Du sang neuf dans le théâtre ces «Nouvelles dramaturgies d’Haïti»

Cette anthologie de 12 textes dramatiques est une publication soutenue par AROCH et OIF, coordonnée par Guy Régis Jr et publiée par Edisyon Chimen de l’Association Quatre Chemins en collaboration avec la compagnie Nous théâtre, créée dans l’objectif d’offrir un espace de diffusion et de publication aux dramaturges haïtiens. Cette publication, regroupant douze textes dramaturgiques (de 6 autrices/6 auteurs) dont deux sont en créole, sera disponible dans toutes les bibliothèques en Haïti ainsi que dans plusieurs pays francophones.

« Le bal de l' incontinence » du jeune dramaturge haïtien Djevens Fransaint, est le cinquième texte du premier tome. Découvrons ensemble le résumé (la trame) et la présentation (l’à-propos) de ce texte.

Résumé
Une famille squatte une vieille maison dans un ancien quartier bourgeois de
la ville. Meubles branlants, chambres poussiéreuses. Au sein de ce royaume
délabré, Kéké, le père, règne en tyran sur sa femme, Frida, et son fils, Jérémy.
Un fils adoptif, Simon, se greffe sur la communauté. Confrontés au monde
extérieur hostile par la visite d’un médecin directeur à la fois d’une clinique et des pompes funèbres, puis d’un émissaire de l’État chargé d’effacer la famille de l’histoire, la mère et les fils font de la résistance. Une comédie absurde et
cruelle, peuplée d’ombres. Un théâtre poétique contre l’oubli.

À propos
Djevens Fransaint cite en exergue de sa pièce, qu’il qualifie lui-même d’absurde, une réplique de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. Mais, à la différence de cet auteur, il place ses personnages dans un contexte où se jouent «les
drames absurdes de leurs vies incontinentes, en prise avec l’histoire et les passions démesurées. » Et où le monde du dehors vient détraquer l’ordre d’un
royaume déjà précaire. Comme dans la pièce d’Eugène Ionesco, où chaque séquence s’articule autour de l’irruption, chez les Smith, de personnages venus
de l’extérieur, Djevens Fransaint relance l’action par l’arrivée d’intrus chez Kéké et Rita, une maison bourgeoise jadis cossue, mais aujourd’hui délabrée.


Y vivent des oubliés de l’histoire
Dans la séquence 1 : Le nouveau fils Simon, enfant des rues recueilli, par leur fils Jérémy, porte en lui l’horreur d’une société dans laquelle tant d’autres
enfants se débattent. Maigre « comme un cadavre », il résume ainsi son histoire : « Un père absent depuis l’enfance, qui a fui, comme tant d’autres, et ma mère, elle n’a pas survécu à sa perte. Ma mère qui attendait chaque nuit
au seuil de notre porte cette ombre massive et trapue, mais toujours absente
(…) Et un soir, elle n’en pouvait plus, un soir qu’il n’était pas venu comme
tous les soirs, elle a décidé d’aller le rejoindre, faisant de moi la mémoire de deux corps disparus dans les bruits de la ville. »


Dans la séquence 2 le directeur des pompes funèbres, avec ses deux casquettes.
L’intrus, « appelé aussi Monsieur Madeleine» est un docteur, à la fois directeur des pompes funèbres et d’une clinique ! À l’image de la société, il lui faut des
morts pour que les affaires tournent. Une économie qui se repait de cadavres,
sans que Kéké trouve à redire, puisqu’il se propose d’en devenir actionnaire…
Prêt à sacrifier son fils. Il y a chez Kéké l’inconséquence comique d’un père
Ubu. Il règne en dictateur sur son petit domaine domestique. Mais ici pas de mère Ubu. Rita est d’une autre trempe et appartient à une autre histoire.
Le titre de la quatrième et dernière séquence, « Rendez-vous d’histoire », renvoie
à la judaïté de Rita. Depuis le XVIe siècle, Haïti a été une terre d’accueil pour les Juifs d’Europe. Et au XXe siècle, ceux qui fuyaient le nazisme ont pu
s’y réfugier et obtenir la nationalité haïtienne. Un passé qu’on veut oublier
comme le rappelle L’émissaire. Ce pan d’histoire ignoré fait partie des violences
symboliques qui se greffent sur d’autres trous de mémoire et contribuent à
effacer les identités multiples qui font la richesse d’un peuple. « L’émissaire :
Ah, vous ne dansez pas le rara, donc vous n’êtes pas d’ici. Vous n’observez pas le Shabbat, donc vous n’êtes pas juive, vous n’êtes pas de la communauté
de votre famille. Qu’est-ce vous êtes ? » Entre-temps les deux fils se sont construit un univers bien à eux où convergent les bruits du monde et les fantômes du passé. Simon a rejoint Jérémy dans sa cage, (Dans la cage est le
tire de la troisième partie): « Jérémy : C’est un endroit de solitude. C’est mon père qui m’avait condamné à cet endroit de solitude. Et en sa mémoire, bien qu’il
fût un être cruel, je reste attaché à cette cage. » Il a su faire de cette prison
son domaine : « Jérémy : C’est dans cette pièce que je rassemble tout ce qui appartenait à ceux qui habitaient cet endroit avant nous. Des gens heureux.
Ils ne reviendront plus. » La maison est un univers en soi, protecteur bien
qu’en ruine, et en son sein ce grenier serait la matrice de ses rêves.
Mais seront-ils jamais à l’abri ? Des bruits étranges se font entendre. Jérémy :
Oui, ce sont les barreaux, ces murs, ils ont des yeux, ils nous regardent. (…)
Ça vient de cette putain de cage. Des fantômes de cette cage. Ce ne sont pas des bruits de vies. Ce sont des bruits de morts. » La métaphore de la cage, à la fois refuge et prison. Cet isolat renvoie à l’insularité de l’auteur et à ce sentiment de ne pouvoir s’échapper.


Dans cet univers sombre, la comédie n’est jamais loin comme en témoignent quelques scènes grotesques où Kéké apparaît comme un tyran dérisoire. Il est prêt à s’acoquiner avec le docteur qu’il prend à son apparition pour un autre
soi-même… Pris à son propre piège. La poésie n’est pas très loin non plus, portée notamment par Simon, « le magicien des mots » qui fait s’élever les cerfs-volants et trouve les formules pour dire les choses : « Simon : Madame, vous parlez, et dans votre voix je sens la profondeur de l’incontinence qui dissout les humains. Votre voix cache des oiseaux en cage. Une douleur que le temps ne sait pas tuer.» Il porte une note d’espoir quand il dit à Rita : « Non, on ne vous oubliera pas. Vous ne serez pas oubliée. Je graverai votre nom de partout. Je l’accrocherai au bout de mon cerf-volant et votre nom valsera. Vous ne serez pas oubliée. Je le jure sur ma vie. » Une gaie désespérance anime les personnages… Salutaire. Dans cette première pièce, Djevens Fransaint nous tisse avec vitalité et impertinence un théâtre contre l’oubli …


Mireille Davidovici

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