L’approche critique de la pédérastie esthétique de Jacques Stephen Alexis. Vers un dialogue Alexis-Dorélus

Lors de la conférence inaugurale de la 7ème Edition de la « semaine Jacques Stephen ALEXIS » organisé autour du thème « sur les traces de Jacques Stephen Alexis » marquant le centenaire de naissance et la soixante et unième année de sa disparition, l’équipe du centre PEN-Haiti Gonaïves a reçu l’historien de l’art et esthéticien Orso Antonio DORELUS.

LN : Que pensez-vous du réalisme merveilleux ?

DOA : Le réalisme merveilleux, c’est l’une des premières théories esthétiques qui allait permettre d’approcher l’art haïtien. Jacques Stephen Alexis l’avait proposée lors du congrès des écrivains et artistes noirs à Paris en 1956. C’est une théorie, selon certains, comme Philippe Dalembert, qui est inspirée du réel merveilleux de l’écrivain cubain Alenjo Carpentio dont leur mère est le réalisme socialiste. Cependant, c’est l’écrivain venezuelien Arturo Uslar Pietro qui allait introduire ce concept dans la littérature d’avant-garde latino-américaine, sous l’appellation de réalisme magique, dans un article publié au journal El Nacional en 1948. Sans omettre que, c’est le critique d’art Frantz Roh qui avait utilisé pour la première fois ce terme pour désigner l’art irrationnel, onirique, magique, banal, surnaturels, etc. qui se faisait en Allemagne.

Comme le souligne Carlo Avierl Celius, c’est au cours d’un débat sur la peinture que Alexis dans sa lettre à mes amis peintres allait formuler son esthétique le réalisme merveilleux. Il se définit comme « l’imagerie dans laquelle un peuple enveloppe son expérience, se reflète sa conception du monde et de la vie, sa foi, son espérance, sa confiance en l’homme, en une grande justice, et l’explication qu’il trouve aux forces antagonistes du progrès. Le merveilleux implique certes la naïveté, l’empirisme sinon le mysticisme, mais la preuve a été faite qu’on peut y développer autre chose […] l’incitation à la culture pour le bonheur. Les combattants d’avant-garde de la culture haïtienne ne se rendent compte de la nécessité de transcender résolument ce qu’il y a d’irrationnel, de mysticisme et d’animiste dans leur patrimoine national mais ils ne croient pas qu’il y ait là un problème insoluble ».

LN : Comment comprendre l’apport du réalisme socialiste au réalisme merveilleux ? En quoi le réalisme merveilleux est-il différent du réalisme socialiste ?

DOA : La théorie esthétique de Alexis est tirée du réalisme socialiste comme nous l’avons signalé plus haut, ce dernier élaboré par les hommes de Lenine, d’Andrei Aleksandovitch Idanov, Friedrich, Marx, etc. Tout comme le réalisme socialiste, le réalisme merveilleux n’est pas resté indifférent face aux croyances populaires qui peuvent participer dans l’émancipation de l’homme tout en combattant son aliénation autrement dit « non pour défendre une religion mais de participer à la libération de la classe ouvrière » pour citer Shallum Pierre. D’ailleurs Lenine le mentionne si bien, toujours cité par S.P., le réalisme socialiste « cannot and must not be indifferent to lack of classconsciousness, to ignorance or obscurantism in the shape of religious beliefs ».

Cependant, en ce qui a trait à l’imagination, contrairement au réalisme socialiste qui combattait le romantisme. Car l’écrivain doit être un « ingénieur des âmes », en fuyant la fiction, l’imagination, le fantastique, Alexis la concède une place importante dans son esthétique : « Il n’est pas interdit à tous les jules verne à naitre dans notre pays de rêver. Nous les encourageons, mais il ne faudrait pas qu’ils oublient ce faisant que nous avons notre patrie malheureuse à délivrer, l’humanité à libérer. », écrit-il.

Sans omettre la dimension politique du réalisme socialiste et celui du réalisme merveilleux. « Au fur et mesure que s’étend la sphère géopolitique et idéologique de l’Union Soviétique, l’influence de la théorie [réalisme socialiste] s’étendra également » et aboutir dans une certaine mesure à léninisme. Cependant, cette dimension politique du réalisme merveilleux sera récupérée par le pouvoir duvalériste à travers une doctrine raciste, le noirisme, dans une logique manipulatoire, d’abrutissement et de propagande populaire comme les hommes de Hitler, Mussolini l’avaient fait avec l’art Kitsch. C’est-à-dire, en interdisant les artistes avant-gardistes pour un art populaire, capable de parler le langage du peuple, comme quoi le dictateur est à l’écoute du peuple.

LN : Qu’est-ce que vous entendez par pédérastie esthétique ou la prestidigitation artistique ? Avec quelle théorie esthétique, Alexis était-il en dialogue ?

DOA : Avec son esthétique Le réalisme merveilleux, Jacques Stephen Alexis a voulu inaugurer une pensée esthétique, en Haïti, et proposer cette dernière comme nouvelle approche de l’art en écrivant : « Il faut résolument rajeunir les anciens organons, en découvrir et en redécouvrir, sinon en inventer, selon l’optique de notre peuple. (…) À notre avis des beautés nouvelles ne peuvent être créées qu’à condition de dire non aux anciens organons nous sommes héritiers de l’esprit ; en effet, ces anciens organons avaient eu également à hériter de plus anciens, qui eux aussi, en leur temps avaient nié les précédents, le mouvement est continu ».

Pour certains, Alexis ciblerait Maurice Denis, théoricien des peintres Nabis ou le surréalisme russe et même le réalisme socialiste de Louis Aragon. C’est-à-dire dans sa construction théorique de Réalisme merveilleux, l’écrivain Jacques Stephen Alexis entend rejeter le formaliste de l'art pour un art réaliste ou pour un art qui peut faire l'articulation des deux comme il l’applique dans ses romans et dans ses démarches stylistiques.

« En art comme en tout autre domaine nous continuons toujours nos ancêtres et nos héros, voila pourquoi nous devons résolument rejeter les jeux de mots, de son, de couleurs, de lignes ou de masses. Quelle que soit la conscience qu’un artiste véritable peut avoir de son temps, de la société et de l’humanisme, il se stérilise à jamais en tant que créateur de joie, de beauté et de courage dans la vie quotidienne et d’espérance dans les destinées des hommes s’il se laisse aller à la pure prestidigitation artistique, à la pédérastie esthétique. »

C’est-à-dire, Jacques Stephen Alexis rejette toutes les formes de rhétoriques formelles, cette conception de l'art qui prône une logique interne, organisée et que l’œuvre d'art ne vaut par rapport à elle-même, en ce sens qu’elle ne subit pas les influences de l’extérieur. Ce qu'il entend qualifier de prestidigitation artistique, celle-ci qui consiste à identifier une œuvre qui n'a rien de réalisme et qui se refoule sur elle-même afin d’expérimenter l'autisme artistique tout en dégageant sa propre syntaxe ou sa cohérence.

 Pour Alexis, l’œuvre s’identifie à une forme de pédérastie esthétique où l'artiste entend jouer avec les formes, sur les formes, l'ornement, les couleurs, les lignes, les jeux de mots et son médium. Autrement dit, il critique l’art formaliste pour un art réaliste, d’après lui, ce dernier s’inspire du milieu du terroir ou la culture haïtienne. C’est un art qui parle le langage du peuple et qui a une vocation sociale. « L’art doit parler le langage du peuple. Par le réalisme merveilleux, il y a un dialogue entre l’œuvre d’art et ce que le peuple vit au plus profond. Et le vécu profond du peuple s’exprime par le rêve », écrit-il. En d’autres termes, cette théorie artistique et littéraire réclame un art qui peut chanter la religion populaire (mythes, légendes), les mœurs et les traditions haïtiennes ou encore le monde haïtien.

LN : Avez-vous partagé cette conception artistique ?

DOA : Parler le langage du peuple voudrait-il dire parler la langue du peuple ou d’écrire dans la langue du peuple ? Je ne crois pas…

Pour répondre à votre question, d’abord, il faut poser la question « quid de la réception d’une œuvre d’art ? L'art est un produit mnésique qui consiste à produire un monde, que ce soit avec du son ou des images qui répondent favorablement à l’artiste et au contemplateur tout en expérimentant le dialogue par l’acte de la prosopopée verbale ou picturale. La finalité de l’art est de même que ce soit pour une œuvre figurative ou abstraite : jouissance esthétique ou sensorielle. Une finalité sans fins. Cela dit, les œuvres d’art font une réception artistique qui est celle de la contemplation suivant la technique, les matériaux utilisés par l’artiste.

Que ce soit l’art réaliste doive « produire une nourriture saine et vivifiant pour l’esprit et le cœur des hommes, une nourriture qui satisfasse en même temps au bon gout » ou qu’il soit relégué au stade de croquis, de débrouillardise, de laideur, de l’absolu, depuis la modernité, l’on sait qu’avec Jacques Poulain, « De la même façon on fait abstraction de tout jugement d’objectivité lorsqu’on s’en est remet au consensus, aux croyances, aux désirs et aux intentions communes, de même l’expérimentation artistique se dispense de recourir au sens de l’œuvre, au concept de ce qui est figuré pour obtenir ses effets ». Cela dit, la finalité de l’art consiste à plaire, à faire vivre une beauté artistique, à activer l’appareil sensoriel de l’homme comme dose ascétique ou chamanique pour un bonheur passager.

D’ailleurs, la réception d’une œuvre figurative ou abstraite suscite des discussions littéraires ou formelles. Le récepteur cherche à saisir le style du compositeur, les rhétoriques, la manière de dire ou ce que l’artiste artialise comme gratification du beau. Sans oublier, il y a un consensus transcendantal à l’égard de certaines œuvres. C’est-à-dire l’œuvre nous touche sans savoir ni comment ni pourquoi. E. Kant dira « l’art est beau sans concept ». Nous pouvons prendre une composition musicale, par exemple, qui n’est pas descriptive par le son et que les gens la dansent en l’écoutant. Pourtant, le son ne figure aucune forme de matérialité ou de référent. Les gens seulement entendent le son et commencent à bouger, à délecter l’œuvre musicale, à rendre effectif le son émis à travers leurs mouvements pour ainsi dire à vivre la beauté artistique de l’œuvre.

LN : Qu’est-ce que vous avez fait avec la dimension sociale que l’art doit avoir ? Pour Alexis, c’est l’art réaliste qui a cette capacité ?

DOA : La dimension ontologique de l’art l’empêche-t-il vraiment d’avoir une vocation sociale ? Je ne crois pas. Les couleurs ont un sens dans la culture et ce que l’approche métaphysique ou hétérocosmique montre bien. Les couleurs sont liées pour donner du sens, pour faire voir des idées, éveiller des sentiments qui peuvent amener à penser. « La couleur est avant tout une idée », dit Michel Pastoureau. C’est-à-dire « elle fonctionne comme de véritables codes sociaux, les couleurs portent les us et coutumes du pays qui les utilise et traduisent une appartenance, un rang hiérarchique ou encore un statut social ». C’est en ce sens que Goethe dans son traité sur la couleur affirme que « la couleur revêt un caractère physiologique et son emploi peut être allégorique, symbolique ou encore mystique selon les effets physiques et psychiques visés : la couleur fait une impression particulière sur l’être humain ».

Les formes aussi constituent l’ossature visuelle d’une œuvre. Autrement dit, ne pas prendre en compte l’analyse des formes d’une œuvre d’art « constituerait une erreur car cela reviendrait à ne pas regarder vraiment ce qu’elles montrent et à ne pas les comprendre comme des réponses visuelles potentiellement chargées de sens. »

Lucien Price est le premier peintre abstrait haïtien. Son geste artistique ne mimait pas ce qui se faisait en Europe, même s’ils faisaient l’office de la même condition anesthétique, mais ce qui se faisait en Haïti. C’est-à-dire, si les peintres abstraits du vieux continent dénonçaient l’échec du dialogue qui avait favorisé les deux guerres mondiales, Lucien Price de son côté, mimait la crise du dialogue dans la société haïtienne. Son œuvre sortait l’art haïtien du figuratif, de l’animiste tout comme Antonio Joseph pour rendre témoignage de la déchéance du dialogue dans la société haïtienne. Autrement dit quand le dialogue n’existe pas dans une société, l’art est capable de le montrer par l’abstraction, la nature morte, à travers les lignes, les jeux de formes, les couleurs afin de dégager de la parole étouffée. Dès sa jeunesse, Lucien Price voyait que la société haïtienne vivait un autisme tronqué sous la menace de l’Etat haïtien et les bottes des yankees, et ce qu’il allait représenter plus tard à travers ses œuvres non-figuratives.

 La révolution de 1946 traduisait bien cet échec du dialogue dans la société haïtienne. Et c’est ce qu’on allait retrouver plus tard avec le peintre Antonio Joseph, le surréaliste Magloire St Aude pour parler par signe, dira Anthony Phelps sous la dictature duvaliériste ou de manière refoulée. C’est en ce sens que Sterlin Ulysse écrit « devant les intimidations politiques, l’art haïtien ne s’est jamais tu et quitte à user de ruse ». Aujourd’hui encore, le plasticien Rénold Laurent et Philippe Antoine tentent encore d’affranchir la peinture haïtienne de l’animiste, du figuratif comme Lucien Price, Antonio Joseph, dans l’idée de mimer le mutisme collectif.

LN : Avez-vous un dernier mot ?

DOA : Nous n’avons pas besoin de montrer que Alexis avait pensé à partir de l’autre pour construire sa théorie. Evidemment, c’est un homme universel ! Sa proposition théorique mérite toute notre attention. Elle doit-être lue, partagée, connue de tous et toutes. Mais l’art ne saurait seulement réduire à cette conception animiste ou figuratif. L’art abstrait donne aussi des idées sur la réalité ou encore chante la réalité à sa manière et trouve écho chez certaines personnes. Aucune œuvre d’art ne saurait faire la narration complète d’un temps historique, sur toute la vie d’une population, d’un peuple, de chanter toute la culture d’un peuple, il y aurait toujours un choix de représentation, un choix d’un moment dans le grand moment. L’art donne toujours une idée et non l’idée complète de quelque chose, d’une situation. Nous ne devons pas nier le rôle de la psychologie dans la création d’une œuvre d’art…

A rappeler que cette activité a été réalisée dans le cadre de la commémoration du centenaire de Jacques Stephen Alexis pendant l’année 2022, baptisée année de ‘’la belle amour humaine’’ par le ministère de la culture et de la communication

Lesly SUCCES

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