille prenait seule le chemin vers le marché du village.

Les enfants, pour les travaux domestiques,  puisaient de l'eau à la rivière proche. Ils y étaient envoyés à tour de rôle. Les gamins sur le chemin de retour rapportèrent souvent à la maison une eau boueuse. 

Tous les jours cependant, la jeune fille dans sa jarre remplie du précieux liquide apporta une eau toujours claire et propre. L'eau était cristalline. Les bambins, sous le grogne des parents, affirmèrent, prenant le ciel à temoin, puiser de l'eau potable à la rivière. Mais personne ne mettait foi à leur fabulation, à leur parole. Pour un mystère c'en était un et il demeurait entier, vaste, irrésolu.

Un matin, en l'absence des parents, le plus jeune des gamins partit à la suite de sa sœur. Il l'avait vue prendre un seau et se diriger vers le chemin de la rivière. Il a voulu percer le secret. La jeune fille ne croyait pas être poursuivie lorsqu'après avoir ôté ses vêtements, elle improvisa une romance folle

« Thezin mon ami mwen zen

Thezin mon ami mwen zen

Thezin nan dlo

Mon ami mwen zen

Thezin anba dlo mon ami mwen zen »

Sous les notes douces de la jeune fille, dans un bouillonnement qui grossit peu à peu le merveilleux poisson monta à la surface de l'eau. Le gamin, les yeux étonnés, grands ouverts sous l'émotion , retint son souffle pour ne pas laisser partir le cri qui l'étrangla d'effroi. Le poisson parla à la jeune femme. Les mots de l'animal du fleuve firent frissonner sa chair. Le poisson amoureux composa un hymne, un beau chant à la gloire de son adorée. La fille, à la suite de la chanson, partit à la rivière rejoindre son bien-aimé. Ils étaient là depuis un long moment quand elle décida enfin de rentrer chez elle. C'était un gros poisson au corps recouvert d'écailles dorées. Sous le grand soleil de midi, on en dirait de l'or tant qu'il éblouissait sous l'astre du matin. Selon le point de vue de certains, le poisson ne pouvait être qu'un animal magique.

Elle était depuis revenue de la rivière. Le seau rempli d'eau saine, potable. Ses yeux assurés brillèrent sous les derniers rayons blafards du soleil. Le garçon, arrivé quelques minutes plus tôt, avait fait le récit détaillé à ses parents. Tania est en amour. Tania est amoureuse. Mais pas de mal à cela. Elle a grandi et ce n'est rien aujourd'hui si elle est devenue femme. Amoureux d'un poisson, ce fut une autre affaire!  la parole renversa la mère sous l'émotion et fit monter un début de colère aux lèvres du cultivateur.

Les jours couraient. La jeune fille partait tous les matins et revenait dans l'après- midi. C'était bien elle qui lessivait les vêtements en l'absence de sa mère. Pourtant, après la longue journée, Tania n'avait jamais la faim aux lèvres. Le poisson amoureux, sortant dans l'eau à la suite de la chanson « Thezin », sauta sur les arbres et cueillit les plus beaux fruits pour sa bien-aimée. Si bien qu'elle n'eût jamais faim. La jeune fille laissa sur la table le copieux plat de maïs arrosé de sauce de poulet créole.

Tania, à la maison, fredonnait à voix basse son ariette composée en l'honneur du poisson. Seul le vent écoutait ces notes qui s'envolèrent sous cette paire de lèvres violettes, couleurs de caïmites, où scintillent comme des perles ses dents blanches. Seul le vent emportait dans sa poche ces mots à peine audibles.

 

« Thezin mon ami mwen zen

Thezin mon ami mwen zen

Thezin nan dlo

Mon ami mwen zen

Thezin anba dlo mon ami mwen zen »

 

Le père de la jeune fille découvrit le manège un après- midi d'août. Lorsqu'il décida de suivre secrètement vers la rivière le chemin de la fille. Se tenant au dos d'un arbre, l'homme jeta par occasion un regard en direction de la rivière où se trouva la pucelle.

La jeune fille mouilla ses pieds dans l'onde claire et fraîche. L'eau bleue scintillait sous le beau ciel de l'après-midi. Tania entonna alors sa cantique à la gloire du poisson. Le père écouta d'une oreille attentive et ragea, maîtrisant de peu sa colère, en voyant monter sur l'eau le gros poisson. Il fit un suprême effort qui pour ne pas laisser sortir le cri qui, de peu,  l'étoufferait.

 

« Thezin mon ami mwen zen

Thezin mon ami mwen zen

Thezin nan dlo

Mon ami mwen zen

Thezin anba dlo mon ami mwen zen »

 

 

                        ***

 

Samedi, jour de grand marché, les habitants des bourgades descendaient des mornes environnantes. Les uns transportèrent les récoltes sur le dos des chevaux ou des mulets. D'autres, des paniers recouverts de feuilles sèches de bananiers vissés sur le crâne. Les feuilles de bananiers servirent à garder les fruits frais et à les protéger au cours du long trajet.

Les parents de la jeune fille formèrent secrètement un projet. Ils décidèrent de l'envoyer un de ces samedis vendre les produits du champ au bourg voisin. Le père, ressentant un déshonneur pour sa famille, -le fait que sa fille unique soit amoureuse d'un poisson - songea à se venger du Pescado magique. Le jour du marché était le moment arrêté.

Le poisson merveilleux confia un jour à sa belle: « Si un jour, il m'arrive malheur, tu seras averti par trois gouttes de sang sur ton sein gauche ». Tania ne voulut pas y croire. L'amour était trop beau pour y rêver un si triste destin. Les seuls mots de la jeune fille " Cela n'arrivera pas ", lui répondit-elle laconiquement.

Le père courroucé, pour se venger du poisson, songea -pour arriver à sa fin- à imiter la voix de sa fille. L'animal,  réveillant de son bain moussant au fond de l'eau, se laisse porter par le chant trompeur. Le poisson merveilleux monta de l'eau. Il reçut un mortel coup de harpon. Le sang jaillit sur l'onde et le poisson ensanglanté plongea à nouveau dans les fonds.

Au marché, vendant une partie de la récolte à une commère, elle sent monter des gouttes de sang sur son corsage blanc. Un-deux-Trois gouttes. Tania se souvient subitement de la parole du poisson. Le soleil trônait au beau milieu du ciel. Midi retentissait l'horloge de l'église du village. Douze coups. Midi, affichaient toutes les horloges rondes du monde. L'heure où notre ombre se trouve sur nos pieds et  joue aux gens à la marelle.

La jeune fille abandonna les lots de fruits au marché et courut sans s'arrêter jusqu'à l'endroit de la rivière ou avait- elle l'habitude de rencontrer le mystérieux poisson. Elle voit l'eau habituellement bleue, pure, cristal, devenir rouge sang et écarlate. Elle laissa tomber un soupir, et de longs gémissements:

« Zen mwen mon ami mwen zen »

Thezin nan dlo

Mon ami mwen zen « ...

 

Les yeux trempés de pleurs et les cils où perlent encore des gouttes argentées, le cœur lourd sous la détresse, les pas légers, Tania prit le chemin de retour en fredonnant la chanson du poisson amoureux. Chez elle, elle entra sans dire mot. Les grandes personnes étaient absentes. Elle prit une chaise et alla s'asseoir au dos de la case. Fredonnant sa chanson comme une litanie et une plainte au poisson mort, une peigne à moitié enfoncée dans les tresses. Lentement la chaise s'enfonçait dans le sol et la jeune fille qui y était dessus. Les parents venaient tout de suite de rentrer lorsqu'ils interrogèrent les jeunes enfants sur le retour de Tania.

Le plus jeune alla retrouver sa sœur à l'arrière-cour de la maison quand il bute sur une découverte étrange. La majeure partie du corps de Tania se trouva enterrée dans le sol. D'un cri mêlé d'effroi qui ébranla les fondements de la case " maman, papa ! Tania s'enfonce dans le sol ». D'un bond rapide, les parents atteignent l'arrière de la case. Les dernières notes du chant lui sortent comme un dernier adieu.

 

« Thezin mon ami mwen zen

Thezin mon ami mwen zen

Thezin nan dlo

Mon ami mwen zen

Thezin anba dlo mon ami mwen zen »

 

Le père, dans un ultime effort, sauta pour délivrer la tête de sa fille qui s'enfonça dans le sol. Une mèche noire lui est restée dans la paume.

La jeune fille partit ainsi rejoindre dans les antres de la terre, l'animal mystérieux, le poisson amoureux.

 

 

James Stanley Jean Simon

 

*Texte composé d'après une légende haïtienne très connue, le 12 juin 2016, 10h 28

 

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